Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Newspaper
Year
1889
Month
4
Day
17
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES et MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par NAPOLEON TROISIEME PARTIE VIII [Suite et fin] Et après cet événement, prévoyant que son vieux père cloué par l'infortune et par l’âge sur le sol conquis, serait encore obligé d’accepter la volonté du conquérant et resterait peut-être sans soutien pour supporter le plus cruel des malheurs, il a songé à venir le soulager. Prévoyant encore, par les indications à peu près certaines qu'il avait reçues, que celle qui avait voulu partager sa mort malgré d’injurieux soupçons contre sa constance, s’était aussi réfugiée dans cette partie du pays la plus rapprochée de la Nouvelle-Angleterre, il venait partager avec elle une infortune que tout son courage n’avait pu conjurer, la mort nationale. La France l’avait livré, il se croyait libre de ses premiers serments; sa patrie était perdue, il croyait, en abandonnant les dix années de salaire que lui doit encore le roi de France, pouvoir offrir sans crime son travail et son amour à ce qu’il y a de plus sacré après la patrie, son père et sa fiancée...Et il espérait qu’après avoir trouvé la main qu’il avait cherchée pour en être béni, cette main ne le repousserait pas avec mépris!... Mon père!... Marie! c’est moi qui fus autrefois votre Jacques : dites-moi si je dois être maintenant...heureux ou maudit?... —Heureux, aimé, béni! n’est-ce pas mon père?... s’écria Marie en enlaçant le cou de son fiancé et celui de son père, et en unissant dans son étreinte leurs deux visages inondés de larmes. —Oui! ma fille, dit le vieillard à moitié suffoqué.—C’est Dieu qui nous a vaincus tous les deux, mon bon Jacques, non pas les Anglais. Après ces paroles, il se fit un instant de silence, pendant lequel ces trois infortunés retrouvèrent ensemble le sentier perdu de leur bonheur. Mais ils ne devaient pas y marcher longtemps unis. X Marie tenait toujours le vieillard embrassé, quand tout à coup elle sentit qu’il pesait de tout son poids sur elle. —Vous faiblissez, lui dit- elle effrayée; seriez-vous plus mal? Pour toute réponse, il s’affaissa sur son lit, et on l’entendit murmurer d’une voix qui s’éteignait : —Mon Dieu, mon Dieu! vous l’avez donc voulu!... pas un pied de terre restera à la France pour recouvrir mes os!... à quatre-vingt-dix ans, changer de patrie, oh! c’est bien dur!... Il me semblait que c’était une sainte chose que l’amour de la France, et que vous ne l’aviez pas mis dans mon cœur pour l’arracher, pour l’outrager, pour le punir! Il se tut. Le père de la Brosse s’approcha, lui prit la main et resta lui-même silencieux; et malgré qu’il fit tous ses efforts pour ne rien laisser paraître de son trouble, il fut saisi d’une pâleur mortelle en constatant une perturbation fatale dans toute l’organisation de son patient : des commotions nerveuses agitaient toutes ses extrémités, ses lèvres et ses narines étaient violemment contractées. Jacques et Marie, penchés sur son front, dans une angoisse cruelle, suivaient tous les mouvements de sa figure, épiant une révolution salutaire, un retour de la parole qui semblait pour toujours envolée. —Priez avec moi dit le prêtre. Les fiancés tombèrent à genoux, le Père de la Brosse continua à suivre les phases de la crise, tout en faisant quelques pieuses invocations. Après quelques minutes, la parole commença à manifester son retour par des balbutiements inintelligibles, puis par des phrases incohérentes et détachées; enfin elle s’échappa avec abondance, comme un torrent débordé; mais c’était le délire, un délire affreux qui peignait l’état où s’était abîmée son âme : —C’est bien! disait-il, c’est bien, mon Dieu! vous êtes juste, je vous remercie... Ah! je vous vois enfin, Lawrence, Murray, Winslow, Butler!... Vous êtes bien là, dans ce feu, emportés comme un vent sur une mer de larmes.... Vous avez soif, et les démons vous plongent dans cet abîme amer et vous obligent de boire, de boire toujours des larmes... au milieu d’une tempête de malédictions que vous lancent des nuées de victimes... Buvez, l’éternité ne vous rassasiera pas, allez! Il y a là des mères, de jeunes enfants, des vieillards, tous vous arrêtent quand vous passez, vous déchirent le visage de leurs ongles, vous arrachent les cheveux, crient de leurs gosiers étranglés : “Rendez-nous nos enfants! rendez-nous nos pères, nos mères, nos maisons, nos terres, nos églises, rendez-nous notre Acadie, et tout notre bonheur!” Mais ce ne sont pas là nos femmes, nos enfants, nos frères, ce sont d’autres démons qui ont pris leurs figures pour vous tourmenter... Nos parents, Dieu les a pris dans son ciel, pour sécher leurs larmes, pour remplir encore leurs cœurs d’amour; ils nous appellent dans notre exil... Peu à peu les paroles du malade se ralentirent, une sueur abondante couvrit son corps, sa figure prit une expression plus calme; alors le religieux, se baissant à son oreille, lui dit doucement : Il faut mourir sans haine, il faut pardonner... Pardonner!...s’écria le vieillard, sortant soudain de son épuisement comme par l’effet d’un puissant réactif, et se soulevant à demi. Pardonner à qui?...aux Anglais?...ah! c’est impossible cela, mon père!... ils ont chassé les miens dans les bois et sur les mers, ils les ont jetés en pâtures aux bêtes féroces et aux poissons, ils ont mêlé leurs cendres à toutes les terres étrangères, ils ont voulu les vendre comme des esclaves, et ils sont restés triomphants dans leur crime! et leur pardonner?...non jamais, jamais! Dieu le veut, mon cher frère. Il ne leur pardonnera pas, lui! Quant [sic] il était sur le calvaire, il a pardonné aux Juifs. Oui, mais il gardait son éternité de justice pour les punir. Pauvre infortuné, ah! ne parlez pas ainsi; ne savez-vous pas qu’en cessant d’être homme et malheureux, vous aurez aussi l’éternité de la justice divine pour venger votre innocence? La vie de Jésus-Christ n’a été sur la terre qu’un holocauste d’expiation; si, en mourant, il lui restait une éternité de toute-puissance pour châtier ses bourreaux il leur laissait éternellement son sang pour laver leur crime et mériter sa miséricorde! Dieu n’est venu donner aux hommes qu’une loi d’amour, il ne leur a pas laissé le droit de haïr et de juger pour l’éternité; c’est un droit réservé à sa souveraine justice; il est venu apprendre aux faibles, aux dépossédés de la terre, à ceux qui ont souffert, à tous les hommes enfin, comment il faut vivre et mourir; il se réserve de vous dire, là-haut, comment il faut juger? Le père Hébert s’était d’abord levé jusque sur ses genoux comme pour se raidir contre cette nécessité du pardon suprême imposé par la religion; il tenait les mains jointes, son regard enflammé se tournait vers le ciel; mais peu à peu les paroles du prêtre firent courber son front, ébranlèrent tout son être; il trembla et quand il n’entendit plus parler, il articula lentement ces mots d’une voix déchirante : Ma sainte femme, mes enfants, mes petits-enfants, qui êtes aux cieux, vous savez par vos yeux de bienheureux si mon cœur est encore rempli de vos douleurs et des injustices que vous avez souffertes; eh bien! entendez-moi devant Dieu; je pardonne aux Anglais, pour vous et pour moi. Et moi, dit le religieux, je vous bénis au nom de Jésus-Christ. Le dernier effort de cette vigoureuse existence était accompli : c’était le plus difficile que la Providence avait exigé du vieillard; à peine l’eût-il fait, qu’il tomba dans les bras de ses enfants, qui recueillirent dans un tendre embrassement son dernier soupir. XI Deux jours après, on vit un cortège funèbre s’avancer lentement sur les bords de la petite rivière, à l’ombre d’une avenue d’ormes gigantesques. L’humble bière de bois brut était portée par les vieillards les plus vigoureux de la commune, car les jeunes gens y étaient rares; Jacques et Marie marchaient tout près; sur leurs visages éplorés on distinguait un sentiment plus calme, plus doux, plus résigné, qu’on ne voit d’ordinaire chez les personnes frappées d’un pareil deuil... Derrière eux venaient tous les voisins et voisines. Le cortège, après avoir suivi le cours de l’eau pendant quelques temps, s’arrêta près d’un cimetière nouveau, situé sur la pente d’un côteau : la haie de l’enceinte descendait d’un côté jusque dans la rivière où elle trempait ses bouquets de noisetiers. On voyait déjà sur cette terre vierge quelques croix de bois, et une fosse qui attendait la dépouille d’un autre exilé. C’est près de là que fut déposé le cercueil. Après quelques prières, les porteurs le descendirent dans le trou; chacun lui jeta, pour adieu, une poignée de terre, et tout le monde s’en retourna en silence, quelques-uns seulement s’agenouillèrent un instant devant les croix qu’ils rencontrèrent. Sur ces croix on lisait, à la suite des noms des défunts, les mots suivants, écrits par une main inculte : Né à Beau-Bassin, né à Grand Pré, né à Port-Royal, né à l’île St. Jean… ils étaient venus de partout, à ce rendez-vous de toutes les infortunes et de toutes les misères. Jacques et Marie restèrent penchés sur le bord de la fosse, jusqu’à ce que le travail du fossoyeur eût fait disparaître le bois du cercueil; ensuite ils regagnèrent aussi leur demeure, suivis du religieux, de Wagontaga et de deux voisins. Le bon missionnaire qui venait de bénir une tombe, s’en allait bénir un mariage.