Jacques et Marie

Newspaper
Year
1888
Month
10
Day
3
Article Title
Jacques et Marie
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par Napolion Bourassa (Suite) Les mois passèrent rapidement au milieu de toutes ces occupations et de ces perplexités. Comme tout attachement vrai, celui de Marie ne faisait que grandir et ce consolider avec l’âge et la séparation. Les dangers que courait son fiancé, les chagrins continus, les pleurs secrets que lui causait son malheureux sort, faisaient rayonner constamment vers lui toutes les puis sances de son cœur. Dieu a mis des trésors mystérieux dans l’amour de la femme, cette gracieuse providence de la famille : les douleurs, les inquiétudes, les larmes ont la vertu d’alimenter et de grandir son affection, et souvent l’être qui leur en a demandé davantage est encore celui qui est le plus aimé. Marie, pour chasser les tristes images que lui traçaient ses frayeurs, dans le présent et dans l’avenir, recherchaient les lieux qui lui rappelaient les scènes de son enfance. Tous ses petits souvenirs étaient éparpillés comme une moisson de fleurs, autour du champ de son père; elle pouvait facilement en faire la récolte; cette floraison de sa vie de treize ans, si tôt fauchée par le temps, conservait encore toute sa fraicheur, tout son éclat taucuns calices n’avaient été flétris…. Quelquefois, sans qu’on la vit, elle s’acheminait dans le sentier des enfants du catéchisme. Ce n’était pas pour aller aire ses dévotions, car il n’y avait plus de curé à Grand-Pré : un missionnaire y passait de temps à autre; le gouvernement ne lui donnait pas la permission d’y séjourner. Le commandant de la place habitait le presbytère, et depuis quelques jours l’église même avait été changée en arsenal. Le sentier était donc devenu solitaire et voilé; Marie seule retraçait ses sinuosités dans les foins. Quand elle passait émue, se hâtant, à cause du soir, il lui arrivait de s’arrêter tout à coup, pour se retourner : elle croyait entendre les pas rapides de quelqu’un qui accourait derrière elle comme pour lui saisir clandestinement la main, mais elle ne voyait rien que les grandes herbes, qui, courbées un instant sous ses vêtements se relevaient après son passage en se frôlant ensemble. En évitait bien d’aller jusqu’au bout du chemin, à cause des soldats effrontés qu’elle y voyait toujours; elle se contentait de regarder de loin le petit temple de bois où elle ne pouvait plus aller prier : les portes étaient fermées, la lampe ne brillait plus au au milieu du chœur, la cloche n’appelait plus personne, une setinelle passait machinalement devant le portail…. Que cette vue lui faisait mal! L’église de sa première communion…. Où Jacques, un jour déjà passé, aurait du la conduire par la main, joyeuse et couronnée de fleurs blanches!.... ces portes lui semblaient fermées comme un tombeau sur le bonheur de sa vie. Que tout était changé à Grand Pré maintenant! On aurait dit qu’on avait arraché le cœur de cette population en lui enlevant son église et son prêtre; il n’y avait plus de centre de ralliement et de vie; les joies saintes de la religion étaient enfues; on ne chantait plus, on ne jouait plus, le dimanche soir, près du presbytère, sous le regard souriant du curé : la naissance était triste et la mort sans consolation; l’autel était profané. On ne voyait plus aux heures de l’instruction les petits enfants, ces amis du Christ, se presser tout grouillants sur les degrés du perron comme les hirondelles sous le clocher pour prendre la curée frugale. Souvent la petite Landry dirigeait ses pas du côté de la Gaspereau : là, chaque buisson de noisetiers lui rappelait une fête; c’est elle qui rapportait autrefois, dans les plis de son tablier, la récolte friande cueillie par ses frères aidés de l’ami Jacques. En suivant toujours la côte elle trouvait les anses qui servaient jadis de ports aux petites barques des pêcheurs. Durant la morte saison, les jeunes gens avaient l’habitude de quitter le pays, pour aller faire la provision de poisson nécessaire pour les longs jours d’abstinence, qu’on observait sirigoureusement alors. Ils prenaient avec eux quelques produits de leurs fermes qu’ils échangeaient contre des objets de commerce, dans les comptoirs européens établis à l’entrée du golfe St. Laurent. Et comme la pêche était tellement abondante qu’ils pouvaient en quelques jours prendre et saler la quantité de morue et de hareng suffisante à la consommation de la famille, il leur était encore facile de vendre plusieurs cargaisons aux marchands étrangers. Ces expéditions étaient donc toujours très fructueuses; la recette entière appartenait à la jeunesse. Le retour était une réjouissance publique. C’était le vent de la fortune, le souffle du bonheur qui gonflait toutes ces petites voiles : il y avait peu de ces garçons qui ne rapportaient pas quelques beaux présents pour leurs mères, leurs sœurs, ou pour les bonnes filles du villages : des présents venus de France! En outre, la petite caisse d’économies renfermait amplement pour payer la noce de ceux qui devaient se marier, et même quelque chose de plus pour commencer le ménage. Bien des cœurs soupiraient après l’arrivée de la flotte fortunée. A peine la voyait-on poindre à l’entrée de la Baie de Fundy que tout le monde était au rivage. Pendant qu’on chantait en chœur sur les embarcations, les chapeaux et les fichus s’agitaient aux ports et bien des heureuses, de l’âge de Marie, se pressaient vivement du coude et se montraient en rougissant des heureux qui les regardaient aussi! Tout cela était encore disparu… Il avait été strictement défendu aux Acadiens de posséder la moindre embarcation et d’exporter leurs produits. Les bords de la mer étaient devenus silencieux. En errant ainsi la fiancé de Jacques arrivait toujours à l’endroit où s’était embarquée la famille Hébert; et c’était peut-être la raison pour laquelle elle allait faire un si long circuit, ne voulant pas laisser soupçonner le but de sa course. C’est là qu’elle avait vu pour la dernière fois des barques se balancer sur l’eau. Assise sur une roche perdue, en attendant la venue du crépuscule, elle laissait errer son regard sur cette surface nue; son œil s’attachait à chaque flot qui allait ou venait et il le suivait, jusqu’à ce qu’il se brisât sur la plage ou qu’il disparût au loin. Soit que la vague expirât doucement, soit qu’elle vint, comme une montagne croulante, ébranler la falaise, elle n’avait toujours pour elle qu’une voix, qu’un mot : ce mot d’adieu qu’elle avait entendu à ce triste soir d’automne… passé déjà depuis trois ans. Parfois il lui semblait l’entendre auprès, au loin, partout, et comme répété par un chœur immense; cependant elle retrouvait toujours la mer vide! Alors, elle regagnait la maison. VIII Le capitaine Butler, qui habitait le presbytère de Grand Pré, n’était pas la douceur même; et le gouvernement, qui lui avait donné le commandement de cette partie du pays, n’avait pas, évidemment l’intention de laisser prendre aux populations des habitudes déloyales. Il alliait à une expression bourrue des manières impertinentes de son choix; son type tenait du renard et de l’hygène; c’était la cruauté unie à la fourberie : il avait le ton rogue, souvent sa démarche et son teint accusaient le rogomme, et ses colères fréquentes faisaient transsuder sur sa figure les liqueurs subtiles; on n’aimait pas plus son voisinage que sa société. Contre l’habitude de cette époque, il s’était laissé croître une moustache énorme de crins fauves et grisonnants qui lui battaient les oreilles à la moindre brise de l’avant, ajoutant beaucoup à sa physionomie de carnivore. C’était un vil instrument; la nature l’avait fait naître bourreau. Le capitaine Murray, son collègue de Pasquid, était son digne comparse; mais comment le lieutenant George Gordon, joyeux et beau garçon, se trouvait-il en si mauvaise compagnie? C’est un de ces mystères que nous ne sommes pas en état de dévoiler. Il n’était arrivé que depuis peu, et comme il devait remplacer Butler au poste de Grand-Pré quand celui-ci s’absentait, et que, d’ailleurs, il y avait en lui quelque chose de distingué et d’avenant, on parla beaucoup de lui. Il fut rumeur qu’il avait commis quelque faute en Angleterre, et que ses parents l’avaient obligé de prendre du service en Amérique. Ce qu’on savait de plus certain, c’est qu’il avait de la fortune et de la noblesse, et qu’il était venu avec un de ses frères qui occupait un grade dans le corps de Lawrence. Sa présence aux Mines fit un sensible plaisir aux habitants : le contraste était si frappant entre lui et son chef! Le jeune lieutenant avait les manières obligeantes et plies d’un homme de bonne éducation : c’était un joyeux compagnon, bon, vivant à ses dépens et pour le plaisir des autres tres autant que pour le sien; aimant à s’amuser partout et un peu trop de tout, il ne prétendait pas endosser la figure obligée d’un fonctionnaire désagréable; et s’il désirait quelquefois voir son capitaine s’éloigner, ce n’était certainement pas pour abuser de son pouvoir, mais en premier lieu, pour se voir délivré d’un supérieur si plaisant, ensuite pour laisser flotter à loisir les rênes du gouvernement. Celui-ci au moins était né bon prince. Malheureusement, on ne lui donnait pas souvent l’occasion de l’être. Etant enfant, il avait fait assez long séjour dans les collèges de Paris; il parlait donc le français comme sa langue, et il ne s’en gênait pas, quand il en avait l’occasion; Butler avait beau s’en fâcher, lui qui n’avait appris que nos jurons. – “En voilà un, se disaient les Acadiens, qui ne répond pas toujours, quand on s’adresse à lui : - G…d….m!.... parle anglais. Va à l’diable! – Au contraire, M. George, qui a l’air du fils du roi, ne dit rien fièrement, lui; il nous donne la main, il parle d’autre chose que des ordonnances de Son Excellence, il s’informe de nos familles, de nos biens, et quand il nous rencontre, il ôte son chapeau; ou, il ôte son chapeau, même à nos gars!... On croyait à voir les autres que les anglais, ça naissait et ça mourait le chapeau sur la tête.” – Ils n’en revenaient pas, les bonnes gens. En effet, le fond du caractère du jeune officier se composait de bienveillance et de bonhomie : malgré l’égoïsme que donnent ordinairement l’amour des plaisirs et les jouissances d’une grande richesse, il n’avait pas perdu ces bonnes dispositions de son naturel. A vingt-cinq ans, il est impossible qu’un cœur aussi bien doué que l’était le sien art épuisé tous ses trésors. Douze mois de séjour au presbytère de Grand-Pré n’étaient pas nécessaires au lieutenant George pour découvrir qu’il allait faire garnison en un lieu peu séduisant, et que son nouveau capitaine était une espèce d’ogre avec lequel il faudrait s’abrutir ou se quereller. En quittant l’Angleterre, il avait compté sur une vie aventureuse, des expéditions gigantesques, des découvertes merveilleuses, pour occuper son activité et lui faire oublier les frivolités de sa vie passée qui lui avait laissé d’ailleurs un peu de satiété; il espérait aussi garder la compagnie de son frère, qu’il aimait. Mais quand il se vit lié, par une discipline brutale, dans ce petit village, au milieu de populations qui avaient toutes les raisons du monde de le détester d’avance; à côté d’un être antipathique dont il fallait subir les ordres : séparé de tous ses anciens plaisirs par des forêts et des mers immenses, il eut un instant de vertige, et il songea qu’il allait tout probablement connaitre le spleen. – Ce n’était pas la peine, pensait-il de laisser son pays pour venir chercher si loin un produit de son climat! Cependant, avant de prendre des airs tristes et de pleurnicher aux horizons, il résolut de remuer ciel et terre pour trouver un passe-temps supportable. Durant un mois entier, il fit la chasse et la pêche; il poursuivit tout le gibier du pays, et jeta l’appât à tous les habitants de la mer. On aurait dit que les pauvres créatures se donnaient rendez-vous au bout de son fusil ou de son hameçon, tant les prises étaient abondantes. Ce succès finit par le lasser. Il n’y avait là, d’ailleurs, aucuns voisins joyeux et gourmets avec qui faire bombance; quand à réjouir le palais de Butler des délicatesses de sa venaison, il n’y tenait guère : Qu’il mange du roast-beef, le vil payen! se dit-il un jour après l’avoir vu se rassasier de filet de chevreuil à la sauce aux champignons, de queue de castor, de gorge de perdrix, de salade de homard, de soupe aux huîtres et de saumon frais; s’il compte sur moi pour le repaître, il se trompe, l’animal! Au milieu de ces violentes distractions, notre lieutenant ne négligeait pas d’étudier ces Acadiens dont on lui avait dit tant de mal; il découvrit bientôt qu’ils valaient beaucoup mieux que ses compatriotes du voisinage, et que le voisinage, et que leur société lui seraient infiniment plus agréable que celle qu’il était obligé de subir à la caserne. Mais comment arriver dans leur intérieur? ils paraissaient tous effrayés quand ils passaient près de lui. Un soir il était entré chez lui, tard, avec une pointe d’ennui véritable dans le cœur. En revenant de la chasse, il avait passé dans le village, au moment où les réunions de famille commencent à se former : des groupes nombreux et animés se composaient devant les portes, sous les grands arbres; les chefs se donnaient la main, les jeunes voisines s’embrassaient comme si toutes ne s’étaient pas rencontrées la veille; après cela les vieux évaient pris place aux tables de jeux, les garçons s’étaient joints aux jeunes filles, autour de leurs mères, et tous ensemble ils avaient uni joyeusement leurs voix dans un concert de paroles; musique sans harmonie, mais pleine de nuances qui fait une bien douce impression sur le cœur de l’étranger qui ne peut s’y méler. A Quelque endroits, la jeunesse arrivant en plus grand nombre, on avait fini par organiser la dense… Ce n’est qu’après la retraite générale que George avait regagné sa chambre solitaire. Au seuil, ayant apperçu Butler son cauchemar, il s’était esquivé : son aspect lui faisait regretter davantage le tableau qu’il venait de voir. Après avoir jété son harnais au hasard sur tous les meubles, dans tous les coins, il se laissa tobmer de lassitude et de dégoût dans la vieille bergère du dernier curé, il se prit à penser comment il tuerait son lendemain. Mais sa pensée ne pouvait s’arrêter à rien : Il entendit toujours le timbre argentin et le tra-li-la-la de l’orchestre primitif de Grand-Pré. Les sarcelles et les perdreaux avaient beau s’élever en volées à la suite de ses premières visions, il se prenait d’impatience. Mais on ne tue par toute sa vie des sarcelles et des perdreaux! L’homme ne nait ni due, ni lord, ni même essentiellement Anglo Saxon; qu’il vienne au monde sous les lambris dorés d’un palais royal ou sous le toit vermoulu d’une chaumière, cela ne met rien de de différent dans son cœur : ce cœur est toujours celui d’un enfant d’Adam, fait de terre et de souffle divin; il appelle toujours cette double substance, il a besoin de se sentir en communication avec elle, car il est autant né pour la vie sociale que pour la vie individuelle; il a une mission de genre à remplir avant d’avoir une carrière nationale ou particulière à franchir. Jetez un homme dans un désert, qu’il soit roi de Rome, ou de Bengale, s’il en rencontre un autre, il ne lui demandera pas quels sont ses armoiries et son drapeau, avant de se précipiter sur son sein; il lui suffit de savoir qu’il a des pensées et des sentiments humains qui répondent à ses sentiments et à ses pensées. George ne fit pas tout à fait cette réflexion; mais ses instincts naturels et caractéristiques lui en firent sentir vivement la vérité, et il se mit à se parler confidentiellement : Ces gens sont bons, intelligents, affables; ils aiment la gaité, ont des mœurs faciles : il n’y a qu’à les bien traiter pour s’en faire des amis et arriver à leur intimité. Les filles sont bien tournées, elles aiment le plaisir, n’ont pas une horreur très-marquée pour les garçons de vingt et ving-cinq ans; elles paraissent avoir le cœur fait exactement sur le modèle commun : un salut bien intentionné, une attention obligeante en passant, quand on reconnaîtra bien le papa et le maman; puis, un petit présent de monsieur le Lieutenant, aujourd’hui; une course dans la voiture de monsieur le Lieutenant, demain; un cotillon dansé sur l’herbe avec monsieur le lieutenant, un autre jour, cela ne peut pas manquer d’avoir son effet!.... Mais diable! comment pourrais-je jamais me démener aussi dru que ces gars du village?.... Bah! J’apprendrai… cela ne doit pas être si difficile de se frotter ainsi les pieds. Et le jeune officier, revenu en humeur, se mit au lit, et rêva qu’il était devenu l’ami et le compagnon des Acadiens comme des Acadiennes. Le lendemain à peine debout il alla donner l’ordre de lui faire venir de Boston deux beaux chevaux anglais. IX En attendant les chevaux, George ne perdit aucune occasion de faire des connaissances à Grand Pré, et les occasions ne lui firent pas défaut. Comme il parlait le français et qu’il était d’humeur traitable, les gens s’adressaient à lui de préférence dans leurs difficultés avec l’autorité, et à cette époque le gouvernement prenait plaisir à leur en créer de nouvelles tous les jours. On a vu avec quelle rigueur ils avaient été privés de leur pasteur et de leur église; quelles entraves on jetait autour d’eux pour briser tout rapport avec leur ancienne patrie. Dans l’automne de 1754 que nous touchons, les Acadiens ne connaissaient plus d’autre régime administratif que celui de l’arbitraire et de l’imprévu : les mesures préventives injustes, les ordonnances péremptoires des gouverneurs et de leurs subalternes, obligatoires le lendemain de leur promulgation, les corvées forcées se succédaient presque sans interruption. Les décrets les plus simples revêtaient toujours une forme insultante, et ceux qui étaient chargés de les faire exécuter ne tenaient guère à en adoucir la portée. Tous ces fripiers des carrefours de Londres, tous ces mercenaires émancipés qui avaient suivi Cornwallis et qui tenaient garnison dans heureux de prendre des aires de conquérants et de tyranniser des hommes honnêtes et désarmés. – “Ils les détestent tellement, disait un de leurs chefs, qu’ils le tueraient pour le moindre motif.” Les palissades du fort Passequid avaient besoin d’être renouvelées. – “Commandez aux habitants, dit une dépêche du gouvernement au capitaine, Murray, datée du 5 août, de vous apporter le nombre de pieux nécessaires, en leur désignant la dimention qu’ils doivent avoir; ne convenez d’aucun prix avec eux, mais envoyez-les se faire payer à Halifax; nous leur donnerons ce qui nous paraîtra convenable. S’ils n’obéissent immédiatement, assurez-les bien que le prochain courrier vous apportera l’ordre de les passer par les armes!” Quelque semaines plus tard, comme le temps était venu pour les garnisons de faire la provision de vois de chauffage, une autre dépêche vient d’Halifax; elle ordonnait aux Acadiens de pourvoir de suite les forts du combustible nécessaire. “Aucune excuse disait ce document, ne sera reçue de qui voudrait se soustraire à cette contribution; et si le bois n’est pas apporté en temps convenable, les soldats prendront celui des maison!” A-t-on jamais vu des soldats, en temps de paix, forcer les citoyens paisibles à leur fournir le feu, à réparer les ouvrages militaires, sous peine de se faire fusiller ou déloger de leur foyers à la veille de l’hiver, s’ils ont des raisons pour ne pas obéir immédiatement… et les obliger ensuite, si l’on juge à propos de leur donner un salaire, à l’aller toucher à quinze lieues de là, à travers forêts et savanes?.... Est-il possible d’imaginer des procédés plus déraisonnables et plus immérités? Quelle répulsion devaient éprouver ces pauvres victimes pour cette impertinente et brutale exigence; et quels traitements ne devaient-elles pas encore en attendre!.... Dans un pareil état de choses il est aisé de deviner que les chevaux de monsieur George ne firent d’autre sensation que celles que produisent d’ordinaire les belles bêtes; ils ne menèrent pas leur maître plus vite sur le chemin du bonheur. Quelle que fût la sympathie qui entourait déjà le jeune officier, il était toujours, aux yeux de la population, un Anglais, un compatriote de ses grossiers petits tyrans; et la personne qui eût ôsé monter dans sa voiture aurait été chassée du pays. Mais ces mêmes circonstances, qui avaient entravé si fortement les triomphes des chevaux de race servirent autrement la bonne fortune du lieutenant. X Un jour qu’il revenait chez lui, il vit quelques-uns de ses soldats qui entrainaient vers le presbytère une pauvre femme tout éplorée. Deux enfants de dix à douze ans s’acharnaient autour des hommes d’armes, comme des jeunes tigres blessés; ils sanglotaiens dans leur colère, s’accochaient aux habits des Anglais, leur sautaient au visage, les déchiraient de leurs ongles et criaient à moitié suffoqués : - Rendez notre mère! Rendez notre mère! Et pendant que la pauvre captive essayait de les calmer, les soldats les repoussaient à grands coups de pieds et de crosse de fusil. En apercevant le lieutenant, les deux petits vinrent se jeter à ses pieds, criant toujours : Monsieur George! Monsieur George! pourquoi ces gens-là ont-ils pris notre mère? Vous êtes bon, vous, vous savez bien qu’elle n’a rien fait de mal! Halte là! Fit monsieur George à ses gens; qui vous a dit d’arrêter cette femme? Pourquoi la traitez-vous si brutalement? Il parait que ces vauriens n’ont pas fourni de bois à la garnison : le sergent nous a commandé d’aller en prendre chez eux. Vous avait-il dit de prendre aussi la mère et les enfants de la maison pour les brûler?.... Non, mais comme nous n’avons trouvé au logis que cette femme et ces deux gars, et qu’avec son baringouin inintelligible la vieille n’a pu nous donner ni une bonne raison, ni nous montrer un fagot, nous avons pris le parti de briser les portes et les fenêtres pour les emporter, comme l’ordonne notre gouverneur. Oui, je le sais, vous avez le droit d’être lâche et vous en profitez; mais cette femme, pourquoi la traîner et la rudoyer ainsi? Oh! c’est que nous n’avons pu toucher à rien, sans que la sorcière et ses deux diablotins n’aient fait un train d’enfer; ils se ruaient audevant de nous, s’attachaient à tout et il nous aurait fallu les tuer avant de pouvoir nous emparer de quelque chose; nous les conduisons au violon, cela les calmera peut-être, et après…. Et après, on vous y conduira vous-mêmes, vils bourreaux! interrompit le lieutenant. Relâchez cette pauvre créature et retournez à la caserne; je comprends son baringouin, moi, et je sais d’avance qu’elle va me donner assez de raisons pour vous mériter cinq cents coups, de fouets, à chacun! Pendant ces paroles, les deux enfants, qui jugeant, à la voix et à l’expression de l’officier, que leur cause était gagnée, avaient saisi sa main et ils l’embrassaient en regardant leur protecteur avec des yeux tout illuminées de bonheur. Aussitôt qu’ils virent leur mèse libre, ils s’élancèrent pour enlacer son cou et l’accabler de caresses : l’un essuyait ses larmes, l’autre rajustait ses cheveux épars, ses habits déchirés; elle trasaillit d’abord sous leurs baisers, mais en fixant son regard sur eux, elle resta navrée…. Ses chers gars, ils faisaient pitié à voir : leurs visages lacérés étaient souillés de sang; leurs corps contusionnés se soutenaient à peine; ils marchaient chancelants, haletants; ils ne se tenaient debout que pour supporter leur mère. Le lieutenant, tout ému, détourna la tête pour laisser tomber quelques larmes; puis ne voulant pas donner le temps et la fatigue à ces infortunés de venir lui exprimer leur reconnaissance, il s’avança vers eux en disant : Mes hommes vous ont fait du mal, brave femme; je vous en demande pardon et je vais faire en sorte qu’ils n’y reviennent plus. Laissez moi vous aider à gagner votre maison; quand nous serons rendu vous me direz toutes vos plaintes; et si je puis quelques chose ici, on vous fera justice. La demeure de la mère Trahan n’était pas éloigné, et grâce aux soins et aux bonnes paroles de monsieur George, la malheureuse famille y fut bientôt arrivée. L’assurance qu’elle venait de recevoir d’une puissante protection avait donné des forces à tous : mais quand ils apperçurent le dégât fait dans leur logis, ce fut un nouveau chagrin. Des meubles étaient en pièces, la porte enfoncée, deux châssis brisés. – Pauvre memselle Marie! Se répétaient-ils entr’eux, chère mamselle Marie, quesqu’elle va dire!.... elle qui aimait tant sa petite maison!..... sa table que voilà échanchée! – sa bergère qu’ils ont éreintée!... Et les larmes leur revenaient!... Et les larmes leur revenaient, et ils oubliaient la présence de leur liberateur, qui de son côté restait absorbé dans la contemplation de et intérieur désolé. Cependant ce n’était pas le désordre qui le frappait autant que l’apparence d’aisance, l’ordre de propreté qui régnait partout et qui semblait annoncer plus de fortune que n’en possédaient évidemment ses protégés. Mais quand il s’apperçut de leur nouvelle angoisse il se hâta de dire que tout le dommage serait bientôt réparé, et qu’il ne leur en coûterait rien. Ah! que vous nous faites du bien, monsieur l’officier! s’écria la mère; tenez, j’aurais mieux aimé me faire trépaner plutôt que de voir un brin de tout cet avoir enlevé sous mes yeux. Ah! si le brin avait été le mien, pour le sûr que je n’en aurais pas soufflé un mot à vos soldats; et je me serais dit en les voyant tout enlever : Que le bon Dieu soit béni; il connait les coupables, lui; mais on ne peut pas laisser prendre ce qui n’est pas à nous, quand on en a la garde. Ce n’est pas que mamselle Marie soit incapable de payer le dégât : son père est un Richard qui ne lui refuse rien; mais ce qui nous chagrinait, c’était que le mal se faisait chez nous…. Notre maitresse est si bonne! Ah! si vous la connaissiez! Tenez, si nous ne l’avions pas eue, nous serions à la merci d’un chacun; je sais bien qu’on ne laisse pas pâtir le monde, ici, mais c’es bien triste de n’avoir pas de chez soi! Mon défunt mari était pourtant un bon et honnête homme, que les grosses gens respectaient comme un monsieur; qui travaillait tant qu’il pouvait; mais il n’était pas chanceux, - tout le monde ne l’est pas; souvent des malheurs, des pertes de bétail; surtout il n’avait pas de talent pour les vaches; malgré tous ses soins il en perdait toujours quelques-unes; et puis mon bon monsieur, il était battu du mal d’estomac, ce qui fait qu’il en est trépassé, que Dieu ait pitié de son âme!.... Il m’a laissé avec six enfants, dont quatre sont morts de son mal, et ces deux gars, deux bessons, comme ça se voit, qui se portent bien et m’aident à faire des rentes à mamselle Marie. Elle les aime bien aussi la maltresse; et eux!... si vous les aviez vu tantôt comme ils se battaient pour elle! Ah! ce n’est pas par malice s’ils ont tant égratigné vos soldats. Je vous assure, ils n’ont jamais frippé de la douceur à personne : vous leur pardonnerez, n’est-ce pas, monsieur George?...