Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1881 - p54-57

Year
1881
Article Title
Discours de M. Pascal Poirier
Author
Pascal Poirier
Page Number
54-57
Article Type
Language
Article Contents
Monsieur le Président, Messieurs, Je désirais ne pas prendre part aux travaux de cette commission autrement qu’en enregistrant le résultat des délibérations. Cependant, puisque vous semblez insister à ce que je fasse connaître mon opinion sur le choix à faire de notre fête nationale, je n’hésite plus, car je comprends qu’il faut que chacun prenne sa part de responsabilité dans une question aussi important que celle qui nous occupe ce soir. Deux fêtes sont proposées, la Saint-Jean-Baptiste et l’Assomption de la Très-Sainte Vierge. Les deux saints me conviennent - l’un est le plus grand des enfants des hommes, l’autre est élevé en gloire au-dessus des hommes et des anges. Les deux date me conviennent aussi. L’on a objecté au 15 août le fait que cette date tombe durant la coupe des foins. Cette objection n’a pas l’importance qu’on lui attache. Le 24 juin les travaux du printemps sont à peu près finis, le 15 août ceux de la fenaison devraient l’être, et plus tard, quand l’agriculture sera mieux entendue, et que nos cultivateurs auront remplacé la faux par la faucheuse [it. dans le texte], il ne restera, au 15 août, d’autre foin à couper que celui des prés. Les deux dates, par conséquent, sont également avantageuses. L’on a dit, d’un côté, qu’il fallait adopter la Saint-Jean-Baptiste, parceque c’est la fête nationale des Canadiens; de l’autre côté, qu’il ne fallait pas l’adopter, pour la même raison. Les premiers ont donné pour argument que l’adoption de la Saint-Jean-Baptiste nous réunira plus intimement aux Canadiens; les seconds ont donné pour argument contre la Saint-Jean-Baptiste que cela nous confondrait avec les Canadiens, et qu’il faut avoir une fête à nous si nous voulons rester un peuple distinct. Sans faire une plus longue revue des arguments fournis de part et d’autre, je dirai que, pour ma part, je ne saurais désormais hésiter un instant à me prononcer; le patron qu’il nous faut au ciel est un patron bien à nous, qui nous soit propre, qui ait des rapports de convenance avec notre histoire. La fête nationale des Acadiens ne doit pas être, si nous voulons rester fidèles à notre passé, celle des Écossais, des Irlandais, ni même des Canadiens-Français; quoique tous nous sommes les citoyens d’une même Confédération et que les Canadiens-Français soient des frères consanguins que nous aimons et avec lesquels notre destinée est très intimement liée. Chacune de ces nationalités a sa fête nationale, sa fête de famille. Pourquoi les Acadien n’auraient pas aussi la leur? ou bien il faut ne choisir qu’une seule fête nationale pour tout le monde et alors cette fête sera le 1er juillet, jour de la Confédération; ou bien il faut que chaque nationalité qui compose le Dominion, sans en excepter les Acadiens, ait sa fête particulière (sans préjudice à la fête officielle du 1er juillet), et alors il y aura autant de fêtes nationales qu’il y a de nationalités au Canada. C’est pour ces deux raisons surtout, M. le président, que je voterai pour que la Très-Sainte Vierge soit déclarée la patronne des Acadiens, et pour que le 15 août soit décrété notre fête nationale. La race, messieurs, la nation, c’est la famille agrandie. Or nous voyons chaque famille importante en France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, se choisir des armoiries et un écusson distincts, différents des autres. Nous voyons la même chose chez les nations sauvages, chez les Hurons de Lorette aujourd’hui. Chez les indigènes qui possédaient ce pays, lorsque nos pères sont venus s’y établir, chaque tribu avait son blason. Cette distinction que les familles et les tribus mettaient entre elles, n’a jamais été interprétée comme un signe d’hostilité entre ces familles et ces tribus. Eh bien! choisissons-nous une fête, et nos frères les Canadiens ne se détacheront pas de nous pour cela, ils ne nous en tiendront pas rancune. Ceux qui, ce soir, ont soutenu le contraire, me permettront de leur dire qu’ils se sont trompés. La Saint-Jean-Baptiste, si nous l’adoptions pour fête nationale, aurait-elle pour effet de nous fusionner avec les Canadiens, de faire confondre la race acadienne avec la race canadienne, c.-à-d., de faire fondre la première dans la seconde, je ne le crois pas. Cependant, - vu du dehors, cela en aurait toutes les apparences. Que, par exemple, la marine canadienne aujourd’hui arbore le pavillon allemand sur les hautes mers, nos vaisseaux seront, aux yeux des étrangers, des vaisseaux allemands, ou, ce qui revient à peu près au même, ils passeront pour tels. L’adoption de la Saint-Jean-Baptiste aurait pour nous le même résultat. Pour désigner les Canadiens, les Anglais disent souvent: the Saint John Baptist. Ils prennent le pavillon pour la nation, la fête nationale pour le peuple. Avec la Saint-Jean-Baptiste pour fête nationale, on ne nous distinguera pas des Canadiens. Or, n’est-ce pas que nous voulons non seulement rester ce que nous sommes, mais qu’on sache qui nous sommes? Et puis de quel droit irons-nous prendre sans cérémonie le blason d’un autre peuple? Une famille n’adopte pas les armes d’un autre famille. Au moins devrions-nous consulter le peuple canadien avant de lui prendre sa fête. Je sais les Canadiens assez nos amis pour ne s’en pas formaliser; peut-être même seraient-ils heureux de nous voir adopter le 24 juin. Mais cela ne prouve que les bonnes dispositions des Canadiens envers nous. Choisissons-nous une fête qui nous soit propre, messieurs. Nous avons une histoire à nous; nous avons un passé malheureux qui nous est propre; notre condition est humble; notre avenir n’est pas celui d’un peuple puissant par le nombre et les ressources: ayons pour nous seuls un jour national, où nous nous réunirons pour parler de nos pères; où nous rappellerons les gloires et les malheurs du passé; où nous pleurerons ensemble sur ce grand holocauste de 1755; un jour où nous oserons regarder l’avenir en face parceque nous serons ensemble, unis, nous tenant par la main; mais encore une fois, que ce jour, cette fête, si vous préférez, soit propre, soit particulier au peuple acadien. Saint Jean-Baptiste n’est pas et ne saurait être le patron du peuple acadien. Il n’y a presque rien dans la vie de grand saint qui s’harmonise avec notre histoire. Mais pour la Sainte Vierge, elle, il n’en est pas ainsi. Son Assomption surtout, nous voulons en faire l’emblème de notre réveil national. Après une vie semée d’angoisses, où le bonheur pour elle ne s’est rencontré que dans la solitude de Nazareth; après la persécution, le calvaire, la mort de son divin fils, après de longues années d’aspirations vers le ciel, elle est élevée en gloire, et sa grandeur dans le ciel est en proportion de son humilité et de ses souffrances sur la terre. L’histoire de l’Acadie est une succession de malheurs. Nos pères n’ont goûté la paix et le bonheur que dans solitude de Grand’Pré et de Beaubassin. Il leur a fallu s’exiler pour éviter la mort; ils ont vu égorger leurs enfants et frères; ils ont vécu dans la plus grande misère; mais jamais ils n’ont perdu de vue le ciel. C’est là ce qui les a sauvés. Aujourd’hui nous jetons un voile sur le passé et nous nous avançons avec confiance vers l’avenir. Nous prenons pour guide et pour modèle la Très-Sainte Vierge, et nous choisissons son Assomption pour notre fête nationale. Ce sera notre point de départ, notre signe de ralliement, notre emblème, notre mot d’ordre: nous vaincrons sous son drapeau. Avec la Sainte Vierge au ciel pour patronne; avec nos pères pour modèles de patience et d’énergie; avec notre belle fête nationale pour retremper notre courage, l’avenir est à nous. Adoptons l’Assomption, messieurs, votons pour le choix de cette fête, et notre vote sera ratifié par la convention demain, et par tous les Acadiens de l’Acadie et du Canada.