Memramcook

Year
1881
Month
9
Day
8
Article Title
Memramcook
Author
Léon Barat
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
MEMRAMCOOK On lit dans le Courrier du Soir, de Paris : La main sur la conscience, lecteurs, ce nom de Memramcook ne sonne-t-il pas à tes oreilles comme un mot de barbare? Combien de Français, même parmi les patriotes, auxquels il ne dit rien! C’est là pourtant, dans cette ville à destinée étrange, que le 20 juillet s’est affirmée l’immortalité de la France. Sur cette terre du Nouveau-Brunswick qui fit partie de l’Acadie, qui fut chantée par Longfellow dans « Evangéline, » les fils des proscrits, des chassés, des bannis, des « outlaws » viennent de célébrer leur convention nationale. Oui, c’est l’immortalité de la France qu’ils fêtaient. Quand un petit rameau d’un grand pays, après avoir souffert comme eux, a pu se redresser, quand une nation contre laquelle les bourreaux ont agi avec une cruauté plus intelligente et plus ingénieuse que les Russes en Pologne, affirme sa vitalité en face de ses anciens oppresseurs contraints de reconnaître son existence, il y a de quoi regarder le passé avec fierté et l’avenir avec confiance. Sans doute, ce n’est pas le drapeau tricolore qui flotte sur la Nouvelle-Ecosse et le Nouveau-Brunswick, et le nom harmonieux d’Acadie a disparu de la carte politique. Mais la race acadienne est plus vivante que jamais. Quelle différence depuis les temps passés et quel orgueil ils doivent éprouver à regarder derrière eux! Leurs pères durent héroïques; les uns sur la mer, les autres sur le champ de bataille, les autres dans le travail ou dans l’exil. Tant qu’ils furent français, ils connurent à peine les douceurs de la paix, et délaissés par leur métropole bien aimée, ils passèrent leur vie à guerroyer contre les colons anglais dix fois plus nombreux et toujours soutenus par les renforts fraichement arrivés d’Europe. Leur sort fut terrible après la défaite que celui qui incombe d’ordinaire aux vaincus. A d’autres, on enlève le droit de parler comme ils l’entendent, mais leur pensée reste libre. On leur impose un uniforme étranger, mais on sait qu’on n’a pas prise sur leurs cœurs. On leur envoie des instituteurs et des fonctionnaires étrangers; mais pendant un temps, la force des choses assure quelques droits à leur langue nationale. Parfois, lorsque la race anglo saxonne se trouve en face de peuples sauvages, elles les déclare incivilisables parce qu’elle ignore l’art de s’entendre avec eux. Comme si un homme ne valait pas un autre homme; comme s’il y avait dans les races humaines d’autres différences que celles engendrées par l’instruction et l’éducation. Alors, sous ce prétexte, on a vu des gens prétendus civilisés détruire progressivement, lentement, successivement, des races dont le crime était d’avoir possédé la terre avant eux. Ce qu’on fit des Acadiens fut plus effrayant que tout cela. Du temps des Français, ils avaient souvent entendu le tambour battre dans leurs villages. A ce signal bien connu, ils accouraient en armes, prêts à se mettre en travers des incursions des Bostoniens et pas un ne cherchait d’excuse. Un matin, quand les Anglais furent les maîtres, ils entendirent encore le tambour et ils accoururent comme de coutume; mais cette fois-là, ce n’était plus de se battre qu’il s’agissait. L’Angleterre venait de préméditer un des crimes les plus épouvantables dont fasse mention l’histoire du monde : l’extermination, d’un peuple entier. Elle voulait donner à ses colons des terres défrichées et des maisons bâties par d’autres. Deux fois, l’expulsion en détail des Acadiens avait été tentée et n’avait pas réussi; car ces hommes énergiques s’étaient retirés un peu plus loin et à force de travail avaient eu l’impudence de reconstituer leurs petites fortunes et leurs petites patries. La troisième fois, qui devait être la bonne, l’Angleterre avait décidé une mesure générale et radicale. La baïonnette au canon, les soldats anglais conduirent les Acadiens dans les vaisseaux qui les attendaient. Dans celui-ci, les hommes. Dans celui-là, les femmes. Ici les jeunes gens, là les petites filles et les familles séparées pleuraient. Et un vaisseau s’en allait porter dans l’Amérique anglaise le père de famille. Et un autre venait jeter la mère sur les côtes de Belle Ile. Et un troisième qui emmenait le fils on ne sait où faisait naufrage. Et la fille s’était sauvée dans les bois, car les filles sont toujours plus rusées. Et ce fut un spectacle plus horrible que la dispersion des Hébreux qui s’opéra par terre et où les familles ne furent point désunies. Eh bien! quoiqu’ils aient été dispersés aux Etats-Unis, qu’ils aient enseigné l’agriculture aux Corses, fertilisé les landes de la Vienne, colonisé la Guyane où leurs fils ont donné l’hospitalité à Barbé-Marbois, fondé à Belle-Ile-en-mer une colonie qui parle français au milieu des Bretons bretonnants, qu’il ne soit resté au pays d’Acadie que des malheureux traqués dans les bois comme des loups, ces derniers ont suffi, de meilleurs jours enfin amenés par leur persévérance, à refaire acadienne la terre d’Acadie. Ils se comptent par plus de cent mille qui parlent français, qui ont leurs écoles, leurs ministres, leurs magistrats, leurs députés, qui forment dans plusieurs comtés la majorité de la population; qui ont fondé toute une France dont l’histoire est plus merveilleuse encore que celle des Canadiens. N’est-ce pas fantastique et plus beau que la bataille d’Austerlitz? Pas plus tard qu’hier soir, 7 août, une vingtaine d’heures à peine avant celle où ces lignes tomberont sous les yeux des lecteurs du Courrier du Soir, M. Gladstone déclarait au Parlement que tout homme qui dédaigne les questions coloniales, ne mérite point le nom d’Anglais. Nous avons les mêmes devoirs et c’est pour cela, compatriotes, que je termine en vous disant; Français d’Acadie, c’est un Français de France qui vous salue. LÉON BARAT