Discours du Révd. Ph. L. Belliveau, Curé du Barachois

Newspaper
Year
1895
Month
10
Day
3
Article Title
Discours du Révd. Ph. L. Belliveau, Curé du Barachois
Author
Rev. Ph. L. Belliveau
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
Discours du Révd. Ph. L. Belliveau, Curé du Barachois. Mesdames, Messieurs, Je vous remercie de l’honneur que vous me faites en m’invitant à vous adresser la parole, mais comme la première invitation reçue par moi relativement à cette fête, n’a été reçue qu’à la veille de mon départ, vous ne pouvez, en justice, vous attendre à un discours de ma part, comme je ne puis, en conscience, de mon côté, vous promettre de vous dire aucune chose, et quant au fond et quant à la forme, digne de l’occasion qui nous a ici réunis. Les deux buts que nous avons en vue en nous réunissant aujourd’hui en aussi grand nombre dans la belle et florissante paroisse de Rogersville, ont une connexion à laquelle peut être beaucoup n’ont pas songé. Nous sommes venus ici pour fêter tous ensemble notre fête nationale, l’Assomption, de la Très-Sainte Vierge, et en même temps nous sommes venus honorer un bon prêtre et un grand patriote, à l’occasion de son jubilé sacerdotal, c’est-à-dire le 25e anniversaire de son ordination à la prêtrise. Le lien intime qui existe entre ces deux faits c’est que sans le Révérend Messire Richard, le héros de cette démonstration, notre fête nationale ne serait probablement pas l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il a dû lutter bien fort pour l’obtenir, et ce n’est qu’après avoir entendu les accents sincères et convaincus de ce mâle éloquence que la foule s’est ralliée à son étendard. Ce n’est pas ici la place de discuter le pour et le contre de ce choix; qu’il suffise de dire que nous ne devons pas rougir de nous trouver, comme Acadiens, sous la protection spéciale de la Reine du Ciel, et d’avoir pour fête nationale la même qu’a eue la France, notre mère-patrie, aux beaux jours de sa foi. Rien, selon moi, n’est plus propre à rallumer notre patriotisme et à conserver dans nos cœurs l’orgueil national, que notre régularité à fêter ensemble le 15 d’août—et pour ma part je désirerais excessivement que chaque année, deux ou trois, ou trois ou quatre paroisses d’un comté se réunissent pour chômer solennellement la fête nationale. C’est votre droit, Mesdames et Messieurs, et aucune autorité civile ou religieuse ne songera à vous en priver. Toutes les nationalités ont un jour de ralliement où elles viennent, séparément, réchauffer cet esprit de patriotisme qui les inspire, les vivifie, et les soutient dans cette grande marche universelle des peuples vers le progrès. Quant à nous Acadiens nous avons un jour à part. Pourquoi? Parce que nous avons une histoire à part, et que tout peuple qui a son histoire forme nécessairement, par la force des circonstances, une nationalité distincte de toutes les autres nationalités. Cet état de chose n’est pas de notre choix—c’est Dieu lui même qui l’a décrété. Nous y gagnerions peut-être sous le rapport matériel en nous incorporant, pour ainsi dire, avec les nationalités qui nous entourent, et surtout avec cette race que nous aimons et qui nous aime d’un amour si sincère, à cause de notre commune origine, la race canadienne française fièrement assise sur les bords du majestueux St-Laurent. Nous aimerions de pouvoir abattre ces murs en apparence fantastiques de pouvoir franchir ces barrières nationales et d’ignorer ces distinctions qui peuvent paraître absurdes. Ce désir est sans doute réciproque; l’assimilation serait désirable, se dit on de toutes parts. A ces paroles deux spectres relèvent malheureusement la tête. Le premier est celui de la nécessité pour ne pas dire de l’impuissance, s'écriant que les plus chers intérêts de la province de Québec requièrent à peu près toutes les ressources à sa disposition, et qu’en conséquence elle doit, en général, se contenter de nous conserver un amour fraternel et sincère, un dévouement inaltérable, et son appui moral en tout et partout. L'histoire vient ensuite ouvrir ses pages sinistres, et en caractères sanglants nous retracer les malheurs inouïs essuyés par nous seuls, et pour tout dire en un mot, avec le décret de Dieu lui-même empreint sur ses pages elle nous indique irrévocablement notre place exceptionnelle au soleil des nations. Cette histoire nous rappelle qu'il n'y a eu qu’un Grand Pré et qu'un Beaubassin, qu’un Port Royal et qu’un Beauséjour, qu’il n’y a eu qu'un Lawrence et un Winslow, qu’il n’y a eu qu’une persécution systématique d’une nation sur cette terre d’Amérique, et qu’en dernier lieu il n'y a eu qu’un seul exil prémédité de tout un peuple dans le monde entier, dont les traces sanglantes se retrouvent encore à chaque page de l’histoire. En voilà assez, ce me semble, Mesdames et Messieurs, pour constituer une histoire à part. Le peuple acadien a le premier mis pied sur ce continent, avec une organisation féodale et avec l’intention de s’emparer du sol et de le défricher. Aussi les travaux de nos ancêtres, dont on reconnaît encore les traces dans la vallée de Port Royal—aujourd’hui Annapolis—et ailleurs- comptent-ils parmi les premiers travaux organisés en vue de la culture et de l’établissement complet d’une race distincte sur ce sol d’Amérique. Cette partie de l’aristocratie française qui était venue s’implanter sur les bords de l’océan était bien propre, et par ses ressources et par son énergie, à établir une colonie dans le Nouveau Monde; et nous n’avons qu’à nous glorifier d’être les rejetons d'aussi nobles ancêtres. Cette tige naissante a été arrachée au moment même où elle permettait des fruits abondants, et elle a essuyé malheur sur malheur. La jalousie des uns, la rapacité et la cruauté des autres ont fait de notre chère Acadie un point de mire pour tous les ennemis de notre race, et elle a dû enfin écraser devant la persécution et l'exil. Nous avons souffert seuls : il s’agit pour nous aujourd’hui de nous relever seule. Nous ne dédaignons certes pas l’aide d’autrui; au contraire nous l’avons acceptée et l’accepterons toujours avec la plus vive reconnaissance, mais il ne faut pas y compter outre mesure. Nous avons en nous tous les principes et les éléments de la vitalité et de la force, nous en avons déjà donné des preuves dans le réveil national produit dans les derniers trente ans. Il nous faut donc compter surtout sur nous-mêmes en autant que possible pour la continuation du progrès commencé. C’est pourquoi je vous exhortais tout à l’heure et vous exhorte encore à chômer votre fête nationale comme l’un des moyens de vivifier cet esprit de patriotisme sans lequel la nation s’endort, de nous unir plus étroitement les uns aux autres, de nous affermir en faisant valoir nos droits, et enfin de prendre ensemble les moyens les plus propres à notre développement et notre avancement comme peuple. Je tiens, avant de terminer, Mesdames et Messieurs, à ajouter un mot de félicitations à mon excellent ami et compatriote, le Révérend Messire Richard, à l’occasion de ses noces d’argent. Je m’honore de son amitié—il me l’accorde—et je serais ingrat si au milieu de ce déploiement d’éclat et de grandeur qui l’entoure aujourd’hui je restais silencieux, et si au milieu de cette fête brillante et de toutes ces marques d’affection je ne mêlais ma faible voix à ce concert d’admiration. Braves paroissiens de Rogersville, de St-Louis et d’Acadieville, vous avez eu raison d’imaginer cette grandiose démonstration en l’honneur de ce bon prêtre qui vous a desservis dans le passé et qui dessert encore une partie d’entre vous. Nous devons honorer le sacerdoce toujours, et dans tous ceux qui en sont revêtus, mais lorsque le prêtre a passé 25 ans de sa vie dans l’exercice du saint ministère il a un double titre à notre respect. Et par dessus tout lorsque ce prêtre s’est dévoué à une cause qui nous est chère en y mettant toutes les ressources de son intelligence et de ses talents, lorsqu’il s’est assimilé cette cause, l’a faite la sienne en y dépensant toute son énergie, toutes ses forces, sa vie toute entière si vous voulez, celui-là a non seulement droit à notre respect—il a droit de plus à notre admiration et à notre profonde gratitude. Telle a été la vie de l’abbé Richard, Mesdames et Messieurs, et le peuple acadien, ou au moins cette partie du peuple acadien qui le connaît le mieux et qui par crainte n’est pas empêchée de le lui dire, tient à venir le remercier aujourd’hui de son dévouement à notre cause et des lourds sacrifices qu’il s’est imposés pour notre avancement. Il peut se faire qu’il se trouve des individus qui voient d’un mauvais œil les travaux de celui qui se dévoue à une cause qui leur est étrangère,—il arrive que même parmi nous il se trouve des esprits étroits qui accuseront toujours celui qui, avec les meilleures intentions du monde se pousse en avant, de le faire pour des fins personnelles de vanité et d’égoïsme—mais ce n’est pas là que nous irons chercher une appréciation juste et intelligente du vrai mérite. Les intentions qui ne sont pas pures, et le but inavouable ou intéressé se trahissent toujours par quelque côté, le plus souvent du côté de la bourse. Eh bien! le jour où nous irons jeter un regard furtif au fond de la bourse du Père Richard sera, je crois, le grand jour de sa parfaite justification! En vue de tout cela, Mesdames et Messieurs, je me permettrai en terminant de dire à cet homme de Dieu et à ce grand Acadien : Ad multos annos! Puisse le Père Richard compter encore de nombreuses années pour le bien de la religion et pour le bien de l’Acadie. Merci Mesdames et Messieurs, de votre bienveillante attention.