Les doubles sens

Newspaper
Year
1894
Month
7
Day
12
Article Title
Les doubles sens
Author
J. Cravache
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
LES DOUBLES SENS. Avec des airs dévots des hommes s'imposeraient à Dieu si Dieu se contentait du vernis des visages. Mais, le monde se trompe plus aisément. Il suffit qu’un débitant de boissons enivrantes se pavane au premier banc, à la messe de dix heures, le dimanche, qu’il jette dans le plat des oboles une petite pièce blanche et miroitante, avec le geste superbe du petit verre élevé à la hauteur du nez, et, il est honnête homme, il est le sine quâ non de toutes grandes choses. D’abord il est mercier, il est épicier, il vend du melon d'eau sur l’affiche et des spiritueux frelatés dans l’arrière boutique; mais, pour un rien du tout, il sonnera la cloche de l'église et répondra la messe Ainsi se compensent le mépris de la loi et la fraude dans le commerce. Quelqu’autre n’est ni épicier, ni mercier, il est ostensiblement propriétaire d’une buvette. Un jour arrive, où l'usage aussi bien que le droit prescrivent qu’il ferme sa gargote. De fait, portes et fenêtres sont hermétiquement cadenassées sur la rue; on entre alors par la cave, on boit à la chandelle, c’est ingénieux. Et cet homme qui débite le poison à plein verre criera le premier au scandale, au relâchement, à l'infamie, si le plus petit de ses frères fait le plus petit faux pas Tous ces bedeaux sont la peste des campagnes. Qu'une petite agglomération, qu’une assemblée quelconque ait lieu, le bedeau mercier débitant et épicier se trouve à l’affût. Vous savez ce que nous entendons par pique-nique, par exemple. Qui croque le marron dans un pique-nique? Ce n’est pas le prêtre qui a cherché dans une assemblée où l’on s’amuse et paye un moyen légitime de couvrir les dettes de son église! non, c’est le bedeau qui a spéculé sur l’appétit des jeunes gens pour leur faire empocher ses flacons écœurants et, empocher, lui, les pièces d’or du pique nique, de l'église et de l’école. Sa dime est plus enviable que celle du curé, ne craignez rien! Et le soir, il se frotte les mains et se bénit lui-même. Veinards bedeaux! Alors que le curé compte sur la charité, le bedeau échafaude sur l’ivresse et le bedeau l’emporte. Mon Dieu, qu’il faudrait un stylet d’acier pour graver la frimousse de ces marchands de boissons dans les campagnes! Ils sont forts d’une sécurité qu'ils trouvent dans la faiblesse de ceux qui ont le devoir de parler, dans la poignée d’or qui pue le grog et qu'ils font sonner dans leurs goussets, dans leurs vertus de commande, dans la haute considération qu’ils ordonnent sous peine de jeter sur les adorateurs de leur religion secrète, le déshonneur dont ils vivent. Le bedeau débitant n'a jamais de créditeurs, l’argent sonne à chaque petit verre sur son comptoir crasseux. Le médecin, le prêtre, le boulanger, le tailleur, le journaliste ont besoin de livres de comptes; la buvette est le temple du dieu Cash. Il se fourre partout et partout sa présence se traduit par le ravalement du bon sens et de la morale publique. Vous ne croyez point! Eh bien! venez que je vous montre son œuvre, que vos yeux se repaissent du spectacle d’une jeunesse tombée au niveau de la brute ignoble et assoiffée qui ne rêve qu’un grand public pour ses premières esclandres. Postez-vous au détour du chemin. Des moutards de dix ans sont emportés à bras, ivres morts, blèmes, bavants; des nègres aux instincts de bêtes se livrent à des démonstrations sans nom sur la rue, aux regards des enfants et des fillettes; des jeunes gens hurlent des blasphèmes et de stupides exclamations au passage des femmes. Regardez défiler ces visages terreux d’adolescents, ces hommes à jambes molles, ces femmes futées et avachies. Eh bien! qu’y voyez-vous d’extraordinaire? mais, rien! c’est tout naturel. Aussi, nous ne condamnons point les assemblées, en général, nous condamnons ceux qui ont mis dans cet état d’ivresse brutale et de sans-gène suggestif et dégoûtant une foule de jeunes gens et de jeunes filles. Ces yeux pochés, cet oubli des convenances, cette inconscience qui s’empare de la femme qui se grise à respirer seulement le fumet du grog et le poison des pipes, tout cela crie vengeance. Dites-moi—Vous peignez des scènes inouïes, votre littérature est horrible! Ce n'est pas moi qui suis horrible, c’est la génération qui n’a pas le sens commun de se conduire proprement, c’est la platitude que vous montrez envers les empoisonneurs professionnels. Il n’y a plus de bornes. Citons Weymouth. La tragédie et la comédie de l’ivresse se joue sur les rues, dans les hôtels, partout, même dans le lieu saint. La promiscuité, le pot-pourri de tous les sentiments et de tous les actes, sociaux, politiques et religieux est-il donc une forme nouvelle du progrès intellectuel et moral des Acadiens! Un effrénément d’ivrognerie semble passer, saccageant dans les nôtres et dans la jeunesse en particulier, des qualités que l’on se plaisait à reconnaître au caractère Acadien, la politesse, l’urbanité, l’hospitalité. Ce petit peuple, qui comptait parmi les très catholiques, n’avait point jusqu’à ce jour, été flétri du titre peu enviable, qui s’attache dans la tradition, au nom polonais, irlandais et breton. Prenons garde, Acadiens, que notre nom ne soit aussi synonyme, à tort ou à raison, d'ivrognes catholiques. J. CRAVACHE.