Feuilleton: les épreuves de la vie

Year
1890
Month
3
Day
18
Article Title
Feuilleton: les épreuves de la vie
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Page Number
1
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Language
Article Contents
FEUILLETON Les épreuves de la vie (Suite.) XIII L’INVENTEUR. Quand Maximilien Audoin pénétra dans la mansarde où le docteur l’avait précédé, il trouva un homme de soixante ans environ, en proie à un accès d’intraduisible désespoir. Il pleurait, sanglotait, se déchirait les bras avec les dents, s’arrachait les cheveux, puis se jetait la face contre terre en répétant : -- La malheureuse! la malheureuse! Le docteur saisit le fou dans ses bras avec une vigueur qui n’excluait pas la compassion, et, regardant fixement l’insensé, il le tint un moment sous le rayonnement magnétique de ses prunelles. Le fou subit lentement la puissance de la volonté du médecin, ses yeux perdirent leur égarement; à la torsion nerveuse de ses bras succéda une mollesse, un affaissement annonçant la fin de la crise. Il baissa la tête féroce domptée, et la balança à droite et à gauche, avec des mouvements lents et doux. Tandis que le médecin plaçait des compresses d’eau froide sur le front de l’insensé, il demanda à la jeune fille quel malheur, quel chagrin violent avait coûté la raison à son père. Reine raconta brièvement ce qui suit : « Quatorze ans auparavant, Chrétien Moureau travaillait dans l’usine de M. Nerval. C’était un homme doux, inoffensif silencieux; il ne s’enivrait pas, ne se liait point avec ses camarades d’atelier, et s’isolait dans les vastes cours ou les salles immenses pendant l’heure des repas que les ouvriers prenaient à la fabrique. « Tandis qu’il mangeait distraitement son pain coupé en gros dés et buvait l’eau de la fontaine, il traçait sur des morceaux de papier ramassés n’importe où; des prospectus, des envers d’affiches, des feuilles blanches de vieilles lettres; des figures bizarres, dont lui seul sans doute avait le secret; c’étaient des poulies, des hélices, des rouages, des courroies. Tout cela isolé d’abord, comme les membres d’un corps disséqué, les ossements non encore attachés d’un squelette; à chacun de ses rouages, et ces détails, il ajoutait un chiffre; un signe correspondant à sa pensée et à ses calculs. « Ses camarades se moquaient de lui et l’appelaient par dérision le Géomètre. Il ne se fâchait point, souriait doucement, et, l’heure du repas écoulée, il se remettait à l’ouvrage. Quelques-uns de ses compagnons affirmaient qu’il suivait par intervalle des cours de dessin linéaire. « Il s’habillait proprement, mais pauvrement. Sa sobriété expliquait mal ce manque de toute coquetterie, car l’ouvrier parisien est excessivement faraud. Il aime les blouses de toile fine, les chemises blanches, les cravates de couleur gaie; le soin de sa personne constitue une partie de ses délassements. Il fallait que Chrétien Moureau cachât un vice intime et fit tomber l’argent de ses semaines dans un gouffre mystérieux. Il ne hantait point le cabaret, où pouvait-il dépenser sa paie? Un bouquiniste du quartier donna le mot de l’enigme. « Chrétien Moureau se ruinait en livres en achetant les manuels de dessin, de mécanique. Le dimanche, il parcourait les musées; pendant la semaine, il consacrait à l’étude ses heures de loisir. Comme il ne semblait pas à ses camarades devoir être jamais autre chose qu’un ouvrier comme eux, ceux-ci riaient de son amour pour la solitude, de sa sobriété, de sa passion pour la lecture, et le taquinaient souvent quand ils le trouvaient songeur, assis dans la cour sur des piles de bois, traçant avec un gros crayon des figures auxquelles ils ne comprenaient rien. « Cependant Chrétien Moureau devenait de plus en plus grave, méditatif. Son travail manuel l’occupait moins que ses idées ne l’absorbaient. Il restait quelquefois immobile devant son établi, l’œil fixé dans le vide comme s’il voyait s’agiter les rouages imaginaires d’une machine fantastique. « Un jour, il rencontra M. Nerval dans la cour et lui demanda quelques moments d’entretien. « Ce matin-là, le riche usiner était en belle humeur, il emmena l’ouvrier dans son bureau, et celui-ci s’assit timidement au bord de la chaise qu’il avait prise, et se mit à tortiller sa casquette entre ses doigts. « Il lui avait d’abord paru très facile d’expliquer au maître ce qu’il comprenant lui-même si bien; mais, si l’ouvrier entendait sa propre pensée et la poursuivait d’une façon lucide, il lui devenait difficile d’exprimer ses idées, de leur donner une forme vivante, et de rendre claire pour autrui ce qu’il voyait, lui, lumineux comme les rayons de soleil. « Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Nerval, avez-vous quelque chose à me demander? « Je veux vous expliquer, monsieur, vous dire. . . . . . « Chrétien comprit qu’il ne s’en tirerait jamais avec des phrases, et, fouillant dans une de ses poches, il en tira un rouleau de papier, tandis qu’il cherchait dans l’autre une poignée de rondelles, de plaques, de scies, de roues en ferblanc, et, les posant sur le bureau : « Voici la chose, dit-il en ouvrant son cahier. « M. Nerval, surpris, mais résigné, se renversa dans son fauteuil et se disposa à écouter l’ouvrier. « Peut-être bien, monsieur, que je m’expliquerai mal, dit Chrétien, les gens qui vivent seuls avec une idée manient difficilement la parole. Mais vous êtes savant, vous, et ce qui manquera, vous saurez le trouver. J’ai inventé un support articulé, s’adaptant entre deux wagons à deux roues, support qui les consolide entre eux, de façon à ne former qu’un seul et grand wagon à quatre roues; il permet deux sortes de mouvements de rotation : le premier qui s’effectue horizontalement et facilite la marche d’un train sur des courbes très prononcées, fussent-elles de vingt-cinq mètres de rayon; le second qui s’effectue verticalement et permet aux roues de ne jamais quitter le rail et de suivre les inégalités de la voie ferrée. De sorte que. . . . . . « -- Mon ami, demanda M. Nerval, c’est pour me parler de votre invention que vous m’avez demandé un entretien? « -- Rien que pour cela, monsieur. « -- N’allons pas plus loin, alors; j’ai ma fortune faite, ou du moins à peu près, avec les systèmes connus, je n’irai pas la compromettre et perdre mon temps en essayant autre chose. « -- Mais, monsieur, répliqua Moureau, grâce à mon système, les déraillements sont impossibles, la traction est diminuée de beaucoup, enfin on réalise une économie notable . . . « -- Alors, mon ami, portez votre invention à l’Academie, proposez-la aux grandes compagnies; quant à moi . . . « -- Je voulais vous demander une chose bien simple, monsieur. Voulez-vous me fournir ce qu’il me faut pour exécuter chez vous les pièces de mon modèle? « -- Combien coûterait le modèle? « -- Deux mille francs. « -- Ce serait autant de perdu. Vous vous illusionnez sur ce que vous avez cherché. On se grise de sa pensée, Chrétien, on s’affole de ses inventions. Croyez-vous être le premier homme qui soit venu me trouver et me proposer des merveilles en mécanique? Vingt ingénieurs sont entrés ici avec des mémoires d’une lucidité parfaite, des dessins merveilleux; l’un avait découvert le secret de séjourner quatre heures sous l’eau; le second me proposait de faire construire un bateau d’un système hors ligne pour aller à la plus fructueuse des pêches, celle de l’or au fond de l’Océan, aurait dragué le fond de la mer et ramené à sa surface des tonnes d’or et d’argent. Il y a huit jours, un jeune homme, dont le talent atteint presque le niveau du génie, m’a proposé de me mettre à la tête d’une compagnie constituée pour établir sur la Manche un pont gigantesque sur lequel courrait un chemin de fer. Des écluses permettraient le passage aux navires. Les calculs sont faits, les travaux ne semblent pas impossibles : eh bien! j’ai refusé de m’occuper de tout cela. Chaque semaine je reçois vingt lettres pour m’expliquer de nouvelles inventions; je les repousse toutes d’une façon impitoyable. « -- Et ceux qui ont fait de ces découvertes l’occupation de leur vie, le but de leur avenir! « -- Mon pauvre Chrétien! ceux-là sont des niais, heureux quand ils ne deviennent pas des fous! « -- Mais que résoudre, monsieur? Mon invention est utile, elle réalise un progrès; si j’étais peintre, j’exposerais mon tableau; si j’étais écrivain, je ferais lire mon livre. Mais je ne possède que des calculs, des dessins, et l’exécution presque enfantine de ma machine, mise en jeu avec des rondelles de ferblanc. « -- Je n’y puis rien! répondit M. Nerval, absolument rien! « -- Et vous refusez de m’aider? « -- Ce serait vous rendre un mauvais service. « Chrétien Moureau baissa la tête avec accablement. « -- Il me reste un conseil à vous donner, reprit le riche usinier, ne vous absorbez pas trop dans ces calculs, dans ces calculs, dans ces songeries, dans les brouillards; vous perdrez progressivement, si vous vous abandonnez à des idées fixes, les qualités d’exactitude qui faisaient de vous un excellent ouvrier. Celui qui se croit un inventeur doué de génie n’est pas loin de dédaigner la grosse et facile besogne manuelle. Vos recherches vous rendront triste, misérable; le travail vulgaire vous enrichira. « Chrétien Moureau se leva. « -- Merci de vos conseils, monsieur, dit-il; j’ai confiance en Dieu, qui donne à certains esprits une lumière spéciale; s’il m’a permis de trouver quelque chose, c’est afin que cette chose profite à tous. « -- Avez-vous lu la vie des inventeurs célèbres? « -- Oui, monsieur. « -- Vous savez quelle fut leur destinée? « -- On a fermé devant eux les portes, je le sais; on les a traités de fous et de rêveurs; et cependant, monsieur, la vapeur fait marcher les navires, les métiers Jacquart enrichissent les industries diverses, le gaz éclaire les rues, le soleil remplace le crayon du peintre. Je n’ai, à proprement parler, rien inventé, j’apporte une amélioration, voilà tout. Mais, en évitant les déraillements de trains, elle sauverait des milliers d’existences. « Chrétien ramassa ses rondelles de zinc et roula ses papiers. « -- Je vous demande pardon de vous avoir dérangé, monsieur. « -- Il n’y a pas de mal, je n’ai rien à faire ce matin. « L’ouvrier sortit. Il était fort pâle. Les froides réponses de M. Nerval avaient glacé son cœur. Si encore l’usinier lui eût laissé quelque espérance, l’eût soutenu moralement, mais il venait de le repousser brutalement. Rejeté dans son néant d’homme de peine, celui qui s’imaginait avoir réalisé, non pas seulement un progrès industriel, mais une œuvre humanitaire, retombait à son rang de manœuvre inconscient : la brute accoutumée à la même tâche régulière et monotone. « -- Est-ce que je suis mis au monde pour ciseler sans fin la même pièce d’acier? se demandait Chrétien. Je ne suis pas bien savant, soit! mais j’ai trouvé! Il faut à chacun sa part de gloire et de joie. Il y a une fortune pour l’inventeur de ce wagon qui permettra de réaliser une économie notable. Si le nombre des roues est diminué de moitié, le nombre des points de contact avec les rails diminue dans la même proportion. De là moins d’usure des rails, moins de combustible brûlé, d’augmenter le chargement du train et d’accélérer la vitesse. Oui, j’ai raison contre mes camarades, contre le maître de cette usine, qui se contente de grossir sa fortune, sans songer que la loi du progrès est la loi du monde! « Chrétien regagna sa place à l’atelier et travailla comme à l’ordinaire. Cependant, à partir de cette journée, ses distractions devinrent plus fréquentes, il se trompait souvent, manquait ou brisait des pièces. Il continuait à boire de l’eau, et cependant on eût dit quelquefois que son cerveau était pris d’ivresse ou de vertige. « Peut-être allait-il rouler dans une voie fatale, quand il songea à devenir le mari d’une jeune fille honnête et douce, avenante plutôt que jolie. « Rose savait que Chrétien était bon; elle pensa qu’il la rendrait heureuse, et elle devint sa femme. « Un nouvel élément de bonheur changea subitement les pensées de Chrétien. Il cessa durant plusieurs mois de s’occuper de ses inventions. Le souvenir de sa femme travaillant au logis en l’attendant prima tous les autres; et durant une année Rose se trouva pleinement satisfaite. Au bout de ce temps, elle eut une fille, la petite Reine, et sa vie lui sembla désormais si complète, qu’elle ne demanda plus rien à Dieu. « Quant à Chrétien, soit que l’enfant occupât trop Rose et le privât d’une partie du temps qu’elle lui consacrait, soit que sa passion pour l’étude reprit son empire tyrannique, après qu’il eut tenté de l’oublier pour les joies de la famille, Chrétien tira de l’armoire les vieux livres qu’il lisait avant son mariage; il consulta ses cahiers, vérifia ses calculs, recommença ses dessins, et lorsque sa femme l’interrogea sur sa vie à l’atelier, sur les progrès qui pouvaient survenir dans leur aisance de la main, sans colère, mais de façon à ce qu’elle ne le troublât plus. « Souvent, quand l’enfant pleurait, un geste d’impatience échappait à Chrétien. Sa compagne fut d’abord surprise, elle s’attrista ensuite. L’aimait-il moins? Il ne lui parlait presque plus. Souvent il restait près d’elle une soirée entière absorbé dans ses chiffres. « Un soir, soit ennui, soit parce qu’elle s’intéressait réellement à ce qui occupait Chrétien si fort, sa femme lui demanda ce qu’il cherchait pendant les longues soirées qu’il dépensait à lire, rêver, compter, écrire. « Une flamme joyeuse brilla dans la prunelle du mari. « -- Tu veux le savoir, vrai? « -- Tes espérances ne sont-elles pas les miennes? « Chrétien l’embrassa, et s’approchant de la table, feuilletant son cahier à mesure qu’il parlait : « -- M. Nerval ne m’a pas compris. C’était bien simple, cependant, il ne m’a pas compris ou peut-être il a ressenti de la jalousie. J’avais trouvé une fortune pour l’enfant, pour toi, pour nous tous! Mon support articulé coûtait à établir trois cents fr., pour deux wagons, bien entendu; je supprimai une paire de roues, et l’autre paire s’adaptait au centre. On économisait douze cents fr. par paire de roues, en comptant les ressorts et les accessoires. Et pour une compagnie comme celle de Lyon, qui possède plus de trente mille wagons, le bénéfice atteignait un total de trente-six millions! « -- Trente-six millions! s’écria la femme. « -- De plus, d’après mon invention, les trains pouvant marcher sur des courbes de vingt-cinq mètres de rayon, les montagnes n’auraient plus besoin d’être percées, ou les contournerait. « -- Alors il n’y aurait plus de tunnels? « -- Plus d’accidents, plus de pensions, plus d’indemnités. « -- Mais c’est magnifique. « -- Oui, j’économiserais plus que de l’argent, j’économiserais la vie humaine. « –Eh bien! reprit Rose, il faut la montrer, ton invention. « –Je l’ai fait. – Qu’est-ce qu’on t’a dit? – On s’est moqué de moi. « – Alors, c’est qu’elle n’est pas bonne! « –Si, elle est bonne, je te l’ai expliquée tout à l’heure, et tu la trouvais belle. « –J’ai cru ce que tu me disais. Mais tu peux t’être trompé, et, si des hommes comme M. Nerval ne t’encouragent pas, c’est que tu perdrais ton temps à poursuivre l’impossible. Vois-tu, ce qui est bon réussi toujours. « Chrétien baissa la tête et, depuis ce jour, jamais il ne reparlera de son perfectionnement des wagons. Du reste, il cherchait encore. Une nouvelle idée s’était greffée sur la première, et il se demandait s’il n’y aurait pas moyen d’arriver au chauffage des trains de toutes les classes en employant la vapeur perdue qui sort par le tuyau d’échappement de la locomotive. « –Il y pensait le jour, la nuit il en rêvait. Comme ses heures de repos étaient rares, et que d’ailleurs il ne pouvait ni voir de machines, ni consulter certains livres pendant la soirée, Chrétien commença à prendre l’habitude de rester chez lui le lundi. Ces jours-là étaient ses bons jours. D’abord sa femme ne fit aucune observation, elle le crut fatigué et souffrant; quand elle comprit que Chrétien faisait de ce repos une habitude, elle s’alarma. « La ménagère songeait avec chagrin que la paie de la semaine se trouvait diminuée. Elle hasarda à ce sujet une observation timide. « –Connais-tu un seul de mes camarades qui travaille le lundi? demanda Chrétien à sa femme. Eh bien! je fais comme les camarades. « –Je te l’accorde : mais ce lundi n’est pas seulement une non-valeur, c’est un jour de dépenses; tu achètes des livres, du papier, des crayons, que je sais! « –Et si j’allais au cabaret? demanda Chrétien. « Sa femme se leva, prit l’enfant dans ses bras et la promena dans la chambre en chantonnant. « La première pierre venait de tomber dans le lac bleu du ménage. A CONTINUER.