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VIEUX FORTS DE L’ACADIE
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR M. PASCAL POIRIER
Le voyageur qui parcourt les provinces comprises, autrefois, dans les limites mal définies de l’Acadie, et connues, aujourd’hui, sous le nom de Nouvelle-Ecosse et de Nouveau-Brunswick, rencontre sur sa route de nombreux monuments du régime français. Ces monuments, il les trouve surtout au milieu des débris d’une population parlant une langue tristement dégénérée de celle des anciens Normands et Bretons français, ses ancêtres; dans des monceaux ou tumuli recouverts d’herbe, et dans le nom d’un grand nombre de bois, rivières et promontoires, conserve du français d’autrefois.
Port LaTour, sur la côte ouest de la Nouvelle-Ecosse, rappelle les efforts héroïques que fit le rival d’Aulnay, le fier et intrépide Latour, pour prendre pied sur la péninsule. Gaspareau est le nom que donnèrent à un rapide cours d’eau, serpentant au travers d’une région fertile justement appelée le jardin de la Nouvelle-Ecosse, les aïeux de ce malheureux peuple qu’une destinée inexorable et des secrets d’un gouvernement inhumain arrachèrent de leurs antiques habitations « dans la douce terre d’Acadie. » L’Ile qui, pendant de longues années, s’appela du nom superbe d’Ile Royale, a repris et conserve encore son nom primitif et plus modeste de Cap Breton, qui fut autrefois donné à l’un de ses caps par ces hardis marins bretons, les premiers explorateurs du continent de l’Amérique du Nord. Le rocher désert où fut Louisbourg fait songer aux fortifications formidables de cette ville destinée, selon le calcul des ministres de Louis XV, à frapper les Anglais d’épouvante et à garder contre eux les approches du Golfe Saint Laurent. Personne aujourd’hui n’entendrait jamais parler du marquis de la Boularderie, sans cette Ile verte et coquette dont il voulut faire sa seigneurie et qui conserve encore son nom. Le Bras d’Or, vaste nappe d’eau dentelée de criques et entrecoupée de beaux lacs, que surmontent des collines recouvertes d’arbres verdoyants et de fermes riantes, atteste encore la justesse et la propriété du nom que lui donnèrent ses premiers possesseurs.
Les Français n’eurent jamais qu’un pied à terre incertain en Acadie. Ils avaient construit en quelques endroits isolés, des forts grossiers, autour desquels de petits groupes de colons bâtirent ensuite des chambres et défrichèrent des terres.
La rivalité entre l’Angleterre et la France s’alluma sur ce continent aussitôt que les établissements britanniques y eurent pris quelqu’importance, et fut cause que les colonies françaises n’y devinrent jamais florissantes et ne purent y acquérir de stabilité. Ajoutons que le gouvernement français ne se montra, en aucune occasion, fort entiche d’un pays qui ne promettait guère de profits à ses possesseurs. Il le laissa même, pendant de longues années, à la merci des marchands et des aventuriers.
Dans la suite, la France comprit mieux l’importance de l’Acadie, comme base d’opérations militaires contre les colons toujours agressifs de la Nouvelle-Angleterre; et finalement elle fut contrainte, pour la défense de ses autres colonies, de bâtir la forteresse de Louisbourg, sur la côte orientale de l’Ile Royale. Mais il était trop tard; et ses rois ne purent reprendre le terrain qu’ils avaient perdu par leur indifférence, pendant la première période de l’établissement du pays. Si les hommes d’Etat français avaient eu un sens plus pratique des questions coloniales, ils auraient compris tout de suite que la possession de l’Acadie leur était absolument indispensable pour la défense et la conservation du Saint Laurent et des grands lacs.
L’histoire de la construction de leur premier fort nous montre les difficultés contre lesquelles les Français ont eu à lutter dès le commencement de leur périlleux essai de colonisation en Acadie.
Quand De Monts–que la charte de Henri IV constituait seigneur féodal de la moitié d’un continent–vint pour la première fois en Acadie avec sa suite d’aventuriers, il n’y avait pas un seul établissement anglais, depuis le pôle nord jusqu’à l’ancienne ville espagnole de Saint Augustin, dans les savanes de Floride. La petite île de Sainte-Croix, où ils se fixèrent d’abord, ayant été bientôt jugée insuffisante, resserrée qu’elle était dans sa ceinture de rochers, pour un établissement sérieux, les Français, pour berceau de la future colonie, choisirent, au fond de l’un des bars de mer de la baie de Fundy, si remarquable par ses « marées » et ses « refouls, » un bassin d’une merveilleuse beauté, entouré de collines boisées et de forêts regorgeant de gibiers de toutes sortes, qu’ils nommèrent Port Royal–aujourd’hui Annapolis.–Il y a maintenant deux cent quatre vingt ans que les premières pièces du fort de Port Royal furent coupées sur les bords de l’Esquille–rivière Annapolis–par l’ordre du baron de Poutrincourt, successeur de De Monts. Les Français ne revenaient pas de leur enchantement, tant le site pittoresque de leur nouvel établissement les avait frappés. « Ce nous estoit chose émerveillable de voir la belle étendue di celui (port) et les montagnes et coteaux qui l’environnent, et m’étonnois comme un si beau lieu demeuroit désert et tout rempli de bois, veu que tant de gens languissent au monde qui pourraient faire profit de cette terre…...Dès le commencement nous fûmes désireux de voir le pais à mont la rivière où nous trouvâmes des prairies presque continuellement jusque â plus de douze lieues, parmi lesquelles découlent des ruisseaux sans nombre qui viennent des collines et des montagnes voisines. Les bois (sont) fort épais sur les rives des eaux. »
Quelle existence pleine de péripéties que celle de Port-Royal!
Parmi ses premiers habitants nous trouvons quelques uns des plus grands colonisateurs de ce continent. Champlain, le père de Québec, de Poutrincourt qui est resté l’une des figures les plus nobles et les plus chevaleresques de toute la Nouvelle France, l’Escarbot le sympathique et ingénieux historien, sont réunis autour du berceau de Port Royal et l’entourent comme d’un rayonnement.
L’Escarbot nous a laissé des succès et des revers des premiers colons une description pleine de charmes, dans laquelle s’étalent toute la mobilité et toute la vivacité du caractère français. Quand on lit sa chronique des faits et gestes de ses compagnons, on se prend à regretter que Port Royal n’ait pas toujours eu, depuis sa fondation, jusqu’au jour où le drapeau fleurdelisé cessa de flotter sur ses bastions, un l’Escarbot pour transmettre à la postérité les incidents si variés et si émouvants de son existence.
Nous allons dans cette étude retracer brièvement trois scènes de la vie acadienne, prises sur nature, il y a plus de deux cent ans.
Nous sommes au dix-septième siècle pendant une froide et belle journée d’hiver. Un blanc manteau de neige couvre les collines et les vallées; seuls les pins et les sapins ont conservé leur verdure. Les contours du rivage, aussi loin qu’on peut les distinguer des hauteurs de Port Royal, sont gelés; mais les marées qui se précipitent dans le vaste bassin et qui en sortent tumultueusement laissent aux vaisseaux un passage relativement libre. A l’intérieur, les rivières et les lacs sont pris d’un solide pont de glace. Sur un plateau élevé, vers le fond du bassin et près de la rivière, on aperçoit un groupe de maisons construites en bois, laissant échapper de leurs cheminées des flocons de fumée légère qui se perdent dans un ciel sans nuage. Mais ce sont là de bien modestes habitations pour tenir sur un continent immense et inhabité, la fortune de la France ambitieuse! Un quadrilatère de constructions grossières comprenant les magasins, l’arsenal et quelques maisons particulières, forme à l’intérieur une espèce de cour assez vaste. Pour toute défense, des palissades servies par quelques canons. Au dessus de l’un des toits les plus élevés flotte dans la brise le drapeau de la France.
Pénétrons maintenant dans le spacieux réfectoire de l’un des principaux édifices du quadrilatère, où un tableau aussi agréable que nouveau nous attend. Un grand feu de bois d’érable pétille dans le foyer, et, au son de la cloche du midi, une procession de quinze à seize gentilshommes entre joyeusement dans la salle à dîner « chacun portant son plat » qu’il dépose sur la table. Champlain, l’archiviclin, ou maître d’hôtel du jour, ayant en main le bâton d’office, « et au col le collier de L’ordre de bon Temps », s’assied à la place d’honneur. Devant chaque convive le maître queue a placé un plat de venaison, de poisson ou d’oiseau sauvage, et un grand vaisseau rempli de vin de France.
Le fidèle Sagmos acadien, le vieux Membertou, est assis avec les autres chefs et les plus braves d’entre ses guerriers autour de l’âtre. On leur distribue du pain et de la venaison, et ils témoignent du geste leur satisfaction à chaque répétition de cette scène quotidienne. Le repas est copieux et entremêlé de bons mots, de chansons et de joyeuses histoires : car toute cette compagnie se compose de gentilshommes de la cour du roi, intrépides à la guerre, versés dans les lettres, et sachant mieux que personne au monde peupler de gaité et d’amusements divers la morne solitude de leur exil volontaire sous le ciel d’Amérique.
Un fait particulier à la colonisation française de cette époque, c’est l’esprit de prosélytisme des aventuriers. Le baron de Poutrincourt n’eut rien de plus pressé, en s’établissant à Port Royal, que de convertir à la religion catholique le vieux Membertou et sa tribu.
Par un beau jour de juin de l’an de grâce 1608, on eut pu voir les cathéchumènes, au nombre de vingt et un, se réunir sur le rivage en face du fort, et suivre les exercices religieux sous la direction du Père Laflèche. Les « gentilshommes aventuriers, » les soldats et les colons étaient tous en grande tenue ce jour-là. Les rites religieux furent accomplis avec toute la majesté, toute la pompe de cette Eglise qui, mieux qu’aucune autre église, sait frapper l’imagination des masses. On charia le Te Deum, et le canon retentit en l’honneur de la première cérémonie du baptême conféré aux sauvages de l’Acadie. Ceux-ci reçurent, avec l’eau régénératrice, les noms des plus grands seigneurs du royaume; et les Français, enthousiasmés de leur succès religieux, les comblèrent de toutes espèces de présents.
De semblables scènes se sont vues souvent, à Hochelaga, sur l’Outaouais, dans la région des grands lacs de l’ouest et le long des côtes et du golfe du Mexique.
Mais voici un tableau de sang et de douleur.
Un jour d’été de l’année 1613, un vaisseau de guerre entre dans la rade de Port Royal, au grand étonnement des habitants occupés à travailler dans leurs champs. Est-ce le navire de France attendu depuis si longtemps? Leurs amis d’outre-mer se sont-ils enfin souvenus de la colonie en détresse et leur envient-ils des soldats et des provisions? Non! la croix rouge d’Angleterre flotte au mât d’artimon. C’est un vaisseau ennemi! Les cultivateurs s’enfuient dans la forêt, et vont donner l’alarme au commandant et aux soldats partis dans quelque excursion. Pendant ce temps Argall s’empare du fort. Ce grossier marin avait reçu instruction de Sir Thomas Dale, gouverneur de la Virginie, d’aller détruire tous les établissements français du littoral de l’Atlantique.
Ce fut le signal que la guerre gigantesque que se livrèrent, pendant un siècle et demie, la France et l’Angleterre pour la conquête du Nouveau-Monde.
Port Royal se releva de ses cendres; mais son histoire, à partir de cette date, offre peu d’épisodes dignes d’intérêt, à part les sièges qu’il eût à soutenir. Sans compter que l’Escarbot n’est plus là pour raviver la gaité dans ses murs et transmettre à la postérité la chronique de son aventureuse existence. Les fleurs de lis et le drapeau rouge flottent tour à tour sur le fort, selon que les Français ou les Anglais sont victorieux dans l’interminable duel dont dépendra le sort définitif de l’Acadie.
En 1710, les colonies anglaises qui avaient eu beaucoup à souffrir des incursions des Français, envoyèrent contre Port Royal une expédition formidable, commandés par Francis Nicholson. Le gouverneur français, M. de-Subercase, opposa une résistance énergique; mais la garnison dépourvue d’ammunitions et de vivres, n’était pas en état de soutenir un siège de longue durée. En conséquence, il capitula vers la fin du mois d’octobre.
Quoique, à cette époque, Port Royal eût été considérablement fortifié, et fût en bien meilleur état de défense que du temps de Poutrincourt, ce n’était cependant qu’un fort insignifiant, comparé à Québec, et, plus tard, à Louisbourg. Les circonstances qui accompagnent la réduction finale du fort, montrent toute l’incurie qu’apportait le gouvernement français dans la protection de ses établissements d’Amérique, Port Royal aussi bien que les autres places fortifiées. Non seulement les murs du fort tombaient en ruine, mais la garnison ne se composait que de deux cent cinquante hommes, exténués, couverts de haillons et mourant de faim.
A partir de 1711, Port Royal demeura au pouvoir des Anglais; et l’Acadie tout entière fut à jamais perdue pour tous ces Français qui avaient si vaillamment combattu pour elle. On changea même, en l’honneur de la reine Anne, le nom de Port Royal en celui d’Annapolis, puis on eu fit le siège du gouvernement anglais jusqu’à la fondation d’Halifax, vers le milieu du dix huitième siècle. Mais à partir de 1718 cette ville, la plus ancienne de l’Amérique–sauf Saint Augustin–fut reléguée dans l’oubli et l’obscurité, d’où seuls l’historien et l’antiquaire viennent quelquefois la tirer.
J. G. BOURINOT
A Continuer.