Rapport d'une assemblée

Newspaper
Year
1893
Month
9
Day
7
Article Title
Rapport d'une assemblée
Author
Prof. J. Lanos
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
RAPPORT D'UNE ASSEMBLÉE. Communication. M. l'Éditeur,— Veuillez insérer le compte-rendu de l’assemblée tenue samedi soir au palais de Justice de Clare. La séance est ouverte à 7 heures. Mr. le Prof. Lanos est prié d’aviser aux préliminaires. Il propose l’élection d’un président et d’un secrétaire; tous les instituteurs et institutrices sont admis à faire part de leurs avis. Mr. le Dr. A. P. Landry est élu président à l’unanimité et Mr. J. Lanos secrétaire du comité. Ce dernier est invité à parler. Mesdames et Messieurs :— “Je me permettrai, puisque l’on m’y invite, de circonscrire la question que nous devons traiter ensemble. Avant de peser les pour et les contre, avant d’admettre les opinions de chacun, il est de toute sagesse que ceux qui ne savent pas le terrain où nous manœuvrons, le connaissent; que ceux qui déjà se seraient formés un jugement, s’en départissent; que ceux qui ne seraient touchés ni par le patriotisme qui nous guide, ni par les intérêts qui sont en jeu, songent qu’il y va de l’honneur national. Que dès le début nous nous entendions; la politique, les partis, les jalousies gâteraient le succès. Ici, nous sommes assemblés dans des vues de paix. Ici nous ne déblatérerons de personne, mais, confiants en ceux qui nous régissent, nous leur exposerons nos besoins, nos requêtes; ils y accéderont, lorsqu’ils auront vu que favoriser notre nationalité c’est la rapprocher de ses sœurs, c’est fondre en un seul corps dont on ne remarquerait pas la soudure, deux éléments qui ne se sont jamais rencontrés au même creuset. Exprimons franchement et sans ambages ce que nous croyons être un droit, ce qui du moins est une logique et l’erreur ne se glissera pas dans nos conseils. Le point capital est celui-ci—Enseigner le français—Autour de cette question s’en groupent d’autres qu’il faut agiter et régler; elles sont le— sine quâ non—de vie ou de mort de notre langue.— Le français est-il bien enseigné? Non. Pourquoi? Parce que les instituteurs et institutrices ne le peuvent. Comment ne le peuvent-ils pas? Parce qu’eux-mêmes ne l’ont pu apprendre. Pourquoi ne l’ont-ils pu apprendre? Parce qu’ils n’ont point d’école dans la province qui le leur enseigne d’une manière immédiate et définitive. Des ébauches, c’est tout ce que nous avons en fait d’éducation française, au lieu d’un cours suivi, achevé, général et capable de services. Ce simple interrogatoire nous mène loin; ce qui plus est, nous avons été coupables de négligence si nous n’avons pas songé à réclamer ce que l’on est peut-être parfaitement d’accord de nous céder, sinon notre responsabilité est dégagée et nous bataillerons. Apprendre l’anglais ne constitue pas, en soi, un danger pour notre nationalité; cette étude est d’ailleurs d’une impérieuse nécessité dans le milieu où nous vivons; et l’ignorance, en général, de notre propre langue est plutôt l’écueil où nous irons sombrer. Oui, si, nous, hommes qui sommes le nerf de la race française, nous ignorons notre langue, surtout si les femmes qui sont l’âme du foyer ne la gardent pas, nous avons vécu. Certains prétendraient à la rigueur que l’anglais est inutile, mais c’est exagéré, c’est faux. Sans l’idiome anglo-saxon le commerce, l’industrie, les professions, la politique sont vite confinés à un coin de terre; avec lui tout seul, un Français sera sans doute encore un citoyen de poids, mais pour les siens il ne sera plus rien. Certains Acadiens ne s’expriment pas en français parce que, poussés par une impérieuse nécessité, ils ont mieux appris l’anglais que leur langue maternelle. S’ils n’avaient dû apprendre que le français ils le sauraient mieux, mais, menant de front l’étude de deux langues, ils ont négligé celle du français dont la connaissance ne leur était pas indispensable. Est-ce le cas? Ainsi l’anglais est un gage de succès dans le monde; le français est nécessaire pour que nous demeurions une nationalité distincte, pour que, parmi nous, des privilégiés de l’anglais nous introduisent, nous guident par la main dans les études qu’ils peuvent nous traduire et faire bégayer. Vivant au contact journalier Anglais et des Français nous pouvons et chacun peut parler l’une et l’autre avec aisance, avec pureté. Elles ne se feront pas tort; elles assureront au contraire une supériorité sans conteste à ceux qui les posséderont toutes les deux. Le temps est venu, le temps viendra où l’homme qui ne saura que sa langue sera broyé dans la lutte pour la vie. Dans notre siècle de vapeur, d’électricité, de complications, d’entassement de plus de choses dans le moins d’espace possible, celui qui peut exécuter le plus est le meilleur, et, un homme vaut autant d’hommes qu’il sait de langues. Personnellement nous avons avantage à savoir l’anglais; cet anglais ne peut être enseigné à de jeunes Acadiens que par des instituteurs sachant les deux langues, c’est-à-dire par des maîtres d’écoles français rompus aux secrets de l’anglais. Donc, comme il faudrait que ces mêmes maîtres fussent de sûrs professeurs de français, il arrive ceci, que n’étant de force que pour former la partie anglaise, à notre point de vue, leur science est défectueuse, incomplète, rend même impossible le développement du système d’éducation provinciale, manque du même coup, deux éducations avec une égale perte du côté de la race française et de l’enseignement tel que le pratique et le rêve l’autorité scolaire. En demandant un bon enseignement français nous faisons œuvre de patriote, mais autant de patriote canadien et anglais que de patriote français. L’ère des ententes amicales, du libéralisme, des idées larges a sonné, il y a longtemps, dans le monde, et la Nouvelle-Ecosse n’est pas si perdue qu’un écho de liberté et d’égalité ne soit venu jusqu’à elle; elle n’est pas si insignifiante que la justice et l'urbanité ne soient tombées des cieux pour elle aussi. Donc le gouvernement, dans son égal souci du bien de tous ses administrés, n’objectera pas la dépense, la futilité de notre requête, la difficulté de trouver un professeur pour cette chaire. Anglais et Français tireraient à volonté de cette fondation d’immenses avantages. Les Acadiens comptant assez dans les destinées de notre gouvernement provincial pour qu'à son tour il se le remémore. Et quant au professeur il s’en présentera mille pour un. Remarquez que déjà une institution a tenté d’obtenir le département français de l’école normale; notre droit est admis à Halifax, nous croyons; il ne faudrait pas que le principe accepté fut rejeté ou laissé dans les cartons sous prétexte d’innovation ou parce que dans sa constitution intime cette institution ne peut accomplir que la moitié de la tâche. Evidemment les jeunes gens et les jeunes filles ont droit égal à suivre les cours français; les mêmes raisons les y contraignent, et ce devoir sera imposé, encouragé, partagé, récompensé par le gouvernement de la Nouvelle-Ecosse et le bureau d’éducation. Maintenant, messieurs les instituteurs et mesdames les institutrices, je vous laisserai proposer vos plans. Aussi bien que moi vous savez ce qui constitue et doit constituer l’enseignement français; développez vos théories. Quant à moi, je sens que l’unique lacune est celle-ci : La province ne produit pas ses hommes. Obtenons d’abord ce point; les autres faveurs en découleront. Dès lors que nous sommes des citoyens nombreux, que des antécédents mélitent en notre faveur, que le bien public est accru, j’ose croire que le champ est à nous et que l’avenir nous sourit.” Mr. le président s’empare de l’idée principale de ce discours et pose la question d’urgence. Est-il nécessaire d’apprendre le français. Mr Vautour semble opiner qu'il est une entrave et que les efforts, tous portés sur l’anglais, seraient plus fructueux et donneraient dans cette branche plus de satisfaction. Mr. le prof. Lanos—Je suis d’avis Mr Vautour, que l’on peut apprendre également bien les deux langues sans détriment aucun de l’une à l’autre; nous en avons des preuves. Quant au succès dans le commerce et le choix des professions, il est constant, par exemple, que les Canadiens et les Acadiens qui possèdent les deux langues sont recherchés davantage et payés plus grassement. Mr. Symph. LeBlanc rapporte avoir constaté dans ses écoles, depuis qu’il se livre à l’enseignement, que l’obstacle majeur à l’avancement des élèves c’est de se faire comprendre en anglais. Il leur faut traduire toutes les matières, et elles ne le peuvent être qu’en français et en bon français serait préférable. Il affirme, et Mr Vautour l’appuie, que des enfants sont arrivés à lire bien l’anglais sans en comprendre une syllabe parce que des parents, c’est l’exception, ne voulaient pas de français. Quant à moi et à mes confrères nous poussons aussi loin que possible la bonne volonté, mais le manque de bon sens, d’un certain nombre est décourageant et plus décourageante encore la perspective d’être conspué si le succès ne chatonne pas des efforts entravés de toute part. Mr Isaac LeBlanc.—L’école normale n’est pas le lieu d’apprendre le français, mais le lieu d’apprendre à l’enseigner. On n’y voit que la partie pédagogique; ou prendra-t-on les sujets qui s’y formeront médiatement? Avant d’obtenir un professeur et une chaire, il nous faut attendre vingt ans. Mr le prof. Lanos.—Nous trouverions toujours incomplètes nos exigences si elles ne concluaient qu’à ceci—La pédagogie de matières et de branches ignorées. N’y aurait-il pas moyen, comme cela se pratique dans les écoles normales de France et les universités, pour les langues vivantes étrangères, qu’un maître s'occupât du français et des matières qui lui sont assignées de connivence avec les matières anglaises, et dont l’enseignement fut en français. Aux examens le français serait une branche qui aurait sa note sans que le bureau des autres professeurs se départit d'une seule. Il suffirait d’un maître compétent mais à qui les grades A. on B. ne seraient pas demandés; pourvu toutefois, comme je viens de le dire, qu’il pût affirmer sa science parfaite du français. Mr P. Doucet.—Répondant à ce et que Mr lsaac LeBlanc émet, pense qu'il vaudrait mieux, tout compte fait, se trouver en avant de vingt ans, qu’en retard de dix. Malgré tout, même sans une attention bien sérieuse ainsi qu’à Frédéricton, il y a bénéfice à entendre un homme parler correctement notre langue. Les hommes, nous les prendrons au Collège Ste-Anne; les maîtres d’écoles en formeront quand l'entente se sera faite. Mr le Prof. Lanos—J’approuve hautement vos projets. Dans quatre ou cinq ans, peut être, le collège Ste-Anne fournira des sujets; dès maintenant n'y en a-t-il pas, au Cap-Breton, dans vos écoles? Commençons par un petit nombre. L’on ne devrait se présenter à l’école normale que sa science du français déjà faite, ainsi que dans un collège classique. Ce n’est pas le cas; conséquemment, adieu le français. A moins de remédier au mal dans les écoles primaires; à moins d’avoir un département français pour remplir cette lacune? Je la vois comblée cette lacune au collège Ste-Anne en ce qui concerne les jeunes gens. Et les jeunes filles ! Les jeunes filles institutrices sont notre plus importante ressource dans l’enseignement; bientôt elles en seront des instrument inhabiles, nuisibles. Dieu nous en garde ! Ne les séparons pas des jeunes gens dans notre discussion. Plusieurs arguments sont échangés sur la question primordiale de nécessité du français; puis Mr. le Président prend la parole. A la fin du discours de Mr le Président les instituteurs sont invités à donner leur voix ou leur désapprobation, à l'enseignement du français. A l’unanimité il est répondu— —Le Français est nécessaire. Nous l'enseignerons autant qu’il nous sera possible. Avant de lever la séance, à dix heures moins un quart, les motions suivantes sont votées. 1ère Motion. Le français est nécessaire à l’avancement intellectuel, moral et national des Acadiens dans toutes les écoles françaises. 2ème motion. Est jugée nécessaire l’étude de la grammaire française et des branches qui s’y rattachent, ainsi que celle de la géographie et de l’arithmétique en français comme en anglais. 3ème motion. Attendu que les instituteurs et institutrices sont obligés d’enseigner l’anglais et le français, est résolu qu’il y ait en quelque lieu que ce soit, un maître ou professeur compétent pour enseigner le français spécialement. 4ème motion. Vu qu’il sera nécessaire par la suite de se réunir, Mr. le Secrétaire voudra bien convoquer une nouvelle assemblée, un samedi, et y admettre le public. 5ème motion. Mr l’Editeur de l’Evangéline est prié de publier le rapport de l’assemblée et les discours prononcés. La séance est levée. PROF. J. LANOS secrét.