Anglomanie

Year
1892
Month
9
Day
15
Article Title
Anglomanie
Author
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Page Number
1
Article Type
Language
Article Contents
ANGLOMANIE Une des plaies les plus cruelles qui affectent notre nationalité française est la malheureuse manie qu’ont une foule de nos concitoyens de tout anglifier chez eux, et leur langue, et leurs manières, même leurs noms. Une partie de la presse du pays a entrepris la lutte contre ce système malheureux; déjà nous avons écrit dans ce journal des articles mettant nos compatriotes en garde contre cette bêtise de faire l’anglais (qu’on nous passe l’expression) pour être quelque chose ou quelqu’un. Nous croyons devoir revenir à la charge aujourd’hui. Ce mal, nous devons le dire à la honte de notre nationalité, augmente du jour au lendemain et il est plus que temps, pour les lutteurs, de fourbir leurs armes, de se rassembler en bataillon compact, de serrer les rangs et de combattre courageusement, sans crainte non plus que sans merci, ni pitié. Pour nous, humble soldat, nous sommes décidés à lutter dans la mesure de nos forces : nous combattrons l’ennemi d’où qu’il sorte et qui il soit. Nous essaierons de montrer le ridicule dont se couvrent ceux qui ont honte de parler français, mais ne rougissent pas de baragouiner, à tort et à travers, quelques mots anglais, pour courtiser les fils de John Bull. Il faut endiguer le ridicule dont ils couvrent la nationalité canadienne- française; pour cela naturellement il faut travailler; mais ce travail ne nous effraie pas. Nous froisserons certaines incapabilités, nous savons, mais le médecin qui soigne un malade lui administre des remèdes bien amers et qui lui font fai re la grimace; et nous sommes un médecin national (si nous pouvons dire ainsi). Puissions-nous opérer quelques cures radicales! Nous connaissons des villages où la population est exclusivement française; tout à coup arrive un personnage anglais déballé on ne sait d’où et affichant la morgue qui est le caractère distinctif de la race à laquelle il appartient. Cet étranger ouvre un magasin; la clientèle qui achalande ce magasin est essentiellement française; quelqu’un pourrait peut-être croire que M. l’anglais apprend la langue française pour pouvoir répondre aux exigences de ses chalands. Celui-là est dans l’erreur; c'est notre brave Jean-Baptiste qui écorche quelques mots, que Shakespeare ne reconnaîtrait certainement pas dans son langage, pour acheter de M. John Bull. Non content de lui donner son argent, il lui abandonne aussi le sentiment de sa nationalité. Et pourquoi celà? parce que prétend-on, il ne comprend pas le français. Eh! qu’il l’apprenne, pardine; croit-on, à bonne vérité, que M. l’anglais ne trouverait pas dans sa caboche l’intelligence d’apprendre la langue française pour pouvoir trouver acheteur de sa marchandise. Mais il trouve chez Jean-Baptiste une telle apathie pour sa nationalité, apathie que nous cachons derrière le paravent de la politesse, qu’il se dit qu’il serait bien fou de ne pas se contenter de plumer nos bons compatriotes. Bien plus, sous prétexte que M. l’english man ne peut prononcer son nom, M. Corriveau se donnera comme étant M. Body, laugh, calf. M. Charbonneau sera M. Car good water, Lamoureux deviendra Lemon, Loving ou Sweet Lemon, suivant les circonstances. Nous avons connu, il n’y a pas absolument longtemps, un M. Leblanc qui tenait quelque part une maison de pension; il avait affiché sur sa maison une pancarte avec ces mots : “M. White, Bardin douce.” Qu’est-ce que cela voulait dire? vous demandez vous. Tout simplement ceci : “M. Leblanc maison de pension.” Bardin douce étant mis là pour “Boarding house.” C’était ridicule, n’est-ce pas; nous sommes les premiers à en convenir. Nous ne trouvons pas pourtant plus ridicule ce fait que celui, pour un Canadien français quelconque, de ne répondre qu’en anglais à un compatriote qui lui adresse la parole en français; il n’est pas plus ridicule non plus, que celui de deux Canadiens-français conversant en anglais, alors qu’ils peuvent à peine dire yes ou no. On parle à ces êtres en bon français, ils paraissent tomber des nues et nous répondent : what?