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LES ACADIENS.
(Du Paris Canada)
Un de nos collaborateurs a rendu compte, dans notre dernier numéro, du beau livre du sénateur Pascal Poirier sur les Acadiens. Le dernier chapitre de l’ouvrage serait à citer tout entier. L’auteur y résume en un tableau saisissant, par sa précision et sa sobriété même, la situation actuelle des Acadiens. Il ne s’est pas arrêté à mettre en un contraste violent l’état de l'Acadie au siècle dernier et le développement qu’ont pris depuis lors les populations acadiennes. Cela n’était pas nécessaire d’ailleurs, les faits parlent par eux-mêmes.
En 1755, les Acadiens étaient dispersés par le monde, “comme ces feuilles d’automne qu’une violente rafale arrache aux arbres, fait tourbillonner un instant et répand au loin sur les mers,” dit le poëte Longfellow.
Aujourd’hui, ils forment un noyau important dans les trois provinces de la Nouvelle Ecosse, du Nouveau-Brunswick et de l’IIe du Prince Edouard; ils sont représentés par deux ministres dans le cabinet de la Nouvelle Ecosse, par deux conseillers et trois députés dans la législature de cette même province; au Nouveau- Brunswick, par huit députés, et par un à l’île du Prince Edouard. Ils ont un sénateur et un député au Parlement fédéral, et leur influence électorale se fait sentir un peu partout dans les trois provinces maritimes.
M. Poirier cite un fait bien caractéristique de cette influence :
Il y a quelques années, les procès-verbaux de la chambre d’assemblée du Nouveau-Brunswick eurent à enregistrer les minutes d’une séance tout en français. M. Olivier J. LeBlanc, ministre acadien dans le cabinet, fit dans sa langue maternelle une proposition qu’appuyèrent dans la même langue tous ses compatriotes et ceux, parmi la députation anglaise, qui avaient lu le Télémaque dans l’original; et M. White, l’orateur, mit la proposition aux voix dans un français très tolérable, au milieu des acclamations de toute la Chambre. Les os des aïeux en tressaillirent dans leurs tombes.
Pour soutenir et agrandir cette influence, quatre journaux prêtent leur concours ardent et prudent à la fois, aux divers groupes acadiens : le Moniteur Acadien et le Courrier des Provinces Maritimes, au Nouveau-Brunswick; l’Evangéline, à la Nouvelle-Ecosse; l’Impartial, à l’Ile du Prince-Edouard.
Dans l’enseignement, deux grands collèges français, celui de Saint-Joseph de Memramcook, au Nouveau Brunswick, et celui de Sainte Anne, à la Nouvelle-Ecosse; un grand séminaire, celui du Sacré Cœur-de- Marie, élevé “dans un des plus riants quartiers de la ville d’Halifax.” La langue française est officiellement reconnue dans les écoles publiques au Nouveau-Brunswick; “les écoles étant défrayées en partie par le Trésor public et en partie par la cotisation immobilière, les pauvres se trouvent placés absolument sur le même pied que les riches.” De tout ce régime si libéral, "il résulta entre Catholiques et Protestants une grande harmonie.” A l’île du Prince-Edouard, les écoles françaises sont placées sous la surveillance d’un inspecteur acadien, M. Arsenault.
Comment ces résultats, dont j’abrège l’énumération, ont-ils été obtenus? M. Poirier va nous le dire en termes qui reflètent exactement les sentiments qu’il exprime et donnent l’impression juste de la sagesse de ces honnêtes et loyales populations :
Par leur modération dans le succès, leur bonne foi et leur libéralité vis à-vis des autres nationalités, leur dépouillement de tout fanatisme religieux, leur ferme détermination de ne pas s’isoler dans l’Etat, et les efforts qu’ils font pour arriver aux premiers rangs, les Acadiens se sont gagné l’estime et le bon vouloir des populations protestantes. D’inférieurs qu’ils paraissaient être, ils sont devenus leurs égaux en toutes choses, sans susciter aucun sentiment mauvais. Ceux qu’ils placent à leur tête évitent surtout de mettre de bruyantes professions à la place des actes, et de faire de tout bois religion.
Oui, c’est bien ainsi que la population acadienne, déracinée du sol, s’y est de nouveau enracinée sans autre secours extérieur que le dévouement de quelques bons religieux français, toujours prêts aux œuvres françaises, et dont le concours est suffisamment attesté par ces noms catholiques et français—Saint Cœur-de-Marie,Saint-Joseph, Sainte-Anne—qui se détachent sur ce fond anglais et protestant, et attestent la vitalité et la grandeur de l’esprit français.
Comment encore ces résultats, prodigieux dans leur genre et dans le cadre restreint où ils sont enfermés, ont-ils été obtenus? Par la liberté, par l’usage de la liberté. La liberté, dont on médit volontiers, est la seule force humaine qui puisse relever un peuple. En laissant aux mains des Acadiens, cette arme rare et précieuse, les Anglais leur ont dit : "Si vous vous en montrez dignes, elle vous sauvera et elle les a sauvés. Elle a imposé la confiance aux uns, aux autres le respect, et a ramené l’harmonie entre vaincus et vainqueurs.
L’autorité—la volonté d’un seul— n'aurait pas opéré ce miracle. Elle restaure peut-être les vieilles sociétés, elle ne remet pas sur pied les jeunes peuples persécutés. Ceux-ci, s’ils ne se sauvent par eux mêmes, sont perdus.
Les Acadiens n’ont compté que sur eux-mêmes. Ils n’ont pas fait appel à la force; ils n’ont pas même fait appel an droit; ils ont tranquillement, obscurément, travaillé à leur propre résurrection, utilisant tous les moyens laissés à leur portée; ils n’ont pas éveillé l’attention de leurs adversaires par d'inutiles bravades; ils n’ont pas accru le nombre de leurs ennemis par de vaines menaces; ils n’ont pas même voulu changer les lois qu’on leur avait données, ou la constitution qu’on leur avait faite : ils ont accepté leur sort, l'ont graduellement modifié et enfin transformé.
Grand exemple donné par un tout petit peuple, aux autres peuples, plus expérimentés, plus forts que lui, et pourtant moins sages.
HECTOR FABRE.