Conférence de l'Hon sénateur Poirier à la convention des instituteurs Acadiens à Rustico les 7 et 8 juillet 1896 (suite)

Newspaper
Year
1896
Month
8
Day
6
Article Title
Conférence de l'Hon sénateur Poirier à la convention des instituteurs Acadiens à Rustico les 7 et 8 juillet 1896 (suite)
Author
Pascal Poirier
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
CONFERENCE DE L’HON. SENATEUR POIRIER. A la Convention des Instituteurs Acadiens a Rustico les 7 et 8 Juillet. 1896. (Suite) Tenez, sans sortir de votre province, je vais vous en donner un exemple tout à fait concluant. Il y a deux ans le sénateur Howlan était nommé lieutenant-gouverneur de l’Ile. Il devenait nécessaire de le remplacer. Plusieurs aspirants, vous le croirez sans peine, se mirent sur les rangs. Chacun fit valoir ses états de service, et plusieurs en avaient de considérables. Les amis des candidats entrèrent en lice en faveur de leur principal, et il se livra un grand combat d’influence à Ottawa. Qui l’emporta? Votre distingué Compatriote, mon estimable ami, l’honorable M. Arsenault. Fut-il nommé parce qu’il était Français? Non pas. Il eut la position parce que ses titres parurent les meilleurs. S’il eut été choisi à cause de sa nationalité sa nomination aurait à mes yeux bien moins de signification. C’eut été à titre de faveur, une aumône magnifique jetée en passant. Ce qui me frappe comme un grand horizon nouveau qui se découvre soudain devant les yeux, c’est qu’il a été nommé quoiqu'il fût Français. Il y a vingt ans la chose n’eut guère été possible ici dans les mêmes conditions. Elle ne le serait peut-être pas encore aujourd’hui chez nos frères de la Nouvelle-Ecosse; mais elle le sera bientôt. Les conseillers de sa Majesté n’ont pas regardé l’origine du candidat mais ses droits; et d’un autre côté son origine française n’a pas été considérée un obstacle, ni même un prétexte à le laisser de côté. Ce qui veut dire, que nous sommes arrivés à un degré d'égalité civique à peu près parfait. Encore une poussé, et dans quelques décades il n’en paraîtra plus rien. Cette libéralité vis à vis de l'un des nôtres honore vos concitoyens anglais; mais notre reconnaissance est surtout acquise à vos coreligionnaires et à votre magnifique, votre magnanime clergé de l’Ile. Si, au lieu des conservateurs, les libéraux eussent tenu les reines du pouvoir à Ottawa, j’imagine qu’à la place de M. Arsenault, et pour des raisons identiques à celles qui l’ont fait choisir, notre distingué compatriote l’honorable M. Perry aurait eu la position, vu que ses titres de premier lieutenant de M. Davies lui eussent donné la préférence sur tous ses concurrents. Qu’on ne dise plus maintenant que notre qualité d’Acadien est un obstacle à notre avancement. Si elle le fut, elle ne l’est plus, ou ne le sera guère longtemps. La conclusion de tout ceci, c’est que, étant nés catholiques et français, il faut rester ce que Dieu nous a faits et que pour cette fin, et pour devenir de plus utiles sujets de la couronne britannique, il est de première nécessité que nos enfants apprennent leur langue maternelle dans les écoles, et que vous, Mesdemoiselles et Messieurs, qui avez la grande, la sainte mission de les instruire, qui exercez un sacerdoce, comme disait un grand éducateur chrétien, vous leur enseigniez, en même temps que l’anglais qui leur est nécessaire, la belle langue française dans laquelle ils apprennent sur les genoux de leur mère à adorer le bon Dieu et à aimer sa sainte mère, la patronne des Acadiens. Sur les autres matières qui doivent être enseignées aux enfants acadiens de l’Ile, je n’ai pas à émettre d’opinion; votre bureau d’éducation y pourvoit avec beaucoup de discernement et de sagesse et vous mêmes vous en connaissez là dessus bien plus que moi. Je ne ferai que vous rappeler le mot d’un ancien, devenu la loi des meilleurs systèmes d’éducation contemporaine—“l’enfant doit apprendre à l’école ce qui doit plus tard lui servir dans la vie.” Reste la manière d’enseigner. Je ne l’envisagerai qu’au point de vue particulier qui nous concerne en tant qu’Acadiens. Dans quelle langue un enfant doit-il d’abord apprendre à lire et doit-il étudier les rudiments? Dans sa langue maternelle, tous les éducateurs sont d’accord là dessus. Pour bien apprendre il faut comprendre. Le perroquet auquel on apprend à prononcer des mots ne sait pas pour cela parler. Un enfant, s’il a une excellente mémoire, peut passer un brillant examen dans une langue étrangère, sans en comprendre, et par conséquent sans en savoir un seul mot. J’ai vu des écoliers répondre magnifiquement à un questionnaire grec, sans comprendre, le premier mot de cette langue. Ils avaient appris leur leçon par cœur, comme un perroquet son boniment, voilà tout. Comment expliquez-vous ce fait déplorable, mais avéré cependant, qu’un certain nombre de nos compatriotes, qui ont eu dans leur jeunesse deux, trois ans d’école, ne savent plus lire, arrivés à l’âge de trente ans? Ils ont appris à lire dans une langue étrangère, et ils n’ont ni compris ni aimé ce qu’ils faisaient. Voulez-vous, Messieurs les instituteurs, que vos enfants sachent bien l'anglais? Commencez par leur enseigner leur langue maternelle, qui est le français. De cette manière ils sauront lire et écrire dans les deux langues, l’un et l’autre leur étant utiles; et si l’opinion d’un grand diplomate contemporain, affirmant qu’un homme qui sait deux langues vaut deux hommes, a quelque valeur, le future citoyen que vous aurez formé sera supérieurement armé pour la lutte de l’existence. L’axiome éducationel-procéder du connu à l’inconnu vous est trop familier pour que je m’y arrête. C’est une opération difficile pour l’intelligence d’un enfant de saisir la signification des choses abstraites qui se rencontrent dans l’étude de la grammaire-un adverbe, une préposition, un infinitif. Cinq fois cinq font vingt cinq, demande un grand recueillement d’esprit pour être parfaitement compris. Certains peuples primitifs ne comptent que par unités, tout travail abstrait leur étant étranger. L’âme d’un enfant entre difficilement dans les abstractions. Comment voulez-vous qu’une jeune intelligence s’oriente parmi les objets qu’elle ne peut voir ni toucher, si elle ne comprend pas bien des mots qui désignent ces objets? Les mots sont les jalons qui mènent aux idées. Si les mots ne sont pas compris, les idées demeurent confuses, l’intelligence ne les distinguera pas, ne les saisira pas. Apprenons d’abord à lire le français, et l’anglais nous viendra bien plus facilement; apprenons les tous deux simultanément, si vous le voulez. Quand nous saurons compter dans notre langue, nous saurons compter dans toutes les langues; et la grammaire française, si nous en comprenons bien les éléments, nous donnera la clef de toutes les autres grammaires. Ce que nous aurons appris en nous servant de mots qui sont pour notre entendement autre chose que des sons incompris, se gravera dans notre intellect, et dans dix ans, dans vingt ans, nous l’y retrouverons encore. Votre bureau d’éducation désire sincèrement, généreusement, que les Acadiens soient aussi instruits que les autres races qui peuplent l’Ile; qu’ils les rejoignent dans la lice du progrès et des lumières; qu’ils reprennent le terrain qu’ils ont forcément perdu; il ne pouvait pour cela procéder plus intelligemment qu’il ne l‘a fait en encourageant l’enseignement du français dans les districts acadiens et en nommant un inspecteur acadien. L’idée les honore, et le choix qu’ils ont fait de M. Joseph Octave Arsenault montre leur grand discernement. Honneur à eux! Honneur à vous aussi, messieurs les Acadiens de l’Ile Saint Jean, qui avez su inspirer, de pareils sentiment à ceux qui constituent la grande majorité de votre province! On récolte presque toujours ce que l’on sème. Vous récoltez la bienveillance; c’est que vous avez semé la bienveillance, et que l’on s’est aperçu que vous êtes de vaillants semeurs. J’espère avoir été bien compris dans mon plaidoyer pour l’enseignement du français dans nos écoles; mais de crainte que l’esprit, la portée de mes paroles ne soient mal interprétés, vous me permettrez de préciser. En préconisant l’enseignement du français dans nos écoles acadiennes, je ne prêche pas la création d‘un petit état acadien dans un grand état anglais; je ne veux pas faire de nous une race isolée, n'ayant rien de commun avec les autres races dont nous sommes entourés. Le contraire est plus près de ma pensée. Je rêve la nationalité acadienne marchant la main dans la main avec toutes les autres nationalités dont se compose notre pays; dans la grande arène du progrès. Mais je la rêve marchant “aequo passu,” de front de niveau, à la même allure que les autres races. Je ne veux plus que l'on dise de nous, en regardant en arrière : c‘est une race inférieure? Elle traine : il faut la remorquer! c‘est pour cela, que je voudrais mettre en activité toutes nos forces, toutes nos ressources vives. C‘est pour cela que je voudrais voir le français enseigné à tous les enfants acadiens du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Ecosse et de l'île du Prince Edouard sans préjudice à l'enseignement de l’Anglais. Je voudrais même que nous prissions les devants et qu'à notre tour nous ouvrissions la route. Marcher les premiers dans le sentier difficile, mais glorieux du progrès, quel honneur pour nous! Dire aux autres, en leur tendant à notre tour la main venez, nos amis! Quel rêve dont il ne tient qu’à nous de faire une réalité. Quelques rêveurs de la province de Québec, attardés de plusieurs siècles, veulent faire de la grande province sœur, et du noble peuple franco-canadien un état isolé, à part, en opposition aux provinces anglaises. Selon moi ce serait une grande erreur. Pour nous l’erreur serait fatale. Nous ne sommes plus aux siècles où, pour se garantir des entreprises des ennemis—et tout voisin était alors un ennemi—il fallait se murer dans un château fort et tirer après soi les ponts levis. Grâces aux progrès de la civilisation, la charité évangélique est aujourd’hui mieux comprise et autrement pratiquée. L’homme n’est plus nécessairement l’ennemi d’un autre homme, ce qui faisait dire à nos devanciers : “homo homini lupus.” Le cœur humain nourrit encore ses convoitises, les injustices ne sont pas bannies de la terre; mais un grand esprit de fraternité couvre de ses ailes les nations civilisées. Les peuples collectivement sont armés, mais les individus dans leurs relations les uns avec les autres désarment. L’esprit du combat existe toujours, et le vainqueur finira comme jadis par supprimer le vaincu; mais ce n’est plus uniquement la lutte de la force. Le dernier survivant sera le vainqueur dans la grande joute des sciences appliquées du progrès et des libertés. Nous sommes 130,000 acadiens dans les provinces maritimes; vous êtes 12,000 à l'Ile Saint-Jean. Nous avons autant de chances à vaincre nos concurrents qui sont 600,000, dans les combats par émulation pour la prééminence, que l’armée de Miltiade, forte de 10,000 hommes, avait de battre à Marathon les Perses au nombre de 110,000 combattants. Seulement au lieu de piques et de javelots prenons résolument dans nos mains les instruments du travail qui procure la richesse et fait les hommes indépendants; pour armure légère donnons à nos enfants l’instruction qui soustrait les hommes aux exploiteurs de toutes sortes; les écoles primaires à tout le monde, le collège ou l’académie à ceux qui annoncent de grandes aptitudes; pour commandant ayons notre conscience, éclairée et guidée par ceux auxquels Jésus a dit : Enseignez toutes les nations. Dans ces conditions je ne crains pas le résultat final de la lattes pour mes compatriotes; et si, aussi riches, aussi instruits, aussi probes qu'eux, ayant notre Mère infaillible pour nous montrer le chemin, nous succombons dans la grande lutte, l’enceinte d’un donjon féodal ou l'isolement comme race, ne nous aurait pas sauvé. Le plus apte l’emportera toujours. Soyons les plus aptes, et ne craignons rien du nombre. Au reste, nous le savons bien, la majorité dont nous sommes entourés, ne nous est désormais plus hostile, et nous avons beaucoup à gagner à son contact, pourvu que nous n'y perdions ni notre langue ni notre foi. Eux de leur côté trouvent leur avantage à nous cultiver. Nous avons certaines qualités de race qu’ils ne possèdent pas au même degré. Anglais, Français, Ecossais, Irlandais, nous pouvons tous tirer de grands avantages dans la fréquentation, sur un pied d'égalité, les uns avec les autres. Quant à vous, Mesdames et Messieurs les instituteurs, vous avez le grand rôle. C’est vous qui préparez, qui formez la génération qu’arrive. Ceux qui sont aujourd'hui assis sur les bancs de votre école, prendront demain leurs places dans les conseils de la nation. C’est l’avenir que vous élaborez. Le rôle d’éducateur de la jeunesse, est beau. Il est méritoire et glorieux devant Dieu et les hommes. Aimez-le, et perfectionnez vous y. J’aime le travail que vous faites ici. En étudiant ensemble et contradictoirement les méthodes d’enseignement, vous admettez que votre manière et votre système est susceptible de perfectionnement. Tout est perfectible, ne l’oublions pas hors Dieu, et la vérité qu’il a révélée. Quand vous verrez un peuple, refuser de s’éclairer aux lumières des autres peuples, sous prétexte qu’il possède toutes les lumières, ce peuple est condamné, à moins que de grands châtiments ne le ramènent dans les voies de l’humilité, ou que d'éclairantes calamités ne le réveillent de sa paresse. Parce que notre système d'enseignement était bon, le meilleur même, il y a deux cents ans, il ne s’ensuit pas qu’il est le meilleur aujourd’hui, ou qu’il ne soit pas susceptible d’améliorations. Ceux qui vous disent le contraire sont saturés d’orgueil, ou pétris de paresse intellectuelle. Prenons hardiment chez les autres, chez les protestants aussi bien que chez les catholiques, ce qu’ils ont de mieux que nous; faisons en notre profit et nous arriverons les premiers dans la lice. A ces conditions là seulement nous serons les 10,000 soldats de Miltiade l’emportant sur les 110,000 combattant du roi de Perse; nous serons la phalange macédonienne; nous serons la légion romaine invincible. Ne redoutons pas le nombre chez les autres; mais craignons comme la mort, pour nous mêmes, l’apathie, le découragement, et surtout cet orgueil malsain, fruit de l’ignorance et des préjugés, et qui se refuse a toute innovation devenue nécessaire. Pendant que vous êtes ici en convention, étudiant les meilleurs moyens de devenir des citoyens utiles de notre grand pays du Canada, tout en demeurant des enfants soumis à votre Mère spirituelle, et fidèles à votre autre mère également chère, la France, sans pour cela affaiblir l’allégeance que nous devons à la couronne britannique, nos co-nationaux du Nouveau-Brunswick commémorent, à Memramcook, la mémoire du plus grand Acadien qui a jamais existé, le Père Lefebvre né à Saint-Philippe, près Montréal. Elevons nos cœurs et unissons le à ceux qui posent la pierre angulaire d’un monument destiné à perpétuer la mémoire de l’ami que Dieu nous a envoyé pour nous sauver. Afin d’honorer la mémoire du bon Père Lefebvre, et pour marquer la haute appréciation qu’elle fait de cette convention de Rustico, notre société nationale de l’Assomption m’autorise à offrir à chacun et chacune des maîtres et maîtresses d’école qui enseignent le français aux Acadiens de l’île, un petit dictionnaire de Larousse. Ce cadeau intrinsèquement de peu de valeur, mais que vous estimerez précieux à cause de l’esprit dans lequel il est offert, est un don de nos bons amis de France. Ne le disons pas trop haut, mais souvenons-nous en dans nos cœurs.