Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Journal
Année
1889
Mois
4
Jour
3
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
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Contenu de l'article
JACQUES et MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par NAPOLEON BOURASSA TROISIEME PARTIE VII [Suite] En effet, ce chemin, qui a été dans tout le temps un des plus difficiles du pays, était à cette époque à peine praticable dans les plus beaux mois de l’été; percé à travers des marais, des savanes et des terres argileuses, ponté à plusieurs endroits de bois rond, il avait servi de passage, durant toute une saison, à toutes les troupes françaises et anglaises; ce n’était plus qu’une voie de cachots et de boue A tout instant les deux voyageurs étaient forcés d’entrer dans le fourré pour tourner quelques mauvais pas, et aussi, pour éviter la rencontre de quelques bataillons anglais qui rejoignaient l’armée de Montréal. Quoique Jacques fût pourvu d’un acte qui faisait foi de son allégeance, il pouvait fort bien arriver que les conquérants missent des entraves à son voyage. Il fut donc bien heureux, quand, arrivé dans les environs de la petite rivière de Montréal, qu’on appelle communément aujourd’hui rivière de Lacadie, il trouva un sentier de traverse qui pénétrait à droite dans le cœur de la forêt, et qui, selon les indignations du Père Jésuite, devait le conduire directement aux premiers établissements acadiens. Cependant, il n’eut pas meilleure fortune dans le sentier que sur la grande route : celui qu’il poursuivait avec tant d’ardeur ne s’offrit pas plus à son regard. Le soleil baissait rapidement, et sous l’épaisse feuillée, il faisait déjà soir. Ignorant les lieux et les distances, dans ce pays inconnu, Jacques craignait de s’égarer et d’être obligé de revenir sur ses pas, et il se demanda souvent comment le missionnaire avait pu franchir si rapidement un pareil chemin, ou par quel charme il avait pu tromper sa poursuite. Wagontaga fit observer qu’ils ne rencontraient sur le sol aucunes pistes bien récentes. —Allons! hâtons-nous encore s’il est possible, lui dit son compagnon. Ils marchèrent encore quelque temps avec cette inquiétude, puis après quelques milles parcourus, ils remarquèrent que les lueurs du soleil couchant arrivaient plus librement sous les voûtes impénétrables de la futaie; ils touchaient à la lisière d’une prairie de castor, ou bien à une éclaircie faite par des défricheurs... Ils s’arrêtèrent plus volontiers à cette seconde conjecture, et ils eurent raison. C’était l’abord d’un premier hameau qui se dévoila bientôt après; quelques arpents de chaumes : une cabane couverte en paille: une hutte pour les bêtes;qu’un meulon de foin; une femme assise au seuil de sa porte; quelques petits enfants occupés à fagotter près d’un bûcher de bois vert; une colonne de fumée qui montait dans la lumière rose du soir, partant d’un trepied sur lequel mijotait le souper; une vieille haridelle, naguère superbe cavale qui avait échappé aux boulets des Anglais et à la dent de ses compatriotes, et qui se délectait maintenant en broutant sans partage l’herbe de son champ et en mirant ses nobles infirmités dans la rivière qui passait auprès : voilà quel était tout le tableau. Jacques ne fut pas moins enchanté. En apercevant le sauvage, les enfants puis la mère entrèrent dans la maison. Ce pauvre réduit ne les mettait pas, pourtant à l’abri de la violence; la porte qui était la seule ouverte de l’habitation, ne consistait qu’en quelques pièces de bois mal jointes que les habitants suspendaient, à la nuit devant l’entrée. Aussitôt que Jacques s’en fût approché, il mit la tête au guichet et dit à la mère : —N’ayez pas peur, brave femme, nous sommes vos amis; je venais seulement vous demander si vous aviez vu passer le missionnaire, cette après midi. —Not’ nouveau Père? répondit celle-ci. —Précisément. —Eh! ben, non monsieur, je ne l’avons pas vu depuis quinze jours. —C’est étrange! fit Jacques; est-ce qu’il peut passer par un autre chemin? —Sans doute, monsieur depuis quelque temps il vient toujours par un sentier isolé, plus direct que le chemin du roi et meilleur pour les piétons; vous le rencontrerez à trois quarts de lieue d’ici. —Pourriez-vous me dire, ajouta Jacques, s’il se trouve des Hébert parmi les habitants de cette nouvelle commune?... —Des Hébert! monsieur, oh! il n’en manque pas. D’abord, mon mari est un Hébert...Thomas fils de Thomas et petit fils du grand Thomas ...puis, j’avons un cousin, qui est not’cinquième voisin: Paul dit le Courtaud, un blond; puis j’avons un oncle, qui s’appelle François à Simon, c’est le père de not’ cousin, ils restent côte à côte; puis il y en a encore d’autres... Il y a un proverbe qui est quelquefois faux, c’est celui-ci : “Abondance de biens ne nuit pas :” dans ce moment Jacques trouva que pour avoir tant cherché des Hébert, le ciel lui en envoyait trop à la fois. L’histoire doit dire que ce nom était aussi répandu parmi les Acadiens que celui de Smith chez les Anglais. —Et d’où vient votre famille? poursuivit notre capitaine. —De Port-Lajoie, dans l’Ile St. Jean : elle sortait originairement des Hébert de la Rivière-aux-Hébert, sur la Baie de Beau-Bassin. Evidemment, se dit Jacques en lui-même, voilà des parents qui ne me touchent pas de très-près. —Et les autres Hébert de la commune, ajouta-t-il tout haut, les connaissez-vous bien? savez-vous de quelle partie de notre pays ils étaient? —Je ne les connaissions pas beaucoup, monsieur. Il n’y a pas un an que je sommes ici; et je n’avions pas eu le temps, je vous assure, de courir le voisinage qui n’est pas encore proche, comme vous voyez : faire un peu de terre, semer un p’tit brin de grain, le couper et le mettre à l’abri; puis, soigner quatre enfants, pour une pauvre femme presque toujours toute seule, tout ça ne laisse pas le temps de voisinier, ni d’être malade, allez!... et avec ça mon pauvre mari qui est à la guerre depuis le mois d’avril! Ah! quand ça finira-t-il, cette guerre-la?...Mon Dieu! qu’-est-ce que j’allions devenir?... Vous qui venez de ces endroits, dites-donc, comment ça va-t-il? J’avons entendu de ce côté-là comme des coups de canon, et les petits enfants qui sont allés ces jours-ci près du chemin de St Jean pour voir s’ils ne verraient pas venir leur père, m’ont dit qu’ils avaient vu passer beaucoup de soldats. —Rouges comme des pavots! cria l’aîné de la bande. —Ici, continua la mère, je n’voyons passer que des lièvres. —Les Anglais ont le dessus, brave femme, le pays est à eux. —Mon doux Jésus! ils vont donc encore nous brûler, nous chasser!.... —Non pas; cette fois, M. de Vaudreuil nous abandonnés à condition que nous soyons bien traités; ainsi, calmez-vous, la guerre est terminée, et vous reverrez bientôt votre mari. Dans quel corps était-il? —Dans celui du commandant Pouchot. —Oh! oh! fit Jacques, alors c’était un brave;—mais poursuivit-il à part, il doit laisser une pauvre veuve. —Vous l’avez connu? dit la femme avec un certain orgueil ... —Non, mais ils étaient tous comme leur chef, dans ce bataillon-là. Allons, adieu, bonne femme; prenez courage! Où croyez-vous que je trouverai les autres Hébert? —Au-delà des Boudreau, des Dupuis, des Bourgeois... vous pouvez vous informer quand vous arriverez à ce chemin que je vous ai dit, où a dû passer not’Père : vous n’avez d’ici là qu’à suivre la rivière. —Ce n’est pas moins un inconvénient, dit Jacques en s’éloignant avec son compagnon, d’avoir eu des aîeux qui ont su si bien su multiplier leur nom. —C’est vrai, répondit Wagontaga; mais s’ils n’avaient pas tant eu d’enfants, il ne te resterait plus l’espoir de retrouver tes parents, mon chef, et ce nouveau voyage serait encore perdu. —Oui, mais il est bien cruel, Wagoutaga, de voir si souvent cet espoir trompé; combien de fois, en apprenant que quelqu’un portait mon nom, ai-je demandé vainement s’il était de ma famille!... combien souvent mon cœur a palpité pour ce qui n’était qu’une illusion!....et aujourd’hui, si je suis encore frustré dans mon attente, de quel côté pourrai-je adresser mes désirs?...il me faudra aller parcourir la Nouvelle-Angleterre. —Tu viendras avec moi, mon frère, dit Wagontaga. —Et que vas-tu faire toi- même, maintenant? te soumettre aux Anglais, regagner les domaines de ta tribu, ou te résoudre à rester prés de moi? —Moi, me soumettre à ces blancs! s’écria le Micmac : non, non, nous ne nous soumettrons jamais qu’à la loi de la mort. Il est encore glorieux pour un guerrier vaincu de braver les horreurs du supplice, d’insulter ses ennemis qui le lient sur le bûcher, de les braver sous les coups de leurs casse-têtes, dans les ceintures de haches brûlantes. Nous combattons jusqu’à l’anéantissement, jusqu’à la dispersion de la tribu, alors ceux qui sont pris savent mourir, et ceux qui s’échappent deviennent les pères d’une génération de vengeurs. Nous prêtons notre secours aux autres nations, dans la guerre, mais nous ne lions jamais nos bras et notre volonté. Vous autres, blancs, vous pensez à vos parents, à vos femmes, vous avez des cœurs mous; nous autres, nous ne voyons que l’insulte faite aux os de nos pères, et nous ne vivons pas s’ils ne sont pas vengés, dans le sang de nos ennemis. Ma tribu a été dispersée, les os de mes aîeux ont été souillés; je serais impie si j’allais m’asseoir, seulement durant un soleil, sous la tente de ceux qui portent la flétrissure de ce crime. Non, j’irai me joindre à ceux qui peuvent combattre encore; je me ferai de nouvelles armes; j’aurai des enfants que j’exercerai à la guerre en leur faisant tuer des renards et des bisons, puis je les conduirai plus tard contre les Anglais. Il poussera des ailes aux ours et des cheveux aux cailloux avant que la clémence et l’oubli entrent dans le cœur de Wagontaga. Et crois-tu que je voudrais attacher ma vie à vos lois de la paix, à vos travaux d’esclaves? Vous autres, hommes faibles, vous vous êtes fait des besoins serviles; il vous faut dormir sur des lits, manger des viandes assaisonnées, couvrir votre peau sensible d’habits variés; vous êtes gouvernés par ces nécessités, et vous travaillez toute votre vie pour gagner ces morceaux de métal qui servent à vous procurer ces choses. Quant à nous, nous prenons à la terre ce qu’elle donne pour nous alimenter et nous couvrir, et nous continuons à coucher sur elle tels que la vie nous y condamne. Partout elle nous offre ses richesses et elle ne nous retient nulle part, Nous sommes ses véritables souverains, jamais ses serviteurs et ses captifs. Méprisant ce que vous appelez des biens, nous n’avons pas de vils intérêts à protéger, ou à pleurer si nous les perdons, comme des femmes qui pleurent leurs enfants; et nous ne sommes pas tentés d’avoir recours au vol et au mensonge pour déposséder les autres. Un enclos ne nous parque pas comme un bétail sur une coudée de terre et ne nous retient pas devant la voix du devoir. Quand notre raison et notre honneur nous disent : “ il faut partir,” nous partons; quand le cri de guerre nous appelle, nous n’avons pas à réfléchir si l’ennemi brûlera nos palais, enlèvera nos trésors, ruinera nos jardins, déchirera nos beaux vêtements, s’emparera de nos champs; nous volons au combat sans regarder en arrière. Oh! non, mes bois sans limites, mes espaces sans entraves, je ne vous sacrifierai jamais! Jacques écoutait, tout rêveur, ce discours où respirait tant de grandeur sauvage, et il en restait tout ému; il se demandait si, dans le cas où il ne retrouverait ni Marie ni son père, il ne s’enfuirait pas avec ce sage du désert pour mener avec lui cette vie de souverain nomade. Pendant cette conversation la forêt s'était renfermée autour des voyageurs, mais la route restait cependant découverte et éclairée sur un côté, car elle contournait la grève de la petite rivière, calculant exactement toutes ses sinuosités. A cette époque, le soleil et les défrichements n’avaient pas tari ce gracieux affluent du Richelieu, et son lit trop rempli s’épanchait souvent sur les terres environnantes, formant sous l’ombrage des nappes argentées. Cà et là, on voyait descendre dans le miroir des eaux des lambeaux festonnés de la feuillée, sur d’énormes troncs d’arbres encore verts que les flots du printemps avaient en partie déracinés. Ces colonnes de la forêt se croisaient à quelques endroits, pardessus le cours de l’onde, formant des arcs de triomphe agrestes, sous lesquels fuyaient, peu soucieux de gloire, des alouettes et des mauves en gaieté; des volées de canards s’élevaient à tout instant du milieu des prairies de joncs et s’en allaient s’abattre, en chuchotant, derrière un repli de la rivière pour recommencer, à l’approché de Jacques et de Wagontaga, la même course et le même plongeon. Une multitude d’écureuils venaient aussi trottiner autour de la route, se pourchasser sur les arbres, se balancer sur les lianes au-dessus de l’eau, et grignoter sans scrupule, aux yeux des voyageurs affamés, un souper friand composé d’un bleuet, d’un gland ou d’une noisette. Le soleil était disparu depuis quelque temps, le baume des sapins et des liards remplissait l’air, avec les fraîches vapeurs du soir. Jacques respirait avidement les senteurs vivifiantes de cette solitude; il écoutait avec extase ces chants des oiseaux insouciants: au lendemain des combats et des horreurs d’une longue guerre, la vue de cette retraite ramenait la paix dans son âme. Et Si j’allais trouver ici ceux que j’aime!...s’écriait-il à tout instant, en goûtant une nouvelle émotion en passant devant un nouveau tableau. Après une demi-heure de marche, les traces de défrichements plus considérables se manifestèrent de nouveau : le bois s’éclaircit sensiblement, la route devint mieux frayée, des haies d’arbres renversés annoncèrent l’existence de la propriété; on entendit à quelque distance le bêlement d’un troupeau et des voix d’enfants qui s’appelaient; enfin, en tournant une anse de la rivière, les deux compagnons virent apparaître, sur une pointe de prairie verte, un petit chaume bien propret qui se cachait sous un groupe de grands ormes; plus loin encore, leur regard put embrasser une suite d’éclaircies non interrompues s’étendant de chaque côté de la rivière : la main du défricheur avait fait une vigoureuse trouée; la paroisse nouvelle était bien fondée; à plusieurs endroits, une moisson abondante mêlait ses teintes dorées au sombre feuillage de la forêt, vierge, et des habitations se montraient entourées de toutes les dépendances d’une métairie déjà florissante. Jacques hâta le pas, comptant les maisons, mesurant sa marche qui lui semblait sans fin. Quoiqu’il rencontrât maintenant quelques personnes, il n’osait plus leur faire de nouvelles questions sur les Hébert; il attendait pour cela qu’il fût arrivé près du sentier qui conduisait à la prairie de la Magdeleine, au-delà des Boudreau, des Dupuis et des Bourgeois : il se contentait de se faire désigner les demeures de ceux-ci. S’il devait être encore trompé dans son attente, il voulait au moins garder ses illusions jusqu’à la fin. VIII Enfin, arrivés dans une passe où le bois se rapprochait sensiblement de la route, les voyageurs crurent distinguer dans une tranchée coupée dans le taillis et formant sentier, des figures humaines, La nuit était presque venue; ils attendirent un instant, pour s’assurer s’ils ne s'étaient pas trompés. La rivière faisait à cet endroit une forte saillie sur la rive où ils marchaient, à quelques pas en avant d’eux; sur sa surface polie et encore légèrement éclairée par l’image du ciel, tous les objets dessinaient leur silhouette. Jacques ne resta pas longtemps a son point d’observation avant de voir glisser entre ses yeux et le miroir de l’eau deux formes qui ne lui laissèrent aucun doute sur leur nature. C’étaient bien le missionnaire et son guide. Il entendit même distinctement le prêtre dire, en sortant du bois : —Voilà une rude tâche pour toi, mon enfant! : j’espère que nous arrivons. —Oui, mon Père, répondit le jeune homme, il ne reste plus que quelques arpents. Jacques et son ami se précipitèrent sur leurs pas, et les rejoignirent bientôt. La surprise du religieux ne fut égale qu’à sa joie, en reconnaissant son capitaine aimé d’autrefois : —Quoi! c’est bien vous, mon cher Hébert, que je revois, ici, à une pareille heure! —Et c’est une bien bonne fortune que le ciel me fait que de me jeter sur votre sur votre chemin, à cet instant. —Mais c’est que je vous croyais parmi nos morts, depuis longtemps; connaissant votre ardeur, je supposais que si les balles des Anglais avaient de l’esprit, elles ne trouveraient rien de mieux à faire, pour leur compte, que de vous choisir pour but. —La bénédiction que vous m’avez donnée, quand nous nous séparâmes près de la rivière St. Jean, leur a ôté tout l’esprit qu’elles auraient pu avoir. Et vous, mon Père, comment avez- vous pu échapper à vos ennemis?.... Vous vous êtes bien exposé, pour sauver mes malheureux compatriotes! —Oh! je m’en suis tiré à merveille; j’ai réussi à conduire jusqu’à Québec presque tous ceux que j’avais recueillis, grâce à la connaissance que j’avais du pays. Une partie de ces braves gens ont pu s’établir dans les environs des Trois-Rivières. Depuis cette époque, j’ai exercé le ministère chez différentes tribus sauvages, et les derniers événements m’ont ramené dans notre mission de la Prairie de la Magdeleine, où, en attendant que le vainqueur règle notre sort futur, je vais m’occuper à visiter les nouveaux établissements disséminés dans ces environs. Ce sont ces devoirs qui m’amènent ce soir dans cette concession isolée, ouverte en partie par vos compatriotes… En effet, je suppose que je dois à cette circonstance le plaisir de vous rencontrer dans ce lieu; auriez-vous des parents ici, par hasard?... —Je l’ignore encore, mon Père : après avoir cherché inutilement ailleurs, je venais ici pour m’assurer si quelqu’un de ma famille ne s’y était pas réfugié. —Lors de mes deux visites, j’ai bien rencontré quelques Hébert, mais je n’ai pas eu l’occasion de m’assurer s’ils vous étaient parents; nous découvrirons cela ensemble, capitaine. —Mais c’est pour un Hébert que je sommes allé vous chercher, mon Père, dit le petit guide. —Comment se nomme-t-il? dit Jacques, avec inquiétude. —On l’appelle monsieur Pierre, c’est not’ vieux voisin, qui vient de la veille Cadie. —Ah! mon Dieu! s’écria Jacques, l’arrive donc pour le voir mourir!... il est bien malade, mon enfant? —Ben dame, monsieur, j’croyons qu’il est malade d’avoir trop vécu, car il ne m’a pas paru plus faible que de coutume; mais il est si vieux, si vieux qu’il ne peut pas aller plus loin, quoi! Ce matin, il a dit comme ça en changeant de visage et en se passant les mains sur les côtés : “Ah! malheur! il me semble que ça va finir, ma fille, je me sens faiblir.” Là dessus sa fille, qui le veille comme son ange gardien, est venue nous demander d’aller chercher not’ Père. —Connais-tu les personnes avec qui il vit habituellement?... —Depuis le printemps, il est seul avec cette fille dont je viens de vous parier: durant l’hiver dernier, il en avait trois autres avec lui, une femme et deux garçons, qu’il appelait tous ses enfants; mais ce printemps, la femme est morte, et les deux garçons sont partis pour la guerre. Il leur avait dit comme ça par manière de conseil : “Quand la France est en guerre avec l’Angleterre, les jeunes gens ne doivent pas rester à la maison parmi les femmes et les enfants, comme des peureux.” —Les deux femmes, dit Jacques, étaient sans doute deux de mes soeurs, devenues veuves, ou les deux belles-sœurs dont les maris ont péri dans la rivière Coudiac, en défendant la maison de mon père...Quel âge a celle qui reste, mon garçon? —J’connaissons pas ça, monsieur l’âge des femmes, peut-être vingt-cinq, peut-être trente-cinq. —As-tu jamais entendu parler dans la famille d’un certain Jacques?... —Oh! oui! beaucoup, et quand ils en parlent tout le monde pleure, le père, les filles...Si j’fichions le camp dans l’autre monde, moi, mes sœurs ne se fondraient pas ainsi les yeux en eau. Il parait que c’était un fier homme ce garçon-là; le vieux voisin dit que s’il ne s’était pas fait prendre comme une oie, il en aurait tué des Anglais!... il a été fusillé cinq ans trop vite. Pauvre père! s’écria Jacques, qui donc lui aura porté cette triste nouvelle?...Depuis quand habite-t-il ici?... —Depuis cinq ans, à ce que j’ai entendu dire; car nous de sommes venus nous-mêmes ici que depuis l’automne dernier. —Eh bien! vous le voyez, dit Jacques en prenant avec effusion les mains du missionnaire, c’est bien mon père, ce ne peut être un autre que lui : il faut courir me jeter dans ses bras, pauvre père, malade, seul, mourant!... —Patience! mon ami, dit le Père de la Brosse, il est important, dans de pareilles circonstances, que vous ne brusquiez pas le moment de la reconnaissance, cela pourrait avoir des suites fatales pour votre père. Si vous désirez jouir de quelques heures de sa vie, il faut vous résigner à souffrir un peu de contrainte. Je vais d’abord entrer dans la maison, je verrai le malade; s’il est en danger prochain, je viendrai vous avertir de suite, sinon, je le préparerai à vous recevoir et vous pourrez entrer dans un quart d’heure. Vous éviterez d’abord de vous faire connaître; la chose sera d’autant plus facile qu’il n’y a pas d’autre lumière dans la maison que celle qui s’échappe de la cheminée. Depuis que la guerre est commencée, personne dans ce pays, à part les seigneurs, n’a eu de quoi brûler sa chandelle.