Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Journal
Année
1889
Mois
1
Jour
30
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un peuple dispersé Par NAPOLEON BOURASSA XX [Suite] Rien... pour me sauver de la mort... J’affirme seulement, devant votre tribunal et devant Dieu, que je ne me reconnais pas coupable de trahison contre mon pays, ni de conspiration contre l’autorité de mon gouvernement; je ne suis ici qu’un ennemi malheureux. Il y a près de six ans, je partis avec mon père; il allait s’établir sur une terre qu’il croyait appartenir à la France; j’étais alors un enfant mineur, j’obéissais à l’autorité paternelle. Nous quittions, d’ailleurs, un pays qui, aux termes de toutes nos conventions, était indépendant de l’autorité de votre roi. Nous le quittions à cause des empiètements injustes que vos gouverneurs prenaient sur nos droits prescrits et légitimes, nous fuyions pour nous soustraire à des actes tyranniques de tous les jours, et pour ne pas prêter des serments qu’aucune nation ne peut exiger d’un peuple auquel elle a reconnu les prérogatives des neutres. En vous jurant notre allégeance, nous devenions également traîtres à la France; nous ne l’avons pas voulu, car de ce côté se trouvait, de plus, notre sang; c’eût été non seulement une trahison, mais encore une profanation qui répugnait à tous nos sentiments; nous avons préféré sacrifier tous nos biens plutôt que de commettre ce crime contre nature. Où est la trahison?... chez nous, qui n’étions pas citoyens anglais, puisque nous n’étions pas liés par le pacte du serment? ou chez vous, qui, après nous avoir laissé jouir pendant quarante ans des droits conférés par un des représentants de votre roi, vouliez-nous les violer, et nous forcer de manquer au devoirs sacrés qui nous liaient de notre ancienne patrie? Chassés par votre injustice, accueillis sous le drapeau de la France, nous devions l’offrande à notre vie au pays qui nous donnait sa protection; aussi, quand la guerre s’est élevée entre nous, je n’ai pas balancé, j’ai offert mes services à la Nation qui était seule la mienne à tous les titres; et celle-là seule aurait eu le droit de m’appeler traître si je lui eusse refusé le soutien de mon bras. Ah! je suis fier de l’avouer, et c’est aujourd’hui ma seule consolation, je n’ai senti d’autres désirs que celui de vous chasser de cette terre aimée que vous m’aviez ravie : Eh bien! si le malheur de faillir dans sa tâche était un crime, celui-ci serait le plus grand qu’il me resterait à déplorer?... Quand vous m’avez arrêté, encore une fois, je venais, non pas avec la conscience d’un sujet révolté, mais avec les convictions d’un homme devenu libre par les actes de votre mauvaise foi, par votre infidélité à vos engagements; je venais organiser la résistance, essayer d’arracher mes concitoyens au sort affreux que je présentais, soustraire au moins à votre tyrannie quelques êtres qui m’étaient restés plus chers... Mais il était trop tard! Vous aviez consommé votre œuvre par un infâme guet-apens; et ceux en qui j’avais le plus espéré s’était avilis!... Maintenant, je n’attends plus que ma sentence... — Nous allons vous la lire, dit George en prenant devant Winslow le papier sur lequel elle était écrite en anglais; il la traduisit ainsi : « Jacques Hébert vous êtes condamné à être fusillé, le neuvième jour de ce présent mois, à 9 heures du soir, sur la ferme de la nommée Marie Landry. La justice de notre Roi veut que cette terre qui vous a vu naître et qui vous a nourri, boive votre sang coupable. La justice de notre Roi, pour inspirer une crainte salutaire à tous ceux qui seraient tentés d’imiter votre exemple, veut encore que votre corps soit jeté à la rivière avec un boulet attaché au cou, afin que personne ne puisse lui donner une sépulture chrétienne. » — Maintenant, le tribunal désire savoir si vous avez quelque chose à lui demander, quelques aveux à faire… Jacques avait écouté sans sourciller et même, avec une apparence de satisfaction, les premiers mots de sa sentence; mais quand il entendit nommer le lieu de son exécution par celui qu’il regardait comme son rival triomphant, il sentit l’indignation monter violemment à son front : ― Solliciter quelque chose? vous implorer?... s’écria-t-il, et que vous demanderais-je que vous voudriez m’accorder? Non, ce désir de votre tribunal n’est qu’une hypocrisie; vous voulez me laisser encore une occasion d’accomplir quelque lâcheté... Vous désirez voir si cette sentence ne produira pas quelque faiblesse dans mon âme. Vous attendez des révélations... des aveux perfides... Eh bien! détrompez-vous, si vous avez cru que les raffinements de cruauté dont vous allez entourer un mort pourraient ébranler mes résolutions. M. Gordon, j’étais tenté de vous remercier en apprenant que le tribunal fixait un jour si proche pour mon exécution; je vous attribuais le mérite de cette prompte délivrance, parce qu’il me semblait que vous étiez le plus intéressé à me rendre ce service. Mais en appréciant les dispositions toutes particulières que vous avez prises pour rendre ma mort pénible et qui ont un cachet de malice trop individuelle pour être attribuées à d’autres qu’à vous, je ne puis vous regarder que comme le plus lâche des hommes, Qu’avez-vous donc fait à ces Landry, pour qu’ils aient pu croire à votre générosité?... Comment donc avez-vous pu cacher assez votre âme pour qu’ils aient consenti à s’avilir jusqu’à accepter votre amitié? Il ne suffisait pas à votre gouvernement de me tuer, vous avez voulu empoisonner mes derniers moments!... Mettre de l’amertume, de la haine, du désespoir dans le cœur d’un mourant, c’est vil, cela, c’est d’une bassesse infernale! Vous avez cru qu’il me serait trop doux de mourir à l’écart, au milieu des ténèbres, dans l’oubli... De mourir sans souvenirs!... Et vous avez décidé de me frapper devant cette maison où mes parents m’ont enseigné leurs vertus, que ma fiancée a reçue comme votre butin avec vos autres faveurs, qu’elle habite... où elle vous reçoit... et où vous irez peut-être vous établir avec elle!... George s’était levé, hors de patience, mais comme lié et torturé par les passions contraires qui se heurtaient en lui-même. Il était aveuglé, étourdi par cette situation fatale où l’avaient jeté ses liaisons, ses inconséquences et les actes honteux de son gouvernement, où il s’enchevêtrait toujours plus quand il espérait en sortir. Dans le premier moment de l’interrogatoire, les sentiments élevés de Jacques avaient conquis son estime, et il s’était senti disposé à rendre à ce malheureux un peu du bonheur qui lui avait ravi. Mais les paroles de mépris et les accusations qu’il venait d’entendre lui ôtèrent tout sentiment de pitié et de justice. D’un autre côté, il était exaspéré de servir toujours d’instruments aux barbaries de l’Angleterre. Repoussé de ceux qu’il aimait, complice apparent de ceux qu’il détestait, serviteur d’une mauvaise cause, en butte à des soupçons humiliants, s’abhorrant lui-même, il se sentait gagné par les fureurs de la rage; il était prêt à commettre des actes de folie, à se précipiter sur quelqu’un, à frapper partout, sur Jacques, sur ses voisins, sur lui-même. Mais Winslow ne lui en laissa pas le temps; il comprit, aux paroles de Jacques et à la figure tourmentée du lieutenant, que le procès allait prendre des développements tout à fait utiles à l’intérêt du tribunal et du gouvernement, et il ordonna aux gardes de reconduire le prisonnier dans son cachot. XXI En se retrouvant dans les ténèbres et le silence, Jacques éprouva quelque satisfaction d’être délivré de la présence de ces hommes détestés, dont la vue apportait toujours le trouble dans son âme, en soulevant l’orage assoupi de ses passions. ― Il me reste au moins une pensée consolante, se dit-il, après s’être remis un peu de ses émotions; je vais être bientôt délivré de l’étreinte de ces monstres; la mort va me tirer de ce trou, va briser ces fers!... C’est demain le 9 septembre, c’est le dernier de mes tristes jours!... Puis il se mit à réfléchir profondément sur cet acte final du drame de sa vie. Un jour!... C’était bien peu pour oublier tout le mal que les hommes lui avaient fait, et pour se préparer à mourir comme le Christ a enseigné aux hommes à le faire; pour se disposer seul, sans le secours du prêtre, sans les consolations de la religion, à prononcer les paroles d’adieu, mais surtout celles du pardon... Mais en se rappelant les promesses de celui qui fut le précepteur et le modèle, et qui a dit : « Bienheureux ceux qui souffrent, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui sont persécutés, bienheureux ceux qui ont faim... » Il sentit une douce espérance, car il avait bien rempli toutes ces tâches des déshérités de la terre, et il les avait remplis avec courage; il pensa donc qu’en apportant avec résignation cette offrande qui résumait tout le travail de sa vie, au Dieu juste et bon, il méritait bien une part du repos et des béatitudes du paradis. Il fit donc des efforts pour ramener dans son cœur la charité et l’onction de la prière. Il passa des heures entières à genoux, attendant que tout ressentiment s’éteignît en lui. Mais c’était chose difficile dans une organisation capable d’élans si impétueux. Cependant, le ciel eut pitié de cet homme qui priait avec droiture de cœur, courbé sous ses chaînes, au fond de son cachot, et Jacques sentit enfin cette douceur infinie de la grâce qui élève un être au-dessus des injustices et des vengeances de notre monde, et lui communique, au seuil de la vie, cette vertu de l’amour et du pardon qui commence l’éternité du ciel. Dans le cours de la nuit et du jour qui la suivit, en repassant dans sa mémoire toutes les phases de cette carrière déjà remplie, en reportant à ses lèvres cette coupe de sa vie qui lui avait promis l’ivresse du bonheur et qui débordait maintenant d'amertume, Jacques retrouva toujours le souvenir de Marie. Mais, sans doute à cause du calme qui se faisait en lui, ou par une volonté particulière du ciel qui voulait lui accorder à l’heure suprême quelques consolations terrestres, ce souvenir ne lui inspirait plus ce sentiment de répulsion qui le poursuivait depuis trois jours. Plusieurs maître de sa raison, dominé par cette justice divine qui allait bientôt lire dans son propre cœur et peser ses pensées, il était mieux disposé à juger les actions de sa fiancée, son esprit était entraîné malgré lui par la miséricorde. ― Serait-il possible, se dit-il, dans un de ces moments de réflexion, que cette enfant que j’ai laissée, il n’y a pas six ans, ingénue dans ces amours comme dans ses pensées, passionnée pour tout ce qui touchait à la France, serait devenue un monstre? Comment le lieutenant a-t-il pu concevoir l’idée? ou comment a-t-il permis de choisir, comme lieu de mon exécution, la terre de Marie, s’il était lié véritablement avec elle?... On n’attache pas un souvenir de sang aux pas d’une personne dont on est aimé, on ne lui fournît pas l’occasion d’un remords; tout en voulant se venger d’un rival, on ne souille pas son habitation par la mort d’un fiancé qu’on a remplacé. Il n’y a que le dernier degré de la dégradation chez une femme, qui puisse permettre à un homme un pareil oubli de la décence... Et une fille de dix- huit ans, une fille de Grand- Pré, Marie!... serait-elle arrivée si bas?... Ô mon Dieu! cela n’est pas possible; on ne peut pas être si méchant, ici. Je me suis trompé…, et puis ses deux frères auraient-ils pris la peine de quitter leur village, leurs familles, au péril de leur vie, pour venir m’apporter un tissu d’impostures? Non, non, tout le monde de peut pas s’être ainsi conjuré pour empoisonner ma vie!... C’est moi, c’est mon cœur saturé d’injustice qui seul a été méchant! Mon Dieu, il vaut encore mieux qu’il en soit ainsi… Quoique ces heures de doute eussent quelque chose de cruel pour la conscience de Jacques, elles lui apportaient cependant quelque baume: on aime mieux avoir eu des torts involontaires envers ceux qu’on aime, que de croire à la certitude d’en avoir été trahi. Une fois retrempée dans le sentiment de la confiance, son âme s’y abandonna volontiers; et quoiqu’il ne pût s’expliquer une suite de coïncidences accusatrices si extraordinaires, il sentit que ces soupçons injurieux et sa conduite aveugle faisaient naître en lui, de plus en plus, un remords invincible, cela lui semblait une illumination bienfaisante du ciel. Il demandait à Dieu d’éclairer davantage son esprit, de lui faire connaître l’innocence de sa fiancée et de la soulager s’il avait aveuglément déchiré son cœur. XXII Ce fut en s’entretenant de pareils sentiments, en sanctifiant son courage par la prière, que Jacques passa les dernières heures qui lui ressentait à vivre; l’image de ses parents dispersés, le spectacle de la Nouvelle-France menacée de toute part lui apparurent aussi bien souvent!... Sa dernière invocation fut pour ces objets de son culte et de son dévouement constant; avec quelle ardeur il demande au ciel de les sauver des vengeances de l’Angleterre!... Le dernier jour que l’on passe sur la terre est bientôt écoulé; aussi quand l’heure fatale vint à sonner sur la tête du condamné, il la croyait encore éloignée. Personne n’était venu troubler son recueillement, et il en était bien aise, puisque nul n’avait de consolation à lui apporter. Vers sept heures, il entendit, comme la veille, un bruit inaccoutumé de pas, dans la pièce supérieure; mais le mouvement était beaucoup plus considérable; en même temps la marche d’un corps nombreux, qui approchait de la maison, vint ébranler le sol jusque dans son souterrain. Peu d’instants après, il vit se soulever la trappe du caveau et descendre devant lui l’échelle, qui, cette fois, venait lui faire gravir les premiers degrés de l’autre vie; c’est ainsi qu’elle apparaissait à ses yeux. Il y monta avec fermeté; ses chaînes ne lui pesaient plus, il les entraînait par une force immortelle. Plusieurs soldats le reçurent sur le haut, et l’entourèrent; George était avec eux. ― Toujours cet homme!... murmura Jacques avec quelqu’impatience, toujours devant mes yeux!... Il me faudra donc le voir jusqu’à mon dernier soupir!... Mon Dieu! mon Dieu!... J’ai besoin de vous jusqu’au bout!... Ne m’abandonnez pas.— En même temps il baissa les regards pour ne plus apercevoir l’officier. — Allons! dit celui-ci, c’est l’heure de l’exécution, préparez-vous à la mort. — Je suis prêt, monsieur, répondit Jacques d’une voix assurée. — Auriez-vous quelque chose à me dire ? ajouta le lieutenant, sur un ton qui ne manquait pas de bienveillance. — Je suis prêt, monsieur, à me rendre au lieu désigné... Je vous demande seulement de laisser ces derniers moments à mes réflexions!... Il ne me reste rien à dire ici-bas... ― Alors, dit George, en se tournant du côté d’un fonctionnaire subalterne, ôtez-lui ses chaînes, et faites la toilette... Après l’avoir déchargé de ses lourdes entraves, cet homme enleva au condamné tout ce qu’il avait de vêtements sur la poitrine jusqu’au milieu du corps et lui relia le reste à la taille par une courroie; puis, après lui avoir croisé les mains derrière le dos, il les saisit fortement ensemble par le même lien qui lui ceignait le corps. Cette opération étant terminée, tous sortirent de la maison. Une escouade rangée sur deux files, le fusil sur l’épaule, les attendait à la porte; à l’avant étaient placés deux sapeurs tenant chacun une torche allumée; un autre attendait Jacques au centre de l’escorte; il portait un boulet rivé au bout d’une chaîne. Aussitôt qu’il vit le prisonnier rendu à son poste, il vint se placer près de lui pour l’accompagner jusque sur la place du supplice. A cette époque, on faisait toujours suivre le condamné par tout ce qui devait servir à son châtiment. George donna immédiatement le signal du départ, et un tambour se mit à battre la marche. La ferme de Marie était située à l’autre extrémité du village, à l’écart, près de la rivière; il fallait par conséquent, pour y arriver, parcourir de nouveau tout cet espace que Jacques avait franchi à son retour, repasser devant la maison des Landry... Jacques redoutait cette épreuve plus que tout autre. L’atmosphère était pesante et la nuit obscure comme au soir du départ de 1749. La pluie menaçait; on n’entendait pas un souffle de vent; le son mat du tambour et le bruit cadencé des pas de la troupe couraient plus loin sous ce ciel chargé. Les femmes, prévenues d’avance de l’heure de l’exécution, avaient éteint les lumières de leurs demeures, par un instinct singulier de leur frayeur, comme si elles eussent craint d’être criminelles en éclairant ce convoi du supplice, comme si elles eussent voulu prendre d’avance le deuil de celui qui allait être injustement exécuté. Cependant, leur curiosité les portait malgré elles aux carreaux de leurs fenêtres, et la lueur passagère des flambeaux révélait leur présence dans l’ombre épaisse de leurs habitations. C’était quelque chose de bien sinistre à voir que tous ces visages pâles et stupéfiés, groupés comme des images de mortes dans ces tableaux de nuit! Le moment vint bientôt de défiler devant la maison des Landry. Jacques et le lieutenant sentaient également le froid gagner le foyer de leur vie. Ni l’un ni l’autre n’osaient détourner le regard, pour s’assurer si quelqu’un de la famille n’était pas là, comme ailleurs, pour les regarder passer. On divine le motif de cette crainte chez George : il redoutait les yeux vengeurs de Marie pendant qu’il conduisait son fiancé à la mort, sans consolation, comme il l’avait dit; quant à Jacques, il aurait voulu ignorer la présence ou l’absence de Marie... S’il l’eût vue, froide spectatrice de son convoi funèbre, il aurait été tenté de la maudire; s’il ne l’eût pas aperçue, il l’aurait encore accusée... Et dans ce moment il voulait garder la paix de son âme. Et c’était une bonne inspiration du ciel... car personne ne se tenait penché sur les châssis de cette demeure, pour le voir s’acheminer vers la mort. Cependant, malgré ses bonnes résolutions, Jacques ne put s’empêcher de le constater d’un coup d’œil; mais il fut plus fort qu’il ne l’avait prévu, et au lieu de jeter sur ce toit des paroles de malédiction, ses lèvres murmurèrent ces quelques mots pendant que ses yeux se reportèrent vers le ciel : ― Mon Dieu, vous pardonnez, vous, aux cœurs qui faiblissent comme aux accusateurs injustes;... et vous seul pouvez savoir quand les hommes sont coupables... Et puis, vous entourez notre vie de terribles mystères! C’est sans doute pour nous conduire malgré nous dans les voies de votre Providence... Eh! bien, soyez-en béni! Après vingt minutes de marche, la troupe se trouva sur le terrain désigné par la justice, et Jacques revit pour la première fois l’habitation de son père. On se rappelle que la famille Landry l’avait fait transporter près d’un bosquet d’arbres qui abritait une petite élévation; c’est sur la partie culminante de ce coteau que le prisonnier fut conduit. Aussitôt qu’il s’y fut arrêté, l’escorte forma une demi-circonférence autour de lui, le laissant adossé au bosquet, le visage tourné vers la maison. En même temps, les deux sapeurs chargés d’éclairer l’exécution vinrent se poster sur ses côtés, à une petite distance; huit hommes de l’escouade s’avancèrent en avant et se fixèrent à trois pas de lui, et George prit place au bout de leur ligne pour donner le dernier commandement. Tout le monde était à son poste; l’officier regarda sa montre, il restait encore dix minutes pour neuf heures; il fallait attendre le coup de canon du rappel, pour ordonner la décharge. ― Monsieur le lieutenant, dit Jacques, aussitôt qu’il vit le calme rétabli, j’ai une faveur à vous demander, si cela n’est pas contraire à vos instructions... — Quelle est-elle? répondit George. — Je voudrais mourir à genoux. — Cela est indifférent : mettez-vous sur ce banc qui vous touche. — C’était celui qui servait jadis à la fête des anciens. Il s’y installa, c’était maintenant son gibet. — Il vous reste dix minutes pour vous recueillir, ajouta le lieutenant. Le condamné promena son regard sur toute la scène qui se développait autour de lui; le site qu’il occupait était assez élevé, et la lumière assez vive pour lui permettre d’apercevoir les premiers plans du tableau, la maison paternelle, les dépendances de la ferme et la rive de la Gaspéreau vaguement destinée dans ses ombrages de saules et de trembles frissonneux. Dans ce moment une brise de la mer agitait toute cette feuillée mobile et lui faisait rendre son plus triste gémissement. La mère Trahan avait bien fermé tous les volets pour être moins effrayée, ce qui donnait à la chaumière une apparence inhospitalière qu’elle n’avait jamais eue. On ne fermait les volets, autrefois, que pour se garantir contre les gros orages : la crainte des tueurs d’hommes ou d’autres malfaiteurs n’avait pas encore appris à prendre ces précautions humiliantes pour l'humanité. Jacques se sentit ébranlé par cette vue; tout cela lui remémorait trop de souvenirs!... Il ferma les yeux un instant; il sentait ses larmes y monter, et c’était mal se présenter devant la mort et devant les soldats quand il les avait si souvent bravés. Un court moment de résistance entre l’homme sensible suivit ce dernier coup d’œil jeté sur un séjour chéri; après quoi, Jacques articula fermement ces quelques mots : — Si, dans mon cœur ou dans mes paroles, j’ai fait à quelqu’un une injure que j’ignore, une injustice involontaire, je lui en demande pardon... Maintenant, mon Dieu, je vous offre ma vie pour le salut de mon pays; délivrez l’Acadie! Sauvez la Nouvelle-France ! [A suivre]