Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Journal
Année
1889
Mois
1
Jour
23
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES et MARIE Souvenir d’un peuple dispersé Par NAPOLEON BOURASSA XV [Suite] ― Ah! de grâce! mon père, Pierriche n’est plus à nous; ne demandez plus rien à son maître; ne lui donnez pas le méchant plaisir de nous être utile. Qu’il ne voie pas ce moment d’accablement; il pourrait concevoir de nouvelles espérances, et méditer des desseins plus affreux. Dieu m’aidera; je vais prier. — Mais ces soldats! murmura le père avec effroi. — Ils ne toucheront pas une fille qui prie dans les bras de son père! En effet, les sentinelles, qui s’étaient approchées, n’osaient arracher des bras du vieillard cette enfant qui regardait le ciel avec tant d’ardeur; ils craignaient que Dieu ne les punît d’interrompre une si touchante supplication. Mais ce ne fut qu’une faiblesse momentanée dont la jeune fille se releva bien vite, avec la force de sa foi. Elle n’attendit pas les violences des gendarmes pour leur présenter la feuille de l’autorité, et donner le dernier adieu à son père; après l'avoir vu disparaître derrière la porte, elle reprit rapidement le chemin de sa demeure. George avait observé toute cette scène, caché derrière les rideaux de sa fenêtre; quand il vit Marie s’éloigner, il s’approcha un peu plus des carreaux et il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle s’effaçât dans un repli du chemin. Peut-être voulait-il surprendre dans sa démarche un moment d’hésitation... peut-être obéissait-il à un sentiment de pitié sincère... Dans le demi-jour qui régnait dans sa chambre et dont il se trouvait enveloppé, il n’était pas possible de lire sur ses traits sa pensée véritable. XVIII Tous les soirs, depuis le jour de l'arrestation, on avait remarqué au-dessus de l’horizon, du côté d’Annapolis, de la Rivière-aux-Canards, de Cobequid et de Beau-Bassin, de longues traînées de lueur rouge. Ces cordons lumineux, d’abord interrompus et peu perceptibles, se renouaient les uns aux autres en s’allongeant le soir du 7 septembre, ils formaient déjà, au-dessus du cercle des forêts ... voisines, une enceinte menaçante qui éclairait le lointain, comme l’aurore dans un ciel d’orage. C’était l’aurore de la destruction qui se levait sur l’Acadie, les préludes d’un incendie général. Les femmes et les enfants, groupés par l’effroi devant les maisons, suivaient les progrès de l’élément terrible, qui, comme un géant, approchait toujours ses bras immenses qui allaient les étouffer. Ces malheureux spectateurs, attachés au milieu de l’arène, assistaient d’avance à l’acte de leur ruine. Ils la voyaient lentement venir, ils réalisaient le désastre, ils imaginaient le désert qui allait se faire sur ce coin de terre où ils avaient vécu leurs beaux jours... Ils semblaient croire, dans leurs idées chrétiennes et dans leur frayeur naïve, qu’ils touchaient à cette conflagration suprême que les anges doivent allumer, un jour, aux quatre coins de la terre. Les Anglais se pressaient, ils craignaient de la résistance sur plusieurs points. Pour répandre une terreur salutaire au milieu des habitants et les forcer de venir se livrer à leurs bourreaux, pour ne laisser aux fuyards aucun abri capable de couvrir leurs têtes, aucun aliment propre à soutenir leur vie, les soldats avaient ordre, dans certains districts, de ne pas laisser un toit debout, de vider les greniers, de brûler jusqu’à la dernière gerbe; de raser même les vergers. Cette terre devait devenir pour toujours inhospitalière a ceux qui n’avaient jamais fermé leur porte à un étranger; les arbres qu’ils avaient plantés ne pouvaient plus, sans crime, leur donner leurs fruits? Dès le 3 septembre, tous les établissements du fond de la Baie-des-Français, de Chipodi, de Mémérancouge, de Passequid étaient déjà la proie des flammes; quelques jours plus tard, ceux qui étaient situés le long de la baie Ste-Marie et sur les rivières qui se déchargent dans la baie d’Annapolis subirent le même sort. Tout ce qui ne pouvait pas être absolument nécessaire à l’existence des troupes anglaises fut sacrifié. On se rappelle que la population des Mines fut à peu près la seule qui se laissa prendre par la ruse ou qu’on voulut saisir par stratagème. Les instructions du gouverneur Lawrence laissaient le choix des moyens aux commandants militaires : « que ce soit par la force ou par stratagème, selon le besoin des circonstances, » disait une dépêche. Dans le district des Mines, les hameaux se trouvant plus compacts et les communications plus faciles, il fut aisé de faire circuler la proclamation de Winslow, et l’on put compter sur une réunion plus générale des habitants. Mais la population de ce district ne représentait qu’une fraction de celle de toute l’Acadie. Partout ailleurs, les familles enfuies dans les bois étaient encore en partie libres. Quoique plusieurs fussent revenues se livrer à leurs maîtres, il en restait encore beaucoup qui préféraient tenter un avenir de dénuement, les rigueurs de la faim et d’un hiver terrible au sort que leur réservaient les Anglais. Cela commençait à inquiéter les chefs et à les faire douter du succès de leur œuvre d’infamie; ils craignaient que le désespoir n’inspirât à ces malheureux quelques résolutions extrêmes. Des courriers avaient apporté du Fort Cumberland des nouvelles désastreuses qui répandirent l’alarme dans tous les camps. Cependant un parti d’Anglais était occupé à promener ses torches dans les maisons abandonnées de Chepodi : « ils en avaient brûlé sans relâche durant toute une avant-midi; deux cent cinquante-trois logis, granges et étables, avec une grande quantité de blé et de lin, étaient détruits, » écrivait un des officiers de l’expédition. La besogne allait à merveille; on ne trouvait çà et là que quelques femmes; la journée promettait d’être fructueuse. Le tour de l’église vint, et il paraît que dans son impatience d’y mettre le feu, un officier courut avec son détachement y porter ses brandons, sans attendre d’ordres supérieurs. Ils en furent bien punis. A peine jouissaient-ils du plaisir de voir la flamme envelopper le monument sacré, qu'une troupe de trois cents hommes fondit sur eux. C’étaient les Acadiens et les Sauvages. Ces braves gens, réfugiés derrière la lisière de la forêt, avaient pu laisser consumer leurs toits; mais porter des mains sacrilèges sur la maison de Dieu, c’était un crime qu’ils ne pouvaient permettre. Ils tombèrent donc avec une telle violence sur leurs ennemis, qu’ils les dispersèrent après en avoir tué et blessé un certain nombre, ce qui termina les dévastations de l'incendie pour le reste de la journée. Celui qui écrivait ces détails à Winslow terminait ainsi sa lettre : « Ici, nous demeurons dans une grande inquiétude, craignant qu’un sort semblable ne vous soit réservé; car vous vous trouvez au milieu d’une bande nombreuse et diabolique. » Dieu ne voulut pas donner raison à ces frayeurs en infligeant à d’autres le châtiment qu’ils méritaient. Ce premier succès de la résistance ne fit au contraire, qu’aggraver la situation des Acadiens en doublant la fureur de leurs tyrans et en leur inspirant des terreurs imaginaires. Ils étaient maintenant aveuglés par cette excitation que donne le mal que l’on fait; le crime a son enthousiasme, et la peur rend plus cruel. Toutes les lettres qui arrivaient au quartier-général avaient une nuance de sombre inquiétude; ce peuple victime pesait à la conscience de ses persécuteurs. On ne voyait surgir partout que des mains vengeresses; et d’où pouvaient- elles venir... à moins que Dieu ne fit descendre celles de sa justice? Ce n’est que du côté de la frontière française que les fugitifs pouvaient recevoir quelque secours et des armes, mais cette frontière étroite était gardée par deux forts, et la mer était aux Anglais; partout ailleurs les Acadiens étaient dispersés, sans point de ralliement, sans moyens de défense, sans pain, presque sans vêtements; et ceux que l’on avait saisis ne songeaient plus qu’à la résignation et à la prière. Le commandant d’Annapolis demandait du renfort pour réduire à la raison, disait-il, « cent chefs de famille qui s’étaient réfugiés dans les bois avec leurs lits!... » Pour les pousser dans les vaisseaux qui devaient les emporter, sans leurs femmes et leurs enfants, il est probable que cet homme usa d’une cruauté telle, que ces malheureux ne purent s’empêcher de résister avec désespoir. C’est ce que laisse croire une lettre subséquente de Murray, datée de Passequid, où il était allé après l’arrestation des habitants de Grand-Pré, pour saisir ceux qui n’avaient pas obéi à la proclamation de Winslow. Lui aussi était inquiet!... Voici cette lettre adressée à son colonel : « Cher monsieur, j’ai reçu la vôtre, etc... et je suis très heureux d’apprendre que les choses sont dans un si bon état à Grand-Pré, et que les pauvres diables sont si résignés : ici, ils sont plus patients que j’aurais pu le prévoir dans les circonstances où ils se trouvent. Quand je songe à ce qui est arrivé à Annapolis, j’appréhende le moment où il faudra les pousser dedans; je crains qu’il n’y ait quelque difficulté à les réunir; et, vous le savez nos soldats les détestent; s’ils peuvent trouver seulement un prétexte pour les tuer, ils le feront. Je suis réellement heureux de penser que votre camp est bien sûr (une bonne prison pour les habitants, comme disent les Français). J’ai hâte de voir arriver le moment où les pauvres misérables seront embarqués, et nos comptes réglés; alors, je me donnerai le plaisir d’aller vous voir et de boire à leur bon voyage!... etc... » A. MURRAY. Winslow sentit donc la nécessité de presser les préparatifs du départ, afin de pouvoir prêter main forte à ses lieutenants. Il n’y avait encore à la côte que cinq vaisseaux de transport; cela suffisait à peine de loger la moitié des prisonniers de Grand-Pré. Il fut résolu de faire le plus tôt possible le chargement de ces navires en attendant d’autres voiles; une fois entassés dans les pontons, on avait au moins la certitude que ces malheureux ne pourraient plus inspirer de craintes. Le colonel fixa donc au 10 ce premier embarquement, et il fit avertir les prisonniers de s’y préparer. Ce fut alors qu’on permit à quelques-uns des chefs de famille d’aller passer un jour dans leur maison pour aider les femmes à faire les provisions de l’exil. Dix seulement devaient s’absenter à la fois, et ils étaient choisis par le suffrage des autres captifs, qui répondaient sur leur tête du retour de ces élus du malheur. Ce choix, dicté par la pitié, se faisait nécessairement en faveur des vieillards, pères de plusieurs générations. Mais combien purent jouir d’un bonheur si parcimonieusement distribué, durant les deux ou trois jours qui leur restaient à passer à Grand Pré?... Dix, vingt, ... et peut-être dix autres; encore j’en doute, car le jour du départ, personne ne dut sortir de prison ; il fallut sans doute ; être tout entier, à l’organisation de l’embarquement. Il y en a qui restaient plus près, et ceux-là revinrent plus tôt pour faire à d’autres une petite part de leur faveur. Mais plusieurs devaient aller loin, dans les villages voisins; quelques-uns avaient le pas appesanti par l’âge, et le temps qu’on leur donnait pour le dépenser en soins précieux, en conseils, en caresses, en larmes d’amour, ils en perdirent beaucoup, sur le chemin. Ceux-là n’eurent pas trop d'un jour... Le père Landry avait déjà joui de son congé d’absence; il ne voulut pas profiter du droit d’élection que lui donnaient des années. Quant à Jacques, comme il était enfermé à part, personne ne songea à lui. D’ailleurs ils n’avaient plus de proches parents dans le pays, et il était classé dans une catégorie de criminels qui ne pouvaient attendre de faveurs. XIX Deux jours s’étaient écoulés depuis qu’il languissait dans son cachot, mais il n’avait pu les compter; dans l’obscurité complète où il se trouvait plongé, il croyait que c’était une longue nuit qui passait. Il entendait toujours les pas pesants et réguliers des soldats qui marchaient au-dessus de lui, et c’étaient les seules sensations qu’il recevait du monde extérieur. Aussitôt après son incarcération, la fatigue, l’épuisement, le poids de ses fers, l’accablement de son âme l’avaient couché sur la terre de sa prison, et un sommeil dont il ne put calculer la durée s’appesantit sur lui. Il n’en sortit que lorsqu’une main invisible lui jeta sur la tête, par la trappe de son plafond, une cruche remplie d’eau et un morceau de pain. La même main lui renouvela cette portion après un espace de temps qui lui parut bien long. Comme la lueur d’une lampe éclairait seule, dans ce moment, la pièce supérieure, et qu’on ouvrait la porte tout juste assez longtemps pour jeter le morceau, il ne put voir celui qui lui servait ainsi sa curée, ni constater le passage des jours. Rien, peut-être, n’anéantit l’homme comme la privation complète des rayons de cette lumière qui vivifie, qui embellit tout dans la nature, et qui, dans l’absence de toutes les autres jouissances de la vie, sert au moins à compter les heures qui passent sur sa tête et le conduisent à la délivrance. Cette existence de sépulcre qui étiole les plantes, qui pâlit les fleurs, fait encore entrer ses ombres jusque dans l’intelligence humaine. Et avec ces ténèbres, l’oubli, le silence, le mépris!... Oh! que cela fait horreur aux abords du trépas, quand on a tant aimé la vie, l’affection des autres, les charmes de la nature; quand on a cherché l’éclat des actions méritoires, l’estime que doit apporter une carrière toute de dévouement, les couronnes d’une noble gloire! Quelles sombres réflexions durent inspirer à Jacques cette solitude effrayante, cet abandon universel!... Il ne pouvait ignorer le sort qu’on lui réservait, et il l’envisageait avec tout le courage d’un grand cœur et d’un homme de foi : la mort devait être le moindre de ces maux. Il y était préparé; il avait assez d’injustices à pardonner, de douleurs à offrir, et sa vie, d’ailleurs, était assez pure pour former un beau sacrifice d’expiation à son Créateur; il craignait seulement qu’on lui rendit cette expiation trop ignominieuse, il appréhendait les révoltes de son caractère aigri par tant de déceptions amères; il avait peur qu’on le laissât languir dans ce trou fétide, où les miasmes des plantes pourries, en lui donnant la sensation de l’asphyxie, lui faisaient éprouver davantage ce mépris accablant que jetaient à son impuissance des vainqueurs sans entrailles. Il redoutait qu’on le laissât tomber dans cette rage hideuse de la faim et que son agonie ne fut qu’un affreux désespoir. Il appela donc de tous ses désirs le jour de l’exécution; il demanda au ciel comme un bienfait de mourir par les armes, sous les regards humains, en regardant encore son village. Dieu ne voulut pas lui refuser cette unique consolation. XX Winslow et ses aides de camp pouvaient enfin jouir de quelques loisirs. Bien que l’époque de l’expatriation eût été avancée, et que les préparatifs nécessaires à cette opération entraînassent encore beaucoup de travail, cependant il y avait loin de là à l’arrestation en masse de toute une population. Le conseil militaire songea donc un instant au prisonnier du presbytère, et il décida de lui faire un simulacre de procès, non pas tant pour montrer qu’il voulait lui accorder quelque justice (on ne tenait guère plus à l’apparence qu’à la chose), que pour lui arracher certains aveux utiles sur la position, les mouvements et les projets des Français de l’autre côté de la baie. Le soir même du 8 septembre, les sentinelles reçurent donc l’ordre d’amener Jacques devant un tribunal provisoire constitué pour la circonstance. Jacques était en prières, à genoux au-dessous de la trappe de chêne, lorsqu’il entendit un bruit inusité de pas se produire sur sa tête. Il se préparait au sommeil, jugeant au silence plus profond qui régnait depuis quelque temps là-haut, qu’il devait être nuit. Ce piétinement le fit tressaillir, — Les voilà! dit-il en formulant sur sa poitrine le signe de la croix. C’est votre heure, ô mon Dieu! je vous bénis; aidez-moi seulement à la franchir. Et, là-dessus, il se leva; il croyait qu’on venait le chercher pour le conduire au supplice. La porte s’ouvrit aussitôt, et l’un des gardes lui tendit une petite échelle qu’il escalada péniblement sous le poids de ses chaînes, dans l’épuisement de sa vigueur. Arrivé au degré supérieur, quatre soldats l’environnèrent et lui firent signe de les suivre dans la salle du conseil, qui n’était autre que le salon du vieux curé. En entrant, il vit trois hommes assis devant une table, entre deux lampes; en reconnaissant celui de droite, il sentit un instant bondir son cœur et une pâleur de cadavre passa sur son visage : c’était George; ceux du centre et de gauche n’étaient autre que Winslow et Butler. Quand Jacques fut arrivé à deux pas de la table, le commandant donna l’ordre aux soldats de l’escorte de se ranger de chaque côté de la chambre et de laisser leur prisonnier isolé au milieu du parquet. Un silence général suivit son entrée; les yeux des juges s’arrêtèrent avec étonnement sur lui. A part Butler, dont l’intelligence grossière ne voyait que du burlesque dans les individualités exceptionnelles qui ne ressemblaient pas à la sienne, et qui fut près d’éclater de son rire insultant en apercevant Jacques, les deux autres toisèrent de la tête aux pieds avec intérêt, ce personnage auquel son costume, ses longs cheveux, sa barbe, sa taille altière, son expression de sombre énergie et ses chaînes traînantes imprimaient le caractère d’un fantôme d’un autre âge. Il semblait une de ces ombres errantes, victimes de quelques barons félons, qui venaient jadis, durant chaque nuit, traîner leurs fers et montrer leurs figures décharnées dans les donjons déserts de leurs persécuteurs. George, surtout, étudiait avec une curiosité jalouse cet être dont le souvenir était resté si profondément gravé dans le cœur de Marie. Il n’avait fait guère que l’apercevoir le jour de leur rencontre; mais ici, il lui fut facile d’analyser ses traits en repos. Jacques était découvert; ses cheveux jetés en arrière tombaient à flots sur ses larges épaules et laissaient son front recevoir librement la lumière des deux lampes. Il ne fallut pas un long examen au lieutenant pour apprécier la beauté réelle du dernier rejeton des Hébert, et ce que révélait de puissance morale cette mâle physionomie; et, sans concevoir pour lui plus d’estime, il sentit au moins cet intérêt qu’on ne peut pas refuser à un rival qu’on sent digne de l'être. Après ce moment donné à la curiosité des yeux Winslow pria George de lui servir d’interprète, et de poser au prisonnier les questions suivantes : — Quel est votre nom? — Jacques Hébert. — Vous êtes fils du nommé Pierre Hébert qui a laissé Grand-Pré en 1749 pour se réfugier sur le territoire français? — Oui. — Vous avez pris le service dans le corps de M. de Boishébert? — Oui. — Avez-vous été gracié au fort de Beauséjour? — Non, je n’étais pas dans la place, je n’ai pas été fait prisonnier. — Alors vous avez continué à porter les armes contre nous? — Oui, et j’ai surpris et détruit un corps des vôtres, commandé par le capitaine Gordon, sur le Haut-Coudiac. — C’est vous qui conduisiez cette expédition qui s’est souillée de tant d’atrocités? — Oui, c’est moi qui ait pu venger une partie des maux et des injustices dont vous avez accablé ma famille et mes compatriotes depuis tant d’années. — Quand vous avez été arrêté, aviez-vous quitté le service de l’ennemi? — Oui, temporairement. — Que veniez-vous faire ici? — Profitant de la liberté que me laissait l’expiration d’un premier engagement. je venais satisfaire à une promesse faite à une famille que je croyais honnête, méditer sur les lieux les moyens d’arracher ce pays au pouvoir de l’Angleterre, et soustraire ses habitants au traitement infâme qu’ils subissent aujourd’hui. — Y avait-il entente entre vous et votre commandant? — Non. ― Où aviez-vous laissé le corps dont vous formiez partie? ― Sur le territoire français. ― Mais à quel endroit? ― C’est une question qui peut s’adresser à un transfuge ; mais comme elle n’est pas nécessaire au jugement que vous devez prononcer sur moi, je n’y réponds pas. ― La réponse pourrait peut-être allégir la sentence… vous sauver de la mort,… ― Je ne tiens pas à ces adoucissements. ― Mais vous oubliez qu’il y a des moyens plus effectifs que de simples questions, pour contraindre les criminels à répondre... Il y a aussi des genres de mort qui punissent davantage ceux qui refusent de parler : un homme a sans doute la faculté de se taire, mais il a aussi celle de souffrir... ― Je vous comprends : vous me menacez de la torture, pour me faire dire des choses qui ne peuvent ni m’incriminer davantage ni me disculper à vos yeux; vous voulez des révélations qui ne peuvent compromettre que des gens que vous n’avez pas à juger et qui ne relèveront pas de longtemps de votre tribunal, je l’espère; eh! bien, je ne suis pas plus un déserteur qu’un espion; vous ne délierez pas plus ma langue avec des menaces qu’avec des promesses; essayez des moyens que vous croyez dignes de votre humanité : après ceux dont vous avez fait usage pour vous délivrer d’une population inoffensive, je ne suis pas enclin à embellir d’avance mon supplice. Je m’attends à tout. Ici les trois juges se consultèrent à voix basse durant quelques instants, après quoi l’interprète reprit la parole : ― Jacques Hébert, vous êtes un traître à la nation anglaise; vous avez répandu le sang de vos concitoyens, et vous avez été arrêté sur le territoire anglais au moment où vous veniez, comme un conspirateur, organiser la révolte des sujets britanniques. Vous êtes coupable du crime de haute trahison... Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense? [A suivre]