Jaques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Journal
Année
1889
Mois
1
Jour
16
Titre de l'article
Jaques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES et MARIE Souvenir d’un peuple dispersé Par NAPOLEON BOURASSA XV A peine George était-il sorti, que les trois habitants de la ferme des Landry furent entraînés par un même sentiment dans les bras les uns des autres; ce ne fut qu’une même étreinte, longue, silencieuse, mais surtout brûlante de tendresse. Ils ne purent rien se dire; ils s’admiraient, ils s’aimaient dans leur générosité sublime; tout voile était déchiré entre leurs âmes unies; plus de soupçons, plus d’incertitudes isolées, plus de trames secrètes ne les séparaient. La mère avait compris tout ce qu’il y avait de noble délicatesse dans les sentiments de son mari et de sa fille; l’héroïsme d’une action s’impose à l’admiration de tous, même des intelligences médiocres; quoiqu’incapables de concevoir des dévouements désintéressés, ces natures en subissent involontairement le prestige, quand elles ne sont pas dégradées. La brave femme perdit donc bien vite le souvenir de ses naïves ambitions, de ses frayeurs de l’exil, et comme toutes les vraies mères, comme toutes les fortes épouses de ce temps elle ne songea plus qu’à partager la vie et les souffrances de ses enfants, et à suivre avec respect et amour le chef de la famille dont l’autorité doit répondre des lâchetés de sa maison, dont le nom doit porter le déshonneur comme la gloire des siens. Ces trois cœurs s’abandonnèrent longtemps à cette joie sainte du sacrifice accepté en commun, à cette harmonie de leurs sentiments unis dans le malheur, dans le devoir, unis au bord de l’abîme, dans ce pur embrassement qui devait être la dernière caresse du foyer. Mais le père vint à penser qu’il ne se considérait plus libre, que l’honneur ne lui permettait pas de rester dans sa maison; il s’arracha donc doucement des bras de sa femme et de son enfant, leur disant, en les pressant encore une fois sur son cœur : — Je vois que j’abuse d’un bonheur qui m’avait été prêté, seulement à de certaines conditions que je n’ai pas remplies...; il faut nous séparer. — Mais vous pourriez peut-être attendre un ordre, cher père : ces conditions ne vous ont pas été exprimées, et votre élargissement est illimité. — Non, ma fille. Il faut apprendre à ceux qui ne connaissent pas les voies de la justice et de la probité que les obligations dictées par l’honnêteté et la conscience s’accomplissent sans [illisible] n’a que ce moyen de faire respecter l’honneur des siens… D’ailleurs, je ne voudrais pas laisser aux malheureux qui nous environnent, à mes amis, à mes autres enfants qui souffrent dans l’église, le soupçon injurieux que nous négocions ici une affaire indigne de toi, de moi, du dernier Acadien de Grand-Pré. C’est assez longtemps avoir paru insulter à une infortune respectable, s’être montré chancelant entre la faiblesse et le courage; il faut finir les inquiétudes des honnêtes gens qui nous considèrent et qui nous aiment. Et puis, je sens que si je restais plus longtemps dans vos bras, je me trouverais plus irrésolu à l’heure du départ. Adieu!... je ne vous reverrai probablement qu’au jour de l’embarquement... Vous allez être encore seules. Recueillez toutes vos forces; quand elles vous manqueront; priez Dieu; il ne sera pas sourd à tant de voix qui pleurent et montent vers lui! En achevant ces mots, le vieillard avait ouvert la porte; sa femme s’était laissé choir dans la bergère pour cacher ses sanglots, mais Marie retenait toujours le bras de son père. — Mais que veux-tu faire, pauvre enfant?... — Vous suivre jusqu’à l’église. — Mais tu es si faible, tu as tant souffert!... — Non, non, père, je suis forte à présent, je suis délivrée d’un poids si pesant! Je pourrais marcher jusqu’au bout de l’Amérique avec vous! Je pourrais même vous soutenir; voyez... laissez-moi faire jusqu’à l'église. Et en exprimant son désir, la jeune fille enlaçait si bien le bras du brave homme, que celui-ci ne voulut pas faire d’efforts pour s’en détacher. Marie était une de ces organisations élevées et puissantes qui, lorsqu’elles voient dans un événement de leur vie l’abaissement de leurs sentiments, la dépréciation de leur caractère devant leur propre conscience, la destruction de l’idéal de leur bonheur, la contrainte des élans enthousiastes de leur âme, la perte de cette douce liberté d’aimer et de parler d’après l’impulsion de leur cœur et de leurs pensées, sentent plus de souffrances que si elles étaient soumises aux tortures toutes physiques du martyre. C’est pour elles l’anéantissement de leur personnalité intellectuelle; elles ont perdu l’essor divin, elles se traînent, elles languissent, elles disparaissent dans la masse du vulgaire. Comme un fleuve qui s’était creusé un lit superbe sur le roc, dans des plaines solides et plantureuses, qu’on vient tout à coup détourner de son cours pour le jeter dans des savanes sans pentes et sans rivages, où il ne forme plus que des mares stagnantes et fétides, où les flots n’ont plus d’harmonie ni de fécondité, ainsi Marie, tant que les insinuations et les plaintes de sa mère, jointes à la pitié que lui inspirait le triste sort de ses parents dans leur âge avancé, l’avaient laissée sous l’impression qu’elle devait accepter la main de George, que c’était le devoir commandé par les circonstances, était restée dans cet état de dépression morale, d’indécision, de nullité relative qui réagit si violemment sur les forces physiques. Mais maintenant « elle respirait », comme elle l’avait dit à son père; sa vie avait repris son cours naturel dans les voies nobles que le Créateur lui avait tracées, et elle s’y élançait avec d’autant plus d’énergie qu’elle avait senti plus longtemps l’entrave mortelle : le fleuve avait retrouvé ses rives spacieuses. Le sort de Jacques, le coup qu’il lui avait porté ulcérait bien encore son cœur, mais cette douleur, elle la recevait dans une âme qui conservait toute sa valeur; et l’on sait quelle force de résistance une femme oppose à la souffrance. Elle savait d’ailleurs, à présent, que Jacques ne l’avait repoussée que sur les apparences de sa culpabilité, et elle était sûre que Dieu ne permettrait pas qu’il mourût avec la certitude qu’il avait été lâchement oublié. C’était peut-être pour hâter cette faveur de Dieu, pour offrir une occasion à la miséricorde divine, qu’elle tenait tant à accompagner son père... Ils se dirigèrent donc ensemble du côté de la prison. Quand ils y arrivèrent, George venait de faire relever les corps de garde et il s’éloignait lentement du côté du presbytère. Il vit bien d’un œil venir les Landry, mais il feignit d’être absorbé par les préoccupations de son service. Douze hommes armés faisaient la ronde autour de l’église, outre les sentinelles qui gardaient les portes. En voyant approcher Marie et son père, sans escorte, ils ne parurent pas comprendre ce que venaient faire cet homme et cette femme, et ils se hâtèrent de les croiser au passage. ― Halte-là! dit l’un d’eux, que voulez-vous?... Marie répondit : — Mon père veut rentrer en prison. — Nous n’avons pas plus d’ordre pour les laisser entrer que pour laisser sortir; il faut un permis du lieutenant. —Un permis pour se constituer prisonnier!... dit en elle- même Marie, voilà qui n’est pas naturel dans ce moment… N’y aurait-il pas dans cette disposition quelques vues secrètes du lieutenant? peut-être un remords?... il aura peut-être voulu se ménager par ce moyen une entrevue de conciliation, qu’il lui aurait été pénible de solliciter, après la scène de la maison. Avec un caractère semblable à celui de George, un pareil revirement est dans l’ordre des choses possibles; chez lui la générosité doit finir par triompher de l’orgueil et de la jalousie...— Ces suppositions firent tressaillir Marie tour à tour d’espérance et de crainte. Il fallait de toute nécessité aller au presbytère, se trouver de nouveau face à face avec l’officier; cela lui répugnait horriblement; mais en y allant, elle devait passer sur le plancher qui cachait la captivité de Jacques, et l’idée de se sentir si près de son fiancé l’entraînait malgré elle; peut-être entendrait-il sa voix, peut-être pourrait-elle jeter quelques paroles qui lui feraient comprendre sa situation;... comme les mourants, les captifs ont l’oreille au guet et l’ouïe sensible;— peut-être encore une fois (et c’était l’idée dominante de Marie), que George, revenu bien vite à des sentiments plus conformes à sa nature, lui accorderait la grâce de se réhabiliter près du prisonnier... C’est en faisant ces calculs de probabilité, dont les amants ont surtout l’esprit d’invention, que Marie atteignit, avec son père, le porche qui servait d’entrée à la demeure de l’ancien curé. Pierriche les reçut à la porte et les fit entrer dans le salon, qui se trouvait vide dans ce moment; George s’était retiré dans sa chambre. Le garçon se disposait déjà à faire quelques questions indiscrètes, mais le père Landry lui dit de suite : — Va demander à M. le lieutenant s’il veut bien me donner la permission de retourner en prison. — Rien que pour voir les autres? dit Pierriche. — Non, mon enfant : la permission de redevenir prisonnier, va! L’enfant de la veuve Trahan crut entendre une parole de l’Apocalypse, et assister à la vision des quatre cavaliers; il ne songeait pas à bouger. — Allons, dit Marie, pars, petit Pierre, il nous faut une permission signée. Force fut au garçon d’obéir. Il fut plus longtemps absent qu’il en fallait pour une telle affaire, ce qui laissa Marie dans une grande perplexité. En l’attendant, le père et la fille ne purent s’empêcher, au milieu de leur préoccupation, de jeter un coup d’œil autour de cette pièce qui leur rappelait la présence et les vertus d’un saint prêtre. Peu de choses avaient été changées dans cette maison à part les habitants, les coutumes et les conversations. On avait tout simplement mis le curé dehors et l’on s’était établi dans ses meubles. Comme ces soldats ne voulaient faire là qu’un séjour passager, ils n’avaient pas jugé nécessaire de remplacer l’humble défroque du saint apôtre par un luxe de ménage qui, d’ailleurs, aurait juré avec l’habitation; ils se contentaient d’y bien vivre. Le rustique mobilier, fait en partie par la main du vieux prêtre, était encore distribué autour du salon qui servait aussi, jadis, de réfectoire, lorsqu’il y avait des voyageurs à Grand-Pré ou quand le curé réunissait à sa table les pères de familles, ce qui arrivait régulièrement à Pâques et à la Saint-Laurent, patron de la paroisse. Mais les nouveaux occupants n’avaient pas pris grand soin de cette propriété mal acquise; on n’y retrouvait plus la trace de la main attentive de la ménagère; les chaises, les tables s’en allaient en délabre, annonçant une ruine prochaine. Les vieilles enluminures, représentations naïves des saints protecteurs de la maison, étaient encore suspendues à leurs clous, mais à demi voilées sous une double couche de fumée et de poussière; cela n’empêchait pas cependant de découvrir les traits qu’une main plus moderne avait ajoutés à l’œuvre du premier maître. Des soldats en humeur de profanation, peut-être George lui- même, dans sa première effervescence artistique, s’était amusés à parer toutes ces figures vénérables du temps passé de costumes Louis XV; plusieurs avaient reçu quelques parties additionnelles à leurs principaux traits. C’est surtout à l’endroit du nez que ces restaurateurs impertinents s’étaient montrés inexorables; ce fonctionnaire si varié de la face humaine se prête avec une bonhomie trop complaisante à tous les travestissements; les fantaisistes en abusent. Ce que les bandes allemandes du connétable de Bourbon ont fait dans les salles du Vatican, les troupiers de Winslow pouvaient bien de se croire permis dans la demeure d’un pauvre curé. Ainsi, tous les bienheureux personnages de la galerie du presbytère portaient maintenant entre leurs lèvres de longs calumets tout allumés; sans doute pour faire allusion à cette croyance des sauvages, que les habitants du ciel n’ont pas de plus douces jouissances que celle de fumer leur pipe en se racontant les histoires d’autrefois. Un St. Joseph en pied avait reçu, à la place du lis emblématique, un bâton de tambour-major, et il portait, en outre, avec un air de candeur que n’ont pas d’ordinaire ces messieurs, l’uniforme des montagnards écossais. St. Jean-Baptiste jouait de la clarinette; on avait profité de son juste-au-corps en peau de chevreau pour en faire une sorte de berger calabrais. C’est toujours bien triste d’entrer dans l’habitation d’un ami parti, mais cela serre doublement le cœur quand on voit la dilapidation et le mépris s’attacher à ses reliques, quand on ne retrouve plus cette atmosphère tout imprégnée du baume d’une vieille affection, mais que, au contraire, tout fait éprouver l’impression d’un bien perdu, d’un vide poignant qui ne pourra jamais être rempli. Marie et son père ne pouvaient attacher leur vue à un objet que le commerce de leur aimable pasteur leur avait rendu familier, sans y trouver la trace d’une maculation. L’existence d’un bon curé est intimement liée à celle de tous ceux qui l’entourent. C’est le centre de la vie morale d’une population, un foyer de repos, de consolation, de bonheur placé au-dessus des intérêts de la terre; elle se relie à tous les souvenirs purs d’une famille, à toutes les dates d’un village; elle tient au berceau de tous les habitants, elle aide à préparer la carrière de chacun d’eux en leur donnant pour régler leurs actions le mobile de la foi; elle participe à leurs joies comme à leurs misères; après avoir sanctifié leurs premières pensées, elle apporte des bénédictions à leurs derniers soupirs, et elle les accompagne jusqu’au seuil de l’éternité. Elle forme donc ces rapports continuels d’une nature si élevée, des liens bien forts avec toutes ces autres existences qui semblent rayonner de la sienne. XVI Le vieux curé de Grand Pré, d’ailleurs, avait bien été pour son troupeau le véritable bon pasteur du Christ. Venu d’abord dans cette commune comme missionnaire, il s’y était fixé à la prière des habitants, avec l’assentiment de son évêque, quand la population eut pris des proportions trop considérables pour rester sans prêtres. Il y habitait depuis trente ans, lorsque les Anglais l’expulsèrent. Ce long ministère l’avait rendu l’habitué de chaque maison, le bienfaiteur de plusieurs générations. C’était un homme d’une intelligence ordinaire, d’une instruction suffisante, d’un jugement solide, qui connaissait avant tout ses devoirs d’état, et l’esprit encore beaucoup mieux que la lettre de l’évangile… Quand il arriva dans sa paroisse, il n’était pas exempt de certains défauts, qui avaient résisté au travail de sa forte volonté, ou dont il avait moins senti la présence et le danger dans sa vie errante. C’est quand on est fixé dans une société, quand la nécessité et le devoir nous lient, par des rapports réguliers et les besoins de notre condition, à ceux qui nous entourent, qu’il devient surtout nécessaire de soumettre son âme à ces lois de la perfection qui rendent tout commerce intime aimable et facile, et toute existence véritablement utile. Il est aisé à ceux qui ne se laissent voir qu’en passant de paraître des gens accomplis. Les curés, moins que tous autres, peuvent se soustraire à cette nécessité du perfectionnement. Celui de Grand-Pré était né violent et absolu, et ces vices de tempérament, domptés ou assoupis durant ses rudes travaux apostoliques, se réveillèrent aussitôt que la vie aisée de la cure eût succédé aux fatigues et aux épreuves salutaires des missions. Mais, loin de se laisser aller à cette nonchalance morale qui succède souvent au zèle et à la ferveur d’une jeunesse dévouée quand on vient tout à coup d’être pacifiquement installé dans une habitation commode, chaude et bien pourvue, au milieu de sujets débonnaires, avec un rôle de chef, et une tâche journalière et réglée d’avance à remplir; loin de se dire : « J’ai bien quelques petits défauts (les saints en ont tous eu), mais on me les pardonnera, pourvu que je dise régulièement ma messe, que je confesse mon monde à heure fixe, et que je fasse de beaux sermons, dans les jours frais, que pourra-t-on me reprocher? ... » Le jeune prêtre s’était dit au contraire, devant son autel, un jour qu’il s’accusait d’avoir prononcé quelques paroles regrettables dans un moment d’humeur, en voulant réconcilier deux de ses paroissiens : « Quelle autorité pourront avoir mes paroles sur les autres si je prouve à tout instant que ma sagesse est impuissante à régler mes propres actions?... Comment pourrais-je persuader à ceux que je prêche qu’ils peuvent dominer leurs passions, si je me laisse vaincre à leurs yeux par les miennes?... Moi, le ministre de Dieu, qui habite dans son temple, qui sacrifie sur son autel, qu’il a choisi pour distribuer ses grâces et enseigner ses perfections, qu’il a consacré... pourrai-je jamais, sans rougir, reprocher à ces pauvres gens des fautes dont ils ne mesurent pas la gravité, s’ils peuvent me répondre : « Vous qui êtes plus coupable, pourquoi jetez-vous sur nous la pierre ? » ... « Ah! on est bien misérable apôtre quand on n’a plus que cette prédication à faire : Faites ce que je vous enseigne, mais évitez ce que je fais… Il faut me corriger. Mon Dieu, je promets de retrancher de moi tout ce qui est incompatible avec le caractère d’un ministre de votre culte. » Il tint parole à Dieu et à lui-même et quoiqu’il n’eût que peu de choses à se reprocher, il crut devoir en demander pardon à sa paroisse dans une circonstance particulière où il avait à signaler quelques désordres. Il voulut, avant d’exiger des coupables la réparation du scandale qu’ils avaient donné, s’humilier le premier de ses fautes passées. Depuis lors, il acquit cet empire divin et tout-puissant que donnent la douceur et l’humilité. Victorieux sur lui-même, il le fut facilement sur les autres. Le plus rude combat est celui qu’on livre à ses passions. Cependant jamais on ne l’attendit réprimander amèrement ceux qui, dans l’entraînement de leurs passions, s’étaient gravement oubliés, ce qui, d’ailleurs, était très rare; il priait alors les fidèles de ne pas imiter ces mauvaises exemples, et sans publier le mal, il attirait la pitié sur les coupables; il cherchait lui-même à les voir, comme on va près des malades, et il leur disait : « Mes amis, pourquoi voulez-vous vous séparer de Dieu et des gens de bien ? » ... Jamais, surtout, on ne l’entendit leur faire un plus grand crime de leur mauvaise conduite parce qu’elle lui avait fait de la peine, ou qu’elle était une injure à l’autorité de ses paroles : il comprenait trop que le bien ne se commande pas aux hommes, pour les hommes, mais pour lui-même, et pour Dieu qui est son essence, et qui peut seul le récompenser; que c’est le rabaisser, le rendre impuissant ou hypocrite que de ne lui offrir pour but que le bon plaisir d’un individu, serait-il un bienfaiteur de l’humanité. Il aurait craint de faire croire qu’il cherchait dans la conduite de ses paroissiens plutôt la gloire de son propre règne que celle du règne de Dieu. Lui, il n’attendait sa couronne que du ciel; il avait méprisé, une fois pour toutes, celles qui se donnent sur la terre. Rendre sa vie utile à la vigne du Seigneur, voilà ce qui devint son but unique et son occupation constante; cela comprenait en même temps tous les devoirs qui obligent l’homme envers la société. Il étudiait soigneusement tout ce qu’il voulait entreprendre; après avoir raisonné ses projets il examinait encore si l’esprit d’égoïsme ne lui avait pas voilé, par des sophismes insinuants, la recherche de son propre intérêt et de son seul plaisir, sous l’apparence de l’intérêt de sa paroisse; on est si ingénieux à se faire illusion sur les véritables motifs de ses œuvres! Cette volonté ferme de faire le bien embrasée par la charité chrétienne, secondée par une vigilance toujours éveillée, par une régularité constante et une direction unique dans les actions de la vie, et surtout par cette humilité qui déroute toutes les jalousies et les ambitions du monde et s’associe à tout ce qui mène au succès sans s’occuper de savoir qui en recueillera la gloire, peuvent rendre une vie bien féconde sur la terre, même celle d’un intelligence comparativement médiocre. Dieu n’a pas voulu qu’il fût nécessaire d’avoir un grand esprit pour arriver à l’héroïsme du bien : il suffit d’avoir un grand cœur. La vertu, cette gloire pure de la terre, la seule qui, dans les prévisions de la sagesse antique et dans les dogmes du christianisme, mérite des félicités éternelles, est accessible à tout le monde. Aussi, le curé de Grand-Pré put-il, en peu d’années, accomplir des travaux considérables et rendre des services éminents à ses paroissiens. Non seulement il donnait l’instruction religieuse, mais il avait formé des maîtres qui, sous sa direction, enseignait par toute la bourgade des choses nécessaires dans les conditions sociales où se trouvaient les Acadiens; pour lui il se réservait le plaisir de développer les intelligences d’élite, afin de préparer à Grand-Pré un noyau de population mieux cultivé, qui pourrait plus tard, éclairer et diriger ce petit peuple. Jacques et Marie avaient fait partie de ce choix. Il s’appliquait surtout dans les leçons à faire aimer tout ce qui rend, le commerce de la vie facile et agréable : la sincérité dans les paroles, la droiture dans la conduite et cette urbanité dans les manières qui ont suivi partout les Acadiens dans l’exil et sont restées dans eux comme un cachet de famille au milieu des populations parmi lesquelles on a essayé de les absorber. Comme il représentait dans le pays l’unique autorité bien définie et en qui l’on eût quelque confiance, les habitants ne s’adressaient pas à d’autres pour débrouiller leurs démêlés. Il était juge suprême par l’élection populaire, et son tribunal était sans appel. La confiance accueillait tous les jugements, car on savait qu’il n’avait pas de préjugés ni de couleur politique; on ne voyait pas d’intérêts terrestres, de pluie d’or flotter au-dessus de sa tête : il ne regardait qu’au bien de tous; sa justice était toute paternelle; il conciliait les parties moins avec les citations de gros livres, qu’il n’avait pas et qui n’auraient d’ailleurs fait qu’obscurcir le litige, qu’avec les paroles de cette charité dont il possédait des trésors. Tous ces travaux ne bannissaient pas de sa maison la gaieté; le bonheur de cette belle âme avait besoin de s’épancher dans la société de ceux qu’elle aimait. Il réunissait souvent les jeunes gens autour du presbytère; il présidait à leurs jeux au milieu des anciens; il voyait naître les liaisons qu’il devait bénir plus tard; il en causait sagement avec les parents, leur aidant dans ce petit travail d’espérance qui préparait les vertes moissons de l’avenir. Quoiqu’il vécût dans la plus grande frugalité, faisant à ses pauvres la plus grosse part de son abondance, cependant, il évitait de soumettre ses hôtes à la sévérité de son régime. Sa table toujours prête à recevoir les étrangers, révélait alors les réserves de sa cave et de sa basse-cour et le génie de la vieille ménagère. Voilà quel était celui dont le père Landry et Marie se rappelaient tristement le souvenir dans sa demeure profanée. Ils n’avaient pas même pu lui faire leurs adieux; les Anglais l’avaient chassé durant la nuit, pour que son départ ne causât aucune émotion. Ce n’est que le lendemain que la population apprit son exil. Depuis, aucun autre prêtre n’avait pu séjourner à Grand-Pré plus de deux ou trois jours, avec la permission du gouvernement. Le vide était donc toujours resté sensible. XVII Quand Pierriche rentra dans le salon, il portait à la main une note que Marie saisit avec empressement; en l’ouvrant, elle ne vit que ces quatre mots d’écriture : « Laissez passer le prisonnier. » « Signé : GEORGE GORDON. » — Cela suffit, dit le père Landry, en se levant : tu remercieras ton maître pour nous, mon enfant; nous lui sommes très obligés... — Ta pauvre mère, poursuivit Marie, l’as-tu vue aujourd’hui ? Pierriche fit un signe négatif avec un gros soupir. — Si tu la vois, ajouta l’ancienne maîtresse, tu lui diras que j’irai la voir demain, ... qu’elle ne s’occupe nullement des choses de la maison, qu’elle prenne seulement pour elle tout ce qu’elle voudra bien emporter... En même temps, les deux visiteurs se retirèrent comme après un devoir de civilité. Marie se contenta, en s’éloignant, d’étudier du regard le solage du presbytère, cherchant furtivement un soupirail : mais il n’en existait pas, … En constatant le fait en elle-même, on vit qu’elle se faisait violence pour raffermir sa démarche et cacher à son père la défaillance qui la menaçait dans son corps et dans son âme. Elle avait maintenant la certitude que George serait inébranlable dans son injuste refus; que tous moyens de communiquer avec son fiancé lui étaient ravis; qu’il mourrait sans qu’elle put le voir, lui parler... qu’il mourrait avec le reproche et peut-être la malédiction et le mépris sur les lèvres, si Dieu ne venait calmer son désespoir et accomplir un miracle... Et puis, la séparation de son père lui remettait devant les yeux cette hideuse réalité de l’avenir qu’elle avait envisagée un instant avec joie, dans un moment d’exaltation surnaturelle. Le vieillard sentit au poids inaccoutumé qu’imprimait sur lui le corps si souple et si léger de sa fille et au froid qui gagnait ses mains, qu’elle était frappée au cœur; il se hâta d’entourer sa taille de son bras, pour la soutenir. Ils arrivaient à la porte de l’église. — Tu faiblis, mon enfant, je crois? ... dit-il. — Quand je pense, répondit Marie, toute haletante, en montant les derniers marches, que Jacques est bien revenu et que c’est ainsi que nous allons vers l’église... — Mais; ma bonne, tu ne pourras pas retourner à la maison seule; je vais appeler Pierriche... Voilà ces gens qui vont m’entraîner, et tu vas rester... [A suivre]