Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses

Journal
Année
1888
Mois
12
Jour
19
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperses Par Napoleon Bourassa VII (Suite) A peine avait-il franchi quelque distance, que P’tit Toine aperçat vaguement, devant lui entre le massif de sombre verdure qu’il venait de quitter et la nappe pâle de la rivière, un groupe de personnes dont quelques-unes étaient à cheval. Dans son premier transport, l’heureux garçon fit retentir l’air d’une exclamation stridente; les échos avaient à peine répondu qu’une décharge d’armes à feu répandit une vive lumière dans cette scène nocturne. Jacques sentit sa torche échapper de ses mains, des balles sifflèrent tout autour de lui, il distingua, à l’éclair de l’explosion, une troupe de soldats anglais. Son premier mouvement fut de voler au secours d’Antoine, qui venait de pousser un cri déchirant. Dégainant son coutelas, il courut en avant, à tout hasard : les ténèbres lui paraissaient impénétrables depuis la disparition de sa lumière. Dans sa course, il vint tomber dans les rangs ennemis, qu’il croyait plus éloignés. C’est en vain qu’il fit des efforts inouïs pour se dégager de leurs mains; il frappa d’abord de grands coups, mais sa lame, dirigée à l’aveugle, vint heurter un objet résistable et vola en éclats enflammées. Il ne lui restait plus que ses poings désarmés pour défendre sa vie. Mais les Anglais étaient nombreux : leurs yeux étaient nombreux : leurs yeux plus habitués à l’obscurité les servaient mieux. En un instant, il se vit enlacé de toutes parts par vingt bras qui paralysèrent toutes ses forces et l’écrasèrent sur le sol. Il sentit alors la chaleur de son sang qui ruisselait sur sa poitrine par une large blessure, mais ce qu’il sentit surtout, c’est qu’il avait perdu pour jamais la liberté. Accablé sous la masse de ceux qu’il avait entrainés avec lui, il rugit comme le lion du désert que l’étreinte du piège vient d’arrêter dans son élan… Prisonnier!... murmura-t-il entre ses dents qui grinçaient de rage… prisonnier! au moment d’arriver… pour une femme inconstance… peut-être… probablement…. prisonnier de ses amis les Anglais! Après ces paroles, il lui vint un moment de stupeur glacée comme en ont les forcenées avant les accès de leur furie; les soldats en profitèrent pour lui lier les mains derrière le dos, et l’attacher ensuite à une longue entrave qui servait è retenir ensemble plusieurs autres malheureux. Il ne sortit de cette crise affreuse qu’au moment où un homme de l’escorte lui administra dans le dos un grand coup de crosse de fusil, pour l’avertir qu’il lui fallait marcher et obéir désormais à d’autres maitres. Tout ceci s’était passé si précipitamment que Jaques n’avait pas eu le temps d’analiser les causes de son nouveau malheur; il s’était senti comme le jouet d’un événement mystérieux, dont les Anglais, dont les Anglais, son cauchemar, conduisait la trame infernale. Pourquoi traitait-on ainsi des hommes qui pouvaient être des amis, des concitoyens!.... Antoine et André étaient en réalité tout cela. D’où venaient ces autres captifs qui marchaient à côté de lui?.... Ils étaient trop nombreux pour lui laisser croire que c’étaient ses trois compagnons. Les habitants de la Rivière-aux-Canards avaient-ils subi l’infortune de ceux du Coudiac?... Il s’arrêta à cette dernière conjecture; mais ses amis étaient-ils au milieu d’eux? Il brûlait d’éclaircir là-dessus son incertitude. Pour y parvenir, il les appela les uns après les autres, à demi-voix; mais il n’entendit répondre que ce soldat, qui parlait si fort avec la crosse de son fusil. Silence! cria-t-il, go on, rascal!... Jacques comprit que les autres reculs avaient probablement reçu comme lui, le conseil de se taire, et il ne voulut pas les exposer à d’autres rudesses en leur adressant des questions; il se résigna donc à attendre le jour pour voir plus clair dans sa situation. Il comprit seulement à certains gémissements, ici, plus étouffée, là, plus aigus, qu’il y avait autour de lui des femmes et des enfants attachés à la même corde. Pour ceux qui connaissent l’état où en étaient les choses en Acadie, à l’arrivée de nos voyageurs, il est aisé de deviner que Jacques était tombé au milieu d’une de ces patrouilles qui pourchassaient dans les champs et les bois les habitants échappés de leurs demeures, au temps de la proclamation de Winslow. VIII Le jour, un beau jour de septembre, les plus brillants de cette latitude, un jour qui devait être, dans les premières prévisions de Jacques, tout rempli d’espérance et de bonheur, commença peu à peu à nuancer la lisière de l’orient de ses plus brillants bandeaux. Des couches légères de vapeur s’élevaient au-dessus de la surface endormie de la Rivière-aux-Canards, comme ces voiles de gaze que les enfants de chœur tendent sur le front des mariés devant l’autel nuptial. La nature chargée semblait attendre le réveil de la vie universelle, l’apparition des splendeurs de la création, tant elle restait sans haleine et sans murmure. Au-dessus de cette nuée virginale, immense et nivelée, où tout se fondait vaguement comme dans une esquisse à l’estompe, perçaient des collines bleues et de grandes masses de forêts touffues et rougies. C’était bien l’aurore que le prisonnier Jacques avait rêvée pour son retour; mais en promenant ses yeux autour de lui, il n’apperçut que les soldats de l’escorte et d’autres victimes, parmi lesquelles il ne trouva pas même un ancien ami…. Tous ces charmes ne brillaient que pour éclairer son infortune, et compléter ses regrets! Les quelques chaumières qu’il vit sur le chemin paraissaient vides et désolées; les portes étaient restées ouvertes, comme après un tremblement de terre, quand les habitants ne sont pas encore rentrées : en passant, les soldats y mirent le feu; Jacques ne douta plus ce qui était arrivé. Le moment où ils allaient toucher à Grand-Pré approchait : la triste caravane avait franchi la rivière à son embouchure et suivait la grève, le long du Bassin-des-Mines. Cette grève forme à cet endroit une baie gracieuse qui sert aussi d’entrée à la Gaspéreau. A peine Jacques y avait-il mis le pied, qu’il aperçut son village qui se déroulait sur la pente étagée de la côte, à une petite distance devant lui. Le soleil venait en ce moment de franchir et de disperser les derniers rideaux de brume que la nuit avait tendus devant lui, et il semblait vouloir inonder de ses magnificences cette humble bourgade, séjour chéri, où l’on avait si souvent béni ses faveurs et chanté son apparition : l’astre reconnaissant voulait lui faire de solennels adieux. Les toits les plus modestes, les plus petits carreaux de verre resplendissaient sous ses rayons de pourpre, comme des habitations royales. Près du rivage, pour ajouter à la variété du spectacle, étaient venus s’ancrer cinq bricks élégants de la Nouvelle-Angleterre; ils se balançaient sur les premières ondulations de la marée fuyante, agitant dans le ciel cette parure de lumière que le ciel attachait à leurs voiles à demi-déployées et à leurs réseaux de cordages. Ces oiseaux de la mer arrivés d’autres parages, et qui secouaient si gracieusement leurs ailes, s’apprêtaient à saisir une bien triste pâture. Jacques les regarda comme on regarde une guillotine. Bientôt le cortège commença son lugubre défilé; il venait d’atteindre les premières maisons du village; les femmes et les petits enfants sortaient aux portes pour regarder passer ces autres malheureux qui entraient ainsi de temps à autre, de la campagne, venant, comme les flots tardifs d’un grand orage grossir la douleur commune. Mornes sur leurs seuils, les curieux suivaient de l’œil les nouveaux captifs, et semblaient vouloir leur communiquer, par leur regard, l’expression de leur pitié. C’est sur Jacques surtout, blessé et sanglant, que s’attachaient les yeux; on se demandait étonné, à l’aspect de son costume d’où pouvait venir cette étrange victime. Après avoir franchi quelques arpents dans la rue centrale, qui pouvait avoir un mille de long, depuis le rivage jusqu’à l’église, l’écorce s’arrêta près d’un corps de garde établi provisoirement dans une habitation privée : il s’agissait de prendre, ici, des mesures pour distribuer dans différents lieux de réclusion cette moisson de la nuit : l’église était déjà trop pleine. Jacques, en attendant que les dispositions qui le concernaient fussent arrêtées, vint s’appuyer à la clôture mitoyenne entre le corps de garde et la maison voisine, qui n’était autre que celle de la femme Piecruche, si bien connue pour sa mauvaise langue. La blessure qu’il avait reçue, quoique peu dangereuse, lui avait fait perdre beaucoup de sang; les fatigues excessives qu’il endurait depuis quelques jours, et tous les cuisants déboires qui l’assaillaient à la fois à son retour, avaient épuisé son héroïque énergie; il crut un instant qu’il allait chanceler et il chercha un soutien pour cacher sa faiblesse. Dans cet accablement universel, il regarda son pauvre village si désolé; mais surtout, il fixa les croisées et la porte de cette maison qui lui avait laissé tant de promesses de félicité et devant laquelle il ne retrouvait plus que l’inutile et suprême espoir de voir apparaître à l’une de ses ouvertures la figure de Marie. La vieille demeure des Landry était, en effet, à quelques pas de lui. Si la vie semblait s’éteindre à toutes les extrémités de son corps, combien elle débordait de son cœur, en cet instant! Il était secoué de ses palpitations, comme une montagne volcanisée dans ses profondeurs. - Bientôt, pensa-t-il nous allons être trainés devant cette porte; elle verra, comme ces autres femmes là-bas, passer ces gens liés; et parmi eux, cet étranger avec des habits sauvages et du sang sur sa poitrine…. elle attachera sur moi son regard… et… peut-être ne me reconnaitra-t-elle pas… et quand je serai passé elle aura pitié de ces malheureux, sans penser à moi… Mais si elle allait me deviner sous ce travestissement ignoble, sous cette figure ravagée… si son regard en croisant le mien se voile de larmes… et si elle s’élance vers moi!... Ah! je sens que j’oublierai tout, que tout sera pardonné!... J’ai tant besoin d’aimer quelqu’un, quelque chose, dans ce moment!... Le bonheur embellirait mon supplice, je me sentirais plus fort pour mourir; cette mort sans résultats, cette infortune misérable, elles me laisseraient au moins une consolation : cet ange qui venait me sourire dans mes angoisses, il me regarderait encore tomber, il prierait Dieu sur la fosse où il vont jeter mes os… Mais si Marie allait me voir passer avec indifférence, comme une connaissance oubliée!.... Ah! mon Dieu, pardonnez-moi ces faiblesses! Je n’ai jamais tremblée, pourtant, et je sens que je tremble, jusque dans la moëlle de mes os. Et Jacques sentait comme un incendie dans ses désirs impatients; il hâtait le moment du départ; ses yeux, pour ne pas perdre la minute fortunée où Marie pourrait se montrer à ses croisées allaient de l’une à l’autre avec une persistance et une activité à briser la plus ferme prunelle. Mais cette tension du nerf optique, joint à l’effet du minorité des carre aux illuminés par le soleil, finit par donner à ses yeux l’illusion de ce qu’il désirait voir : il lui sembla que les fenêtres s’ouvraient les unes après les autres, et que la figure de sa fiancée se montrait à toutes à la fois. Il était sous l’influence de ce charme trompeur, quand son attention fus attirée du côté de la porte voisine par un dialogue, conduit par deux timbres aigus sur un rhythme de crécelle. - Tiens, disait le soprano le plus criard, qui n’était autre que la Piecruche, mais regard donc là-bas, cousine, c’est ben la p’tite Landry que j’voyons venir à travers le pré de son père, avec son Anglais…. - Mais oui, répondait la cousine, ça n’peut pas en être une autre; il n’y a que c’te p’tite opulente qui se laisse fréquenter par ce beau coureur de filles. - Ce n’est pourtant pas elle qui est coupable comme sa mère, qui voudrait faire la grosse dame, et nous passer sur le corps avec c’t’habit rouge-là…. - Pouah! j'trouvions que la p’tite bellâtre tire ben son épingle du jeu… Toujours qu’il est vrai que ce n’est pas ben choisir son heure pour courailler les champs avec les militaires, pendant que son père et ses frères sont en prison, et que sa folle de mère se chagrine toute seule dans sa maison. Elle doit s’en mordre les pouces la bonne femme. V’là c’que c’est que d’apprendre tant à lire aux filles; de leur mettre de l’anglais à la langue… Quand on pense que le vieux LeBlanc à voulu éduquer sa nièce dans ce baringouin là!... Non, non, tout ça, entends-tu, voisine, c’est bon pour donner de l’orgueil aux filles; ça permet à icelles qui en ont envie d’agacer les officiers. - Ah! ils n’iront pas, les Landry, les LeBlanc : c’est moi qui te l’dis! Quand on sera partis, ce sera moins honteux de se marier avec un protestant. Mais tiens!... regarde donc, voisine, comme ils se parlent tendrement; allons donc! la belle lui tend la main… il la prend… c’est il joli un peu!.... ah! pour le coup, v’là qui est plus fort!.... Chacune de ces paroles était tombée comme des gouttes de ciguë dans le cœur de Jacques; la calomnie avait pénétré dans toutes ses veines, il en était ivre. De l’endroit où il se trouvait, il n’avait pu suivre le couple tendre qui venait dans le pré des Landry; les dépendances de la ferme interceptaient sa vue; ce n’est que lorsqu’ils furent près de la maison qu’il les aperçut; le sentier faisait là un circuit autour des bâtiments, pour rejoindre la route publique : Marie venait de s’arrêter, et elle tendait sa main à George… De son côté, Jacques se trouvait détaché d’une partie de ses compagnons; il ne restait à ses mains que quelques liens. Dans son exaspération, il fit un effort gigantesque, les cordes volèrent en charpie, et il alla tomber devant sa malheureuse fiancée comme une apparition vengeresse. Il était terrible à voir; sa blessure que le sang coagulé avait un instant fermée, s’était rouverte, et un (illisible) fumant s’épanchait sur sa poitrine comme une lave brûlante; sa crinière de lion battait ses épaules, les bouts de ses attaches pendaient encore à ses poignets, un feu de foudre jaillissait de ses yeux. En le reconnaissant, Marie avait levé ses bras vers lui, mais elle ne savait plus, tant elle le voyait menaçant, si elle était devant son fiancé ou devant son juge, si elle devait implorer sa grâce, ou verser les flots d’une passion si longtemps contenue! Elle resta fixée dans l’élan de son transport, comme une de ces navrantes figures de marbre du groupe de Niobé. - Jacques! mon pauvre Jacques! répétait-elle, tremblante, éperdue, la mort sur les lèvres; te voila sanglant… lié!.... Mais lui avait fait un pas en arrière; et, morne, il brûlait la jeune fille de son regard. Puis, rompant tout à coup le silence; - Vois-tu ce sang-là, dit-il d’une voix sourde, en montrant des deux mains le ruisseau rouge qui descendait sur sa tunique; vois-tu, vois-tu… c’était pour toi qu’il soutenait ma vie, c’est pour toi qu’il m’a conduit jusqu’ici… c’est pour toi qu’il coule… Mais n’y touche pas… n’y touche pas, malheureuse, tu l’as oublié, tu l’as méprisé, tu l’as méprisé, tu l’as vendu avec ton honneur, avec l’amour des tiens, avec ton respect pour la France!... Va, je te méprise, je te rejette. En articulant ces dernières paroles, il saisit les deux bras défaillants de Marie, les repoussa en arrière; et la pauvre enfant, foudroyée s’affaissa comme une tubéreuse rompue dans tout son efflorescence embaumée Jacques lui jeta à la face la lettre de George; puis, se tournant du côté de celui-ci, qui était resté pétrifié de surprise devant cette scène inattendue : - Et vous! Monsieur George, lui cria-t-il d’une voix tonnante, séducteur, bourreau de vieillards et de femmes apprenez que c’est moi qui ai tué votre frère, et qui vais vous étrangler aussi. En même temps, il bondit vers l’officier, les mais crispées, et il le saisit à la gorge. Mais dans ce moment, les soldats, que son évasion avait un instant déconcertés, et qui avaient dû veiller d’abord sur le gros des prisonniers restés sans entraves, arrivèrent sur lui, l’assaillirent de coup et le terrassèrent de nouveau. Il avait, d’ailleurs, épuisé la mesure de son énergie. Il fallut presque le trainer au corps de garde. - Masi d’où sort-il donc, ce forcené-là? dit le chef de l’escorte en le voyant revenir; pour cette fois, il faut l’empêcher de prendre de nouveaux ébats; allez chercher des chaînes! Quelque temps après, Jacques fut chargé de fers; on lui en mit aux mains, aux pieds, au cou, et c’est dans cette toilette de galérien qu’il parcourut tout l’espace qu’il y avait à franchir pour se rendre au presbytère. Quelle route fut pour lui ce chemin joyeux et fleuri d’autrefois!... En passant devant chaque maisonnette, il nommait les habitants, les compagnons de son enfance, de ses plaisirs; il pensait à une fête, à une rencontre, à un incident heureux, à un mariage;… c’était un chapelet de plaisirs qu’il répétait sur un sentier d’ignominie. A peine fut-il rendu à la demeure de son ancien curé, qu’on le jeta dans un caveau creusé sous la cuisine, et qui n’avait qu’une seule entrée pratiquée dans le plancher supérieur et fermée par une trappe, comme la prison où Jugurtha mourut de faim, à Rome. En y tombant, Jacques disparut dans les ténèbres, la grande porte de chêne s’abattit sur sa tête, deux soldats firent un pas dessus, comme pour la sceller de mépris sous leurs pieds, et ils s’y établirent en faction. IX Après la rencontre de la ferme des Landry, George rentra chez lui; il était libre pour le reste de la journée, il sentait le besoin de s’appartenir à lui seul durant quelques heures : la solitude lui était nécessaire pour se recueillir et mettre un peu de calme dans ses sens et ses pensées. Il n’était pas né pour vivre au milieu des larmes et pour torturer des cœurs humains. Les scènes de la veille avaient révolté tous ses sentiments, dérouté ses meilleurs instincts; la nuit du cimetière était passée comme une tempête capricieuse dans son âme; si les dernières paroles de Marie y avaient fait luire un jet de douce lumière, l’apparition soudaine de l’ancien amant, du rival outragé, avait terrible assombri le brouillard; il ne savait plus quelle résolution prendre, devait-il jeter son épée aux gémonies de ce peuple victime et s’enfuir, ou garder encore quelqu’espoir…. - Jacques est revenu! Jacques est revenu! se répétait-il souvent. Et cette figure du fiancé furieux, meurtrier de son frère, se levait toujours comme un spectre entre lui et l’image suppliante de Marie; il en était obsédé; il la retrouvait au bout de toutes ses pensées, partout où il portait sa vue. Mais son corps était aussi tellement harassé par la fatigue, qu’il fut pris d’une prostration générale, sorte de somnolence morale et physique où les forces de la vie semblent retrouver l’énergie dans ses affaisements. Quand le lieutenant en sortit, il songea avec plus de suite à sa situation, et il ne la trouva pas encore tout à fait désespérée. - Ce Jacques, en effet, est bien de retour, pensa-t-il, mais le brutal ne s’est pas présenté avec des manières bien tendres; des injures, des outrages, presque des coups, et puis cette figure de loup-garou, cela ne présage pas un bon mariage. Il faut un fanatisme bien outré, une jalousie bien sauvage pour traiter ainsi sa fiancée, sans autre motif que celui de la trouver avec un autre homme, dans un temps où toute femme a besoin de secours, et de pitié. Il a non-seulement brisé tout pate avec elle, mais il a éternellement aliéné ce noble cœur, cette conscience honnête, et il ne lui reste désormais aucune chance de rapprochement, aucuns moyens d’explications. J’ai la vie de ce brigand entre mes mais; il a porté les armes con-nous, il a tué mon pauvre Charles, il n’échappera pas, sa sentence est portée; et si Marie pouvait conserver pour cet énergumène quelque reste d’affection passé…. (les femmes sont si bizarres, quelquefois; elles pardonnent tant d’injustices à celui qu’elles ont une fois aimé de toute la puissance de leur être!) il faudra bien qu’elles préfère sauver sa famille plutôt que de garder pour un homme infaillible perdu pour un mot, une parole inutile, qu’il a d’ailleurs rejetée avec mépris. Ma conduite a été plus généreuse envers elle. Voyons, étudions les circonstances, et profitons de toutes les voies de la fortune laisse ouverte devant mon bonheur. En même temps George s’enfonça dans le fauteuil du vieux curé, voila à demi ses yeux sous leurs paupières pour mieux méditer. Après être resté ainsi, l’esprit absorbé, durant un assez long espace de temps, il se leva brusquement en se frappant les deux mains avec un air de satisfaction, et il se rendit aux appartements de Winslow. Il existait quelque sympathie entre le colonel et le lieutenant. Le premier appartenait à une bonne famille de la Nouvelle-Angleterre! son éducation avait été soignée; c’était un homme de bonne compagnie, qui se sentait naturellement plus à l’aise avec les gens bien nés. Quoiqu’il obéit rigoureusement aux ordres barbares de son gouvernement, il laissait cependant percer quelqu’hésitation; il évitait de mettre dans ces injustes procédés à l’égard des Acadiens ce raffinement de grossièreté qui caractérisait ceux de Murray et de Butler. George lui en savait gré, et cela lui inspirait quelque confiance. Après une heure de conversation secrète, durant laquelle les noms du père Landry, de Jacques et de Marie furent souvent prononcés, l’officier rentra chez lui avec le même empressement, mais encore plus content de lui-même et de son colonel qu’il ne l’était avant; et il ne pouvait s’empêcher de s’adresser quelques mots de félicitation. - C’est bien, c’est très bien! Jacques expédié, le père chez lui, presque libre… à la veille du grand départ… il faudra plus que l’héroïsme pour y tenir!... Pour le reste attendons à demain… elle sera rétablie de sa secousse de ce matin, ils auront joui du bonheur de revoir le vieillard; réunis ensemble, ils pourront mieux réfléchir à l’horreur d’être séparés de nouveau…. Mais commençons par leur annoncer la bonne nouvelle. Et l’officier se mit à son secrétaire pour écrire. X Il y avait maintenant plus d’une longue journée que les habitants de Grand-Pré étaient enfermés dans leur église, et leurs geôliers n’avaient pas encore songé à leur procurer quelqu’aliment. La faim et la soif dévoraient ces poitrines fiévreuses, et depuis le matin on les entendait demander de la nourriture à travers les portes et les fenêtres fermées. Les femmes étaient accourues les bras remplis de toute espèce de comestible, et elle assiégeaient le presbytère pour obtenir de les donner à leurs parents, mais personne ne semblait songer à écouter leurs prières; personne n’en avait le temps. Quand George alla chez Winslow, il offrit de veiller à ce que la distribution de ces provisions se fit régulièrement et sans embarras pour le service militaire qui devenait excessif au milieu d’une population entière devenue prisonnière. Il obtint aussi que les chefs des familles iraient les uns après les autres, passer quelques heures dans leurs maisons pour aider les femmes dans les préparatifs du départ, et pour leur adoucir les déchirements de l’adieu. Mais cette disposition, quelque peu humaine, n’eut en partie son exécution que deux ou trois jours avant l’ambarquement des exilés. Il n’y eut que le père Landry et l’oncle LeBlanc qui reçurent de suite cette faveur. On en devine en partie la raison; le vieux notaire avait une grande influence sur sa nièce, et dans l’absence de prêtre on pouvait avoir besoin du secours de sa profession. XI Le père Landry était rendu parmi les siens depuis quelques heures, et il ignorait à quel titre il jouissait de cette liberté exceptionnelle et quelle en serait la durée, quand George fit appeler dans sa chambre Pierriche, qu’il avait pris chez lui la veille, sous prétexte de la retenir à son service, mais au fond pour le conserver à la pauvre veuve, et se ménager encore le bon vouloir de cette femme qui lui avait toujours été si favorable Au reste, s’il ne pouvait pas obtenir leur avait toujours été si favorable Au reste, s’il ne pouvait pas obtenir leur grâce, il désirait sincèrement veiller à ce que la mère ne fût pas séparée de son fils dans son exil. Lorsque le garçon fut entré, l’officier lui dit, en lui tendant une lettre : - Tu vas porter ceci à monsieur Landry; tu le trouveras chez lui et tu t’informeras de ma part de l’état de la famille. En passant tu iras voir ta mère, pour la consoler un peu. Tu lui donneras ceci pour moi; -- et il mit dans la main du gars quelques pièces d’or. –Dis-lui de prendre courage, que je veillerai sur elle, que ni toi ni ton frère ne serez séparés d’elle. Jai fait donner à Janot tout ce qu’il lui faut pour ne pas souffrir. Tu l’avertiras en même temps de ne pas être effrayée, le 9 à six heures du soir, car il doit se faire une exécution sur la ferme… On y fusillera quelqu’un…. - Dieu, mon maître! s'écrira Pierriche; mais qui vont-ils ainsi défuntiser, George? - Le nommé Jacques Hébert. Quoi, lui?... l’ancien de Mlle Marie, que nous croyions déjà tout tué, qu’il ne revenait plus; mais ça va faire une fichue peine à…. –et le babillard s’arrêta pour se mordre les lèvres. –C’est lui, ce n’est pas un revenant? Vous êtes bien sûr, monsieur George? (A suivre)