Jacques et Marie: souvenir d'un Peuple Disperses

Journal
Année
1888
Mois
12
Jour
12
Titre de l'article
Jacques et Marie: souvenir d'un Peuple Disperses
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperses Par Napolen Bourassa V (Suite) Nous étions au milieu des Anglais, qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de se reconnaitre et de saisir leurs armes. Leur désordre était extrême, ils avaient peur de leur propre terreur : en se précipitant les uns sur les autres, il se croyaient assaillis de tous côtés par des bandes deux fois plus nombreuses; ils se heurtaient, se frappaient entre eux avec tout ce qui leur tombait sous la main, pendant que nous en faisions un massacre épouvantable. Leur capitaine essaya vainement de les rallier et de les faire courir aux armes : sourds à sa voix, ils se pressaient à ses côtés, se cachant le visage dans leurs mains pour recevoir la mort. Lui-même, serré dans les rangs de cette masse d’hommes stupéfiés par l’effroi, pouvait à peine se mouvoir : pour se dégager de leur étreinte et ranimer leur courage, il frappa sur eux à grands coups d’épée. Mais rien ne put maitriser leur épouvante. Le ton de son commandement, l’éclat que jetait son épée en s’agitant au-dessus de la foule, me le firent d’abord reconnaitre pour le chef, au milieu de l’ombre dont les autres l’environnaient. C’est lui que je cherchais : c’est sur lui que ma vengeance voulait surtout se satisfaire. Je m’ouvris d’abord une voie pour le rejoindre, en abattant sous mes pieds six de ses soldats. Mais lui pouvait m’atteindre de plus loin, et il m’attendat l’épée levée, prête à me pourfendre. Je n’avais plus qu’un effort à faire pour l’atteindre quand je vis son arme tracer un éclair au-dessus de moi; je mis ma lame en travers sur ma tête, elle fit glissier la sienne, le coup alla porter sur un autre fuyard qui me barrait encore le chemin et le fit culbuter. Je bondis par-dessus, j’enlaçai l’officier à la taille, le pressant dans mes bras comme une gerbe sous le lien; je l’enlevai du milieu des siens et le fis rouler sous moi à dix pas de distance. A peine avait-il touché la terre qu’il fit un affreux gémissement en se cambrant en arrière, et je sentis un flot de sang inonder mon visage. Mon coutelas était entré jusqu’à la garde au-dessous de son épaule et ressortait sur sa poitrine. Je repoussai ma victime, j’étais déjà satisfait. Mais Wagontaga arrivait en cet instant. Apercevant ma figure toute sanglante et ne sachant pas comment j’avais frappé mon adversaire, il me crut blessé; il se précipita sur le cadavre encore agité de l’Anglais, le perça deux fois au cœur, puis il le saisit ensuite par les cheveux, fit tourner son couteau autour du front et de la nuque, et d’un effort de poignet dépouilla complètement le crâne. C’est cette belle chevelure blonde que vous voyez la suspendue au milieu de sa ceinture. Comment! s'écrièrent ensemble les deux Landry, mais c’était donc le frère de M. Georges Gordon!.... Il était blond comme notre lieutenant et c’est bien ainsi, et dans cette expédition qu’il a péri…. Voilà qui n’assure pas ton repos à Grand-Pré, mon pauvre Jacques…. A cette exclamation de ses deux amis, Jacques ne put cacher un mouvement de surprise ni retenir les mots suivants : Quoi! c’était là le frère de votre bon monsieur Georges! Il donna même une inflexion toute particulière à sa voix en articulant ces dernières paroles, puis son expression revêtit une nuance d’inquiétude bien marquée qui ne s’effaça pas du reste de la soirée. Après être resté quelques instants livré à ses réflexions, il poursuivit son récit. - Je laissai donc le corps du commandant aux mains de Wagontaga pour courir après les fuyards. Ceux qui avaient d’abord échappé à nos coups s’étaient enfuis vers le rivage pour se réfugier sur leurs bateaux. Mais ces embarcations étaient déjà surchargées de butin; la plupart s’enfoncèrent sous le poids du trop grand nombre qui s’y précipita. D’ailleurs, nous suivons les Anglais de trop près pour en laisser échapper beaucoup; quelques-uns seulement réussirent à s’éloigner du bord, à la faveur des ténèbres à tous les autres furent culbutés dans la rivière, puis assommés dans l’eau ou massacrés sur la grève. La boucherie ne cessa que lorsqu’on n’entendit plus un seul gémissement poussé par une voix étrangère. Les sauvages achevaient ceux que nous avions laissés blessés. Ils firent plus, les malheureux!.... Quand je regagnai le camp, je retrouvai Wagontaga avec quelques-uns des siens : ils étaient assis autour d’un grand brasier qu’ils attisaient à l’envie; une odeur nauséabonde me saisit à la gorge, et je vis sortir de chaque côté de la flamme, des membres et des têtes qui rôtissaient : tout près de là, j’aperçus les vêtements et l’épée du capitaine!... Alors, je pensai aux restes déchirés de ma mère, et je m’éloignai avec horreur, comprenant que j’allais être plus que vengé. - Comment! interrompit André, et tu as pu laisser manger des corps de chrétiens! C’était bien assez d’avoir massacré tant d’hommes désarmés!... - D’abord, mon ami, je crois que j’avais bien tous les droits de représailles, et dans ce moment j’étais dans l’ivresse du carnage et de la vengeance : la vue du sang que l’on repand rend aveugle et cruel. Cependant, je pense que si j’eusse pu empêcher ce repas affreux, je l’aurais fait. Mais les sauvages étaient beaucoup plus nombreux que nous, nous aurions été incapables de les retenir dans ce moment. C’est un malheur que les nécessités de la guerre nous obligent à nous servir de ces barbares : ils rendent nos victoires horribles. Quant au massacre de gens désarmés, il me semble que personne ne peut nous en faire un crime. D’abord, ils avaient leurs armes, ils n’avaient qu’à les prendre; ensuite, tu dois savoir que dans un pays de forêts, où nous n’avons ni forteresses, ni magasins, on ne peut pas faire de prisonniers, à plus forte raison quand la famine est parmi nous. Les Anglais qui chassent dans les bois sans pain et sans vêtements, les habitants paisibles de communes entières, n’entendent pas la guerre autrement, en Amérique. - Ah! ça, dit Toinon, en se rapprochant encore de Jacques, puisqu’il en est ainsi; puisque vous ne pouvez pas empêcher ces gens de manger le monde, je tiens plus que jamais à coucher avec toi ce soir, mon capitaine; je regrette de ne pas avoir laissé ma part à celui-ci. Regardez un peu comme il roule ses yeux d’une terrible manière; on dirait qu’il veut nous avaler tous. En effet, chaque fois que le sauvage entendait prononcer le nom des Anglais, son regard étincelait, il fermait le poing, ce qui faisait croire à Toinon que le cannibale revenait en appétit. Jacques reprit son histoire : - A la peine étions-nous réunis ensemble au milieu du camp encombrés de cadavres, que nous entendîmes tout autour de nous un grand bruit de pas dans les bois. Aussitôt, je criai à mes hommes : “Prenez les fusils des Anglais… rangez vous en ligne… montez sur la colline!” En un instant nous étions armés, rendus sur les hauteurs et prêts à combattre. Mais soudain il me vint la réflexion que nous pourrions bien être victime d’une méprise, et nous heurter contre des Français ou des sauvages amis. Je fis entendre immédiatement le cri du chat-huant qui était notre signe de reconnaissance avec les sauvages. Rien ne répondit et les pas s’avancèrent toujours. Alors, nous nous écriâmes tous ensemble : “Vive la France!” Et en même temps, le drapeau blanc sortit du fourré, et nous vîmes déboucher, à droite et à gauche du champ de notre combat, nos confrères d’armes, au milieu des quels nous nous précipitâmes, le cœur deux fois plein de bonheur. C’était le corps de garnison du fort St. Jean que M. de Boishébert ramenait vers Beau-Bassin [Beaubassin]. Ayant entendu dans le loin notre fusillade il était accouru, soupçonnant une attaque des Anglais contre les habitants du Coudiac. Il connaissait déjà la défaite de M. de Vergor depuis quelques jours, et c’est ce qui avait fait incendier ses ouvrages de défense. Il n’aurait pas su s’y maintenir et il craignait de se voir fermer toute retraite du côté du Canada. Quelle joie ce fut pour moi de montrer à mon ancien commandant ce que nous avions fait avant son arrivée! Nous comptions quatre-vingts ennemis dans l’autre monde, nous avions des tentes et d’abondantes provisions, et nos adversaires avaient reçu une leçon qui devait leur apprendre à ne plus venir déloger des gens paisibles. Le lendemain, nous levâmes le camp pour nous diriger du côté de Chédiac [Shediac]; en chemin nous recueillîmes toutes les familles qui erraient encore dans les bois. Un grand nombre de ces malheureux avaient déjà atteint le poste français; mais je n’y trouvai pas mes parents. Peut-être s’étaient-ils acheminés vers Miramichi…. Rien n’a pu m’indiquer depuis la route qu’ils avaient suivie, et j’ignore encore quel a été leur sort…. Depuis cette époque, je n’ai pas laissé d’un pas M. de Boishébert. Les Anglais, retirés dans leurs forts, semblèrent craindre de s’aventurer au dehors; de notre côté, trop faibles pour les y attaquer, nous dûmes nous contenter de les observer et de les surprendre dans leurs mouvements isolés. Ils avaient évidemment terminé la campagne. L’automne arrivait, il ne nous restait plus qu’à songer à nos quartiers d’hiver. Alors le désir de revoir Grand-Pré vint s’emparer obstinément de moi. Mon engagement touchait à sa fin; j’en profitait pour demander mon congé. Il me restait peu d’espoir pour l’avenir de l’Acadie; l’époque où il faudrait s’éloigner pour toujours de ces lieux me semblait proche. Je voulus les revoir encore avant de partir, avant de me mettre à la recherche de mes parents et de tenter de nouveaux combats; j’avais besoin de revoir Marie, un vague pressentiment m’obsédait; au risque de ma vie (à laquelle, d’ailleurs, je suis devenu bien indifférent), il fallait donner à mon cœur le bien de la certitude, la jouissance d’un moment de bonheur. Depuis si longtemps que je n’en avais pas ressenti!... Le souvenir de votre sœur n’avait jamais eu sur moi tant de puissant que dans ce moment; sa figure se retraçait dans (illisible) esprit avec tout son attrait pressé. Ah! je ne l’avais pas oubliée! Mais tant de choses affreuses, tant de spectacles repoussants avaient frappé mes yeux, s’étaient gravés dans mon âme depuis le départ, que son image était restée souvent voilée. Mon cœur, durant des mois entiers, s’était rempli de haine et de vengeance, pendant dans ces sentiments violents l’habitude d’aimer et même le sentiment de la souffrance. Souvent, cependant, j’ai cru voir, après une de ces journées de marche forcée, de travail, d’inquiétude, de faim, soit au milieu de ma famille en fuite, soit à la poursuite des Anglais; quand, accablé de la tâche accomplie, j’allais reposer ma pauvre tête sur un morceau de terre, à l’heure où mon cœur exprimait une prière que ma bouche pouvait à peine articuler; ou, souvent, j’ai cru voir passer dans le miroir de mon âme une figure clame, pure; elle semblait jeter sur moi un regard de sainte pitié et vers l’avenir un sourire d’espérance!... C’était peut-être un ange qui, pour mieux me consoler, prenait la figure de Marie. Quoi qu’il en soit, les horreurs du combat livré la veille, la pensée d’un affreux lendemain, les alarmes de la nuit, qui étaient continuelles au milieu de femmes et d’enfants énervés par la privation et les dangers, tout cela venait bientôt jeter un voile sur ma bienfaisante vision et bannir de mes sens ce baume salutaire qu’elle y avait fait couler. Elle n’est reparue que dans ce moment de lassitude et de dégoût où mon cœur et mon ambition, abîmés par nos déboires, n’avaient plus d’autres but que la fuite et l’incertain; mais elle est reparue entourée de tout le charme de mes souvenirs, avec les promesses du passé, avec… Ici, Jacques s’arrêta tout à coup au milieu de l’entrainement de ses paroles, comme devant un doute affreux qui naissait malgré lui dans sa pensée, qu’il naissait malgré lui dans sa pensée, qu’il n’osait exprimer ou qu’il aurait voulu repousser. Puis craignant de laisser deviner la cause de cette réticence, il reprit aussitôt la parole sur un ton plus froid : M. de Boishébert était content de moi; il ne consentit à me laisser partir qu’à la condition que je retournerais bientôt au Canada pour reprendre du service. Il ne prétendait pas m’imposer cette obligation, il n’en avait pas le droit; mais il croyait que les circonstances m’en faisaient un devoir; il le demandait au nom de l’amitié : je promis. - Malheureux! s'écria André, pour quoi promettre? - Ah! c’est parceque, du côté de Grand-Pré, mon avenir n’était pas très certain. - Il faut avouer que tu as bien fait ton possible pour te compromettre; mais enfin, qui connait tout cela chez nous?.... - D’abord continua Jacques, à part le danger de me faire fusiller en arrivant aux Mines, je n’étais pas bien sûr que Marie m’eût gardé sa main; mon cœur repoussait bien ce soupçon, mais on ne peut pas compter éternellement sur la constance d’un cœur de treize ans; j’avais moi-même manqué au rendez-vous; elle aurait bien pu se croire excusable de faire un autre choix. Je suppose que les occasions ne lui ont pas manqué…. En prononçant ces derniers mots, Jacques regardait ses amis et appuyait sur chaque syllabe. - Et puis, ajouta-t-il, j’avais pris goût à la guerre contre les Anglais. Voici, au reste, comme je raisonnais : En m’acheminant de ce côté, si Marie est encore libre, si elle m’a conservé son cœur, elle comprendra les devoirs qui me commandent, elle appréciera le sentiment qui me repousse de notre pays, qu’il reste sous la domination anglaise; elle n’exigera pas que je mandie des pardons et que je fasse des serments devant une autorité contre laquelle j’ai combattu et que je détesterai toujours… toujours tant que je garderai le souvenir de mon père et de ma mère; si elle a du courage comme les Acadiennes en avaient, du temps de madame de La Tour, elle me suivra. Si elle refuse, en bien! je crois que je pourrai faire ce dernier sacrifice à mon amour pour la France. Et puis je faisais un autre rêve : j’espérais que, dans l’état où se trouvent les affaires militaires, j’aurais peut-être le bonheur de servir encore la cause de la France. Il ne faudrait qu’un plan bien organisé, une jeunesse dévouée, aidée de quelques hommes du dehors, le vœu de la population pour rejeter loin de notre pays ces étrangers insolents; ici, nous sommes plus nombreux qu’eux… Mais ceci est trop incertain, dépend de trop de circonstances que je ne puis pas prévoir dans ce moment, pour pouvoir vous être communiqué. - Si c’est un projet aussi bien combiné que ton enlèvement de Marie, interrompit André, tu peux de suite le reléguer au nombre de tes rêves qui n’ont pas eu de réalité. Ecoute-moi bien : tu ferais mieux de t’en tenir aux sentiments et aux dispositions que tu semblais éprouver tout à l’heure quand je t’ai parlé de la maisonnette de ta fiancée. La sœur n’ira certainement pas courir les bois et faire la vivandière pour tes mangeurs de chrétiens. Quant à tes autres desseins, je dois te dire qu’il y a trop de soldats à Grand-Pré et aux environs pour qu’un seul homme puisse tenter d’y faire quelque chose pour l’ancienne patre. Ici, cette cause est perdue. - Allons, dit Jacques en se levant avec quelque impatience, nous verrons toujours…. - En attendant, reprit André, allons faire des rêves plus salutaires; il est temps de prendre un peu de repos. Bonsoir. Nous verrons demain, nous verrons avec Marie surtout. Il y a longtemps que tu n’as vu devant toi deux jolis yeux de femme, tu ne sais plus comment ça parle, quel effet ça produit; c’est quelque-fois pire que la langue; ça détournera bien un peu l’ardeur de ton patriotisme. - Si les yeux de Marie parlent comme doivent le faire ceux des nobles filles, ils n’éteindront pas mon patriotisme, ils l’élèveront, ils le serviront…. Bonsoir, André. VI Quelques instants après cette conversation, les quatre voyageurs étaient étendus autour de leur feu sur des couvertures que les frères Landry avaient prises avec eux. Deux d’entre eux ronflaient comme des tuyaux d’orgu, c’étaient André et Wagontaga; Antoine reposait bien aussi, mais il avait des cauchemars : quoiqu’il eût passé le bras de Jacques autour de son cou pour être plus en sureté, cela n’empêcha pas qu’il se vit à tout instant dévoré par des moristres tous plus hideux les uns que les autres. Jacques seul ne put (illisible) les yeux. Une agitation fiévreuse s’était emparé de son esprit; ses sens se regimbaient contre les accablements de la fatigue et du sommeil; il sentait déjà le bonheur, qui lui avait souri pendant un instant s’éloigner de lui. On a pu remarquer vers la fin de la conversation, une fluctuation singulière dans ses sentiments, des contrastes heurtés, une exaltation extraordinaire. André s’en était aperçu, et il avait tout attribué aux impressions variées du retour; mais d’autres causes étaient au fond des émotions de Jacques; un incident purement fortuit, venait de produire une émotion soudaine dans son esprit : en voici l’histoire. Après le combat du Coudiac, Wagontaga, en fouillant dans les habits du commandant anglais, trouva plusieurs papiers qu’il passa à Jacques. Celui-ci parcourut attentivement ces divers écrits, croyant y trouver quelques renseignements utiles à son gouvernement, mais la plupart étaient insignifiants; une lettre seulement le frappa, c’était celle que George avait écrite à son frère après le diner qu’il avait pris chez Marie. La lecture de cette pièce bouffonne l’amusa d’abord. – Tiens, dit-il, les filles de mon village qui invitent les officiers à diner… qui leur donnent des bouquets, et s’amusent à leur tourner la tête!... Il faut qu’elles soient bien changées depuis mon départ. Mettons ceci en réserve; si jamais je retourne à Grand Pré. Je serai curieux de connaitre celle de mes compatriotes qui donne de si beaux exemples ainsi que ce monsieur Coridon qui fait le français et se sent des inclinations si peu naturelles à sa race. Coridon, c’est là un singulier nom pour un anglais!... Et là-dessus, il mit le chiffon dans sa poche sans plus y songer. Comme on ne traduisait pas les Églogues de Virgile, à Grand-Pré, du temps de Jacques, il n’avait pas compris la plaisanterie de George, et il crut tout simplement que ce monsieur Coridon était un esquire de la plus élégante espèce. De sorte que lorsqu’André lui parla de son bon monsieur George, il n’y fit d’abord que peu d’attention; mais quand son ami s’ecria qu’il avait tué le frère du lieutenant, alors il se prit à penser que le berger Coridon et George Gordon pourraient bien avoir des relations très-intimes, s’ils n’étaient pas le même individu, ce qui fit naître en lui quelques craintes, assez naturelles, chez un amant absent depuis si longtemps. Il se rappela la confiance des Landry dans les Anglais, puis les phrases successives d’André : M. George qui achetait tous les produits de la petite fermière; M. George qui s’intéressait tant à Marie, qu’il obtiendrait facilement tous les pardons dont son fiancé aurait besoin. Véritablement, ce bon militaire commença à lui paraître bien extraordinaire, et trop priviliégié pour inspirer une grande confiance dans sa protection. André avait le tort d’être un bon enfant, trop crédule, un de ces frères qui peuvent être excellents quand leurs sœurs en sont à leur premier aimant, mais qui deviennent dangereux quand les seconds arrivent. Jacques douta de sa perspicacité; puis il se rappela qu’à l’époque où le Coridon avait écrit à son frère, il était déjà à la veille d’être adoré, que ses relations avec Marie avaient toujours continué, supposant qu’il fut le même que le Gordon…. Que celle qui devait ainsi lui donner son culte était la plus séduisante fille qu’il eût jamais rencontrée. Or, sa fiancée était bien la plus gracieuse créature de Grand-Pré!... Il savait aussi que les frères de sa fiancée étaient partis sans la prévenir de leur dessein; peut-être craignaient-ils qu’elle ne s’opposât à leur départ… Ces considérations enflammèrent peu à peu l’esprit du pauvre Jacques. Cependant, il voulut douter encore; il n’avait jamais bien remarqué l’adresse de la lettre qu’un trop long séjour dans la poche du militaire avait un peu flétrie. Il se rappelait seulement qu’une seule syllable du nom était encore bien lisible : c’était la dernière; or, celle-la termine également Gordon et Coridon : nouveau motif de doute; pourquoi n’y aurait-il pas eu dans l’armée anglaise deux Gordon et deux Coridon? Ces coïncidences ne sont pas rares. Oui, “Mais, pensa Jacques, qu’il se rencontre deux Anglais qui aiment également les Acadiens et les Acadiennes, cela est bien plus inouï.” Toutes ces ambiguités de circonstances, tous ces doutes contradictoires avaient retenu jusque là son esprit en suspens; il n’avait pas osé faire de questions à ses amis, craignant de les offenser. C’eut été peu delicat, en effet, après les démarches des Landry et leurs paroles, de suspecter leur bonne foi a la sincérité de Marie. Aussitôt qu’il vit ses compagnons pris de leur plus lourd sommeil, il se leva, tira la lettre, s’approcha du feu, et après avoir remué quelques tisons, il essaya de déchiffrer le mot de sa terrible énigme. Avec les données qu’il avait déjà, il put facilement constater l’adresse suivante : “A monsieur le capitaine Charles Gordon, en station au fort Lawrence.” …Par consequent, il ne lui restait plus de doute sur l’identité du tendre berger d’Acadie et du bon monsieur George. Le caractère de Jacques était naturellement doux; mais il renfermait un grand fond de sensibilité joint à des passions élevées et énergiques : les malheurs, les contradictions continuelles de la vie poussent souvent ces natures à la violence; elles s’insurgent contre les obstacles, elles s’habituent à douter du bien qu’elles ne voient pas, elles soupçonnent du mal aux moindre apparences; leur imagination malade les pousse au fanatisme de leurs vertus, en même temps qu’elle leur exagère les obligations et les devoirs des autres. - C’est donc bien vrai! murmure Jacques, en regardant encore le papier; elle aurait consenti à recevoir les hommages d’un officier anglais, et cela, pendant que les conquérants insultent les siens, les pillent, les chassent;… pendant que nous répandons notre sang pour la France;…. Pendant que je souffre toutes les privations de la misère, dans l’espoir d’arracher l’Acadie des mains de ces bourreaux, n’ayant qu’une seule pensée pour soutenir mon courage, celle d’obtenir de Marie la récompense de mes sacrifices et de mes fatigues!.... C’est déjà un crime de laisser arriver dans sa maison un pareil fripon, lors même qu’elle aurait repoussé ses assiduités. Après un moment de contemplation intime, durant lequel il entrevit, dans un rayon céleste, la petite maison blanche de la fermière plus blanche encore, il se reprocha ses soupçons injustes : non! non! dit-il, c’est impossible; il n’y a pas de fille à Grand-Pré assez dégradée, assez indigne du nom qu’elle porte pour aller ainsi, méprisant son sang, outrager dans un pareil moment tous les devoirs qu’imposent le cœur et l’honneur, tous les souvenirs, toutes les traditions de gloire de sa race! Et s’il pouvait se rencontrer une Acadienne assez lâche pour vendre sa main et son amour, ses engagements sacrés, pour la fortune, le nom et la position d’un officier anglais, ce ne pourrait être Marie. Non, elle sait combien je les déteste; elle était toujours de mon parti quand j’en disais du mal chez les Leblanc…. On ne pervertit pas sitôt son caractère et son âme, dans mon pays. Ce bouffon de lieutenant se sera fait illusion sur un simple politesse. VII Après ces paroles, Jacques se leva brusquement; il ne pouvait plus tenir en place et brûlait de partir. Dans son impatience, il s’approcha de Wagontaga et, le poussant rudement, il lui dit : - Allons! debout! Il faut se presser. Puis lorsqu’il vit le sauvage bien éveillé, il ajouta : - Maintenant, guerrier des forêts, tends l’oreille comme le chevreuil aux aboiements du chien, et ne perds pas une seule de mes paroles. Tu vas suivre nos pas jusqu’au chemin qui conduit à Grand-Pré; car il faut que tu saches où le prendre…. Là, nous nous séparons et tu te hâteras de retourner à l’embouchure du St Jean; en retrouvant mes hommes, tu leur diras de ma part de te suivre, et ils te suivront. Vous prendrez alors tous les canots que vous pourrez trouvez sur la côte et vous viendrez à force d’avirons comme une volée d’outardes. Rendus dans ce lieu, vous attendrez des ordres : il est possible que j’aie besoin de vous avant la troisième aurore…. J’ai parlé : as-tu compris, Wagontaga? - J’ai compris. Aussitôt, Jacques essaya de tirer P’tit Toine et André de leur sommeil; mais les deux frères avaient compté sur un plus long repos; pour les arrâcher, le Micmac fut obligé de faire entendre à leurs oreilles deux ou trois cris des plus sinistres de son répertoire. Au premier, P’tit Toine se trouva lancé sur ces pieds comme par un ressort magique; il avait les yeux vitrés, les paupières tendues, et semblait n’avoir jamais dormi de sa vie. Son frère moins électrisé par la frayeur, mais un peu hors d’humeur, comme tout brave homme qu’on éveille mal à propos, se récria en voyant son ancien voisin prêt à partir. Ah ça! c'est une jolie manière que vous avez là, messieurs, d’annoncer le reveil; vous ne l’introduirez pas à Grand-Pré, j’espère; nos femmes ne goûteront pas ça. Et puis, à quel soleil vous levez-vous donc de l’autre côté de la Baie, pour être sur pied à pareille heure, ici? - Au soleil de la France, repondit Jacques. Ce soleil-là. André, brille avant tous les autres, et il nous poursuit de ses rayons jusque sur les domaines de l’Angleterre. Allons en route! En même temps, Wagontaga approcha du feu une torche qu’il avait préparée avec de l’écorce de bouleau, et quand il la vit bien enflammée, il la passa à son capitaine, qui, la saisissant, prit aussitôt les devants et s’enfonça rapidement au cœur de la futaie. Il se rappelait encoure parfaitement le pays, et ses compagnons avaient peine à le suivre dans ce labyrinthe de sentiers sauvages qui furent les routes primitives de ces solitudes. Ils marchérent ainsi durant plusieurs heures, gardant le silence, à la lueur du flambeau qui éclairait au loin les voûtes gigantesques et bizarres de la forêt, et projetait en arrière une fumée d’essence embaumée. Andrée et P’tit Toine avaient à peine le temps de respirer, peu habitués qu’ils étaient à un pareil exercice, Wagontaga fermait la marche : de temps en temps, on entendait son tomahawk déchirer le flanc de quelques arbres sur son passage. Le Micmac marquait ainsi le chemin parcouru, pour mieux le retrouver plus tard. A un endroit, la voie leur parut mieux frayée, et les Landry jugèrent, après avoir consulté plusieurs souvenirs, qu’ils devaient être très près de la rivière aux-Canards, qui bornait de ce côté les premiers établissements des Mines. Non loin de là, ils trouvèrent quelques vêtements tombés sur la route : c’étaient de nouveaux indices qu’ils touchaient aux habitations. Après avoir recueilli ces choses, ils hâtèrent le pas; mais leur regard tomba sur quelques autres objets domestiques qui gisaient par terre. Ce nouvel incident éveilla leur attention : Il leur parut avoir une signification toute particulière; ils s’arrêtèrent en s’entre-regardant. - Voilà qui est étrange, dit André; qui s’amuse à semer ainsi le linge sur les chemins?... - C’est une bonne fée, dit P’tit Toine, qui vient donner à Jacques une occasion de s’habiller plus chrétiennement avant de se montrer à Grand-Pré. - Quant à moi, interrompit celui-ci, ça m’a bien l’air d’un déménagement forcé qui me rappelle celui des habitants du Coudiac; on trouvait ainsi, en approchant de cette rivière, des pièces d’habillements, des couvertures que les gens avaient perdus dans leur fuite précipité. Dans ce moment, Wagontaga, qui avait continué de marcher, vint frapper sur l’épaule de Jacques en lui faisant signe de se taire, puis il lui montra, dans la direction de la grande route où ils allaient entrer, un point menaçant…. Les trois voyageurs se turent, et après avoir prêté l’oreille, ils distinguèrent le vruit de pas qui semblaient s’éloigner. –Ce sont des compatriotes, dit André, qui vont comme nous à Grand-Pré, ils viennent de perdre ces choses, hâtons-nous de les rejoindre pour les leur rendre; et nous ferons route ensemble. Et sans attendre d’autre réflexion, les deux frères s’élancèrent du côté des inconnus. Jacques, quoique moins confiant, les suivit de près avec son flambeau : Wagontaga se contenta de les regarder de loin. Il touchait, d’ailleurs au terme de son voyage; et comme les sauvages n’ont pas l’habitude de faire de trop long adieux, il se préparait à tourner de bord aussitôt qu’il aurait touché la lisière de la forêt.