Jacques et Marie

Journal
Année
1888
Mois
10
Jour
10
Titre de l'article
Jacques et Marie
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par Napoleon Bourassa (Suite) Marie ne put retenir une exclamation de surprise à la vue du militaire; elle fit un pas en arrière, rougit et se sentit muette. George s’était tenu immobile, absorbé tout entier par le charme que donnait à cette nouvelle scène la douce et gracieuse petite maîtresse; et la terrible apostrophe de Pierriche, quoi qu’elle offrit un excellent à-propos pour faire la connaissance d’un propriétaire lésé, ne lui fit qu’un demi-plaisir, en le mettant en évidence. Il aurait voulu rester spectateur plus longtemps. Mais quand il vit le trouble de la jeune fille, il s’empressa de lui dire, sur le ton le plus rassurant : - Oui, mademoiselle, c’est à nous à réparer le tort que vous a causé la brutalité de nos soldats; je me charge de remettre tout à neuf, et de plus, Janot viendra chercher, au presbytère, certains remèdes excellents qui guérissent infailliblement les contusions que reçoivent les enfants braves et devoués comme lui en son frère. - Mais ce n’est pas tout dit encore Pierriche, c’est que monsieur nous a dit qu’il ferrait donner cinq cents coups de fouet à chacun de ses brigands!..... - Cinq cents coups de fouets! exclama Marie : ah! mais ce serait aussi cruel!.... - Oui, répondit George, cinq cents… six cents… sept cents…. et il est probable qu’il ne serait arrêté qu’à mille, tant il se sentait le cœur aux réparations devant les beaux yeux si commpatissants de la jeune fille. Mais celle-ci l’interrompit : - Ah! monsieur le capitaine, vous ne serez pas si rigoureux : il y a aussi de votre faute. - De votre faute?... mais ne pouvaient-ils pas attendre une explication, les misérables. - C’est vrai mais il me semble que trois cents coups sont déjà beaucoup trop; je vous demande grâce pour le reste : c’est si horrible de battre ainsi des hommes! - Ils ont bien battu une femme et deux enfants, les scélérats! - C’est vrai, monsieur le capitaine, mais trois cents coups de fouet comptés sur les épaules, songez donc que cela doit être bien long! D’ailleurs, les malheureux se croyaient bien autorisés par l’ordre du gouverneur…. Eh bien! pour vous, mademoiselle, j’en retranche deux cents. Grâce pour une autre centaine… c’est toujours bien nous qui avons le droit de nous plaindre. - Ils ne vous en tiendront pas compte, les sans cœur. Enfin, puisque vous le voulez encore, soit deux cents, mais… - Mais, si un cent suffisait pour satisfaire à la discipline militaire…. pourquoi pas un cent, puisque vous êtes si bon?..... C’est bien; mais à une condition : c’est que la bouche charmante et miséricordieuse qui m’implore pour ses persécuteurs, ne s’ouvrira plus pour me demander des grâces, mais pour m’en accorder. Marie fut complètement décontenancée par cette période galante. Bouche charmante et miséricordieuse : cela était beaucoup trop énergique pour la première entrevue; et comme l’humble fille ne savait pas quelles grâces pouvaient attendre d’une petite villageoise ces superbes messieurs anglais qui n’avaient pas l’habitude de demander aux personnes de son village, elle crut rêver et resta muette. Ce qui fit que les soldats reçurent au moins cent coups de fouet. Car il est probable que sans la phrase ébouriffante et malencontreuse, la bouche miséricordieuse aurait continué d’intercéder pour eux, et en allant comme elle était partie là, elle aurait pu certainement amener monsieur George à distribuer des bonbons à ses soldats. Aussi, Pierriche, qui faisait souvent des réflexions, se disait-il à part lui, à la fin de ce dialogue : - Véritablement, si cette petite maitresse s’en mêlait, elle empêcherait le bon Dieu de faire brûler le diable. Quatre cents coups de moins sur le dos de ces assassins, c’est beaucoup trop obtenir!.... Le lieutenant, sentant qu’il n’était plus qu’un embarras dans cette maison, assez confus lui-même, sonna la retraite et se hâta de rentrer au presbytère. XI La nuit porte conseil : un beau soleil levant, une brillante matinée d’automne, le sourire universel de la nature, le chant matinal des oiseaux, font retrouver l’existence attrayante, après un jour orageux. Le lendemain, le jeune officier revit la sienne tout en beau : il déjeûna bien. Et ne se souvint plus que de la beauté et des grâces de son apparition de la veille : le désappointement était oublié. Aussitôt la besonge régulière de son office accomplie, il se hâta de se rendre à la ferme de la mère Trahan pour installer les ouvriers qui devaient faire les réparations de la maison. Il était encore matin, même pas assez pour que la petite maitresse ne fût pas déjà rendue sur les lieux. Dès l’aurore elle était accourue pour voir comment sa fermière avait passé la nuit, après les cruelles émotions du jour précédent. Elle reçut le capitaine sur le seuil de la porte, ce qui lui fit une surprise si agréable qu’il en rougit comme aurait fait quelqu’un moins aguerri que lui. Le pauvre garçon se trouvait dans un monde si nouveau pour lui, qu’il se sentait redevenu novice. Mais ce qui lui fit encore plus de plaisir, c’est que la jeune fille le salua presque le sourire sur les lèvres. Malgré le trouble évident de sa démarche et les nuances pourpres qui passaient sur son visage, habituellement un peu pâle, depuis quelque temps, elle vint au-devant de lui, l’invitant à entrer et à s’asseoir; puis elle lui fit l’aimable reproche de mettre trop d’empressement dans une affaire si peu importante, le remercia ingénument de sa conduite genéreuse à l’égard de sa famille adoptive, s’excusa de ne l’avoir pas fait plutôt, à cause de son trouble et parce qu’elle n’avait connu tous les les détails de son action que par récit de la mère Trahan. George n’en revenait pas de son étonnement : il était stupéfié; il ne savait quelle trompette emboucher, quelle language tenir, quels sentiments exprimer. Il balbutia quelques lieux communs; évitant, avant tout, de répéter rien qui ressemblât à bouche charmante. Enfin, cet incendiaire de cœurs, ce lion de haut parage était ébloui et confus devant une simple villageoise; il ne savait plus faire qu’une sotte figure; il resetait devant elle comme un chanteur enthousiaste, qui, après avoir débuté fièrement dans un morceau favori, vient à s’étouffer tout à coup au plus brillant passage. Il rayonnait tant de grâce naturelle, tant de vertu sincère et confiante, tant de dignite vraie dans toute cette petite personne! car ce n’était plus la petite fille de l’automne de 1749, ce papillon doré qui ne se reposait que dans le mouvement, et ne vivait que du sourire et des joies qu’il faisait naître autour de lui. Elle atteignait à ses vingt ans, elle possédait tout ce qu’avait fait espérer son joli printemps. Son esprit avait acquis, dans la vie retirée et laborieuse à laquelle elle s’était condamnée depuis le départ de son fiancé, une maturité peu commune chez les filles de son âge. Pour varier un peu et distraire ses heures d’isolement, son oncle, le notaire, lui avait passé quelques-uns de ses moins gros livres, qu’elle avait lus et relus plusieurs fois avec attention; car la bibliothèque n’était pas considérable. Le raisonnement et l’observation continuels qu’exigent les travaux des champs, joints à ces lectures substantielles des œuvres du grand siècle, avaient donné à son esprit une trempe et une étendue plus qu’ordinaire dans la société de Grand-Pré. Le vieux notaire, qui l’aimait beaucoup et qui, d’un autre côté, s’était toujours montré le partisan et l’ami des Anglais, lui avait aussi fait apprendre un peu la langue des conquérants qu’il jugeait nécessaire aux habitants dans les conditions où se trouvait le pays. Marie était donc devenue, à tous égards, une fille très-remarquable, qui n’aurait été déclassée nulle part, avec quelques notions de plus sur les usages du grand monde. A n’apprécier que sa valeur morale, elle était de beaucoup la supérieure du beau militaire qu’elle venait de charmer. Et c’était sans doute cette supériorité voilée, qui en imposait tellement à celui-ci. George s’était tellement fait à ce monde du convenu, à cette société où tout est marque, intérêt, image, fard, parfum; où les paroles, le regard, la démarche sont soumis comme la musique à des règles subtiles qui permettent aux habites d’en tirer plus ou moins d’effet; il s’était si bien habitué à ne voir autour de lui que des acteurs de la grande comédie universelle, dont il faut se servir pour ses jouissances, en les payant tout juste pour le temps du spectacle; sa langue s’était si peu formée à parler autre chose que ce verbiage frelaté à l’usage de la conquetterie, du libertinage mitigé et du mensonge, qu’il avait toute une éducation à commencer, pour avoir quelque chose de commun avec elle : l’éducation du simple vrai, du simple juste, du simple bien, celle qu’il aurait dû faire la première ou que la vie à grande volée avait promptement altérée chez lui. Remarquez que ce ne fut qu’une impression du moment chez le jeune lieutenant, et non une réflexion; il avait pour principe de ne pas s’amuser à faire des raisonnements abstraits; mais le sens moral était encore si juste en lui, qu’il s’y faisait sentir en toute circonstance, s’il ne maitrisait pas toujours la légèreté et les entrainements de son caractère. En voyant Marie, il fut frappé de ce qu’il y avait de noble et de beau dans cette créature d’élite; et quoiqu’il restât tout épris d’elle à première vue, selon sa vieille habitude qui ne souffrait pas le temps perdu, il se sentit dominé par un sentiment de respect. Il n’en perdit pas plus, pour tout cela, ce qu’il y avait d’inconséquence et de spontanéité irréfléchie dans ses actions; ainsi, dans ce moment, sentant son cœur glisser du côté de Marie, la pente lui sembla douce, il le laissa faire sans songer comment il s’arrêtait. XII C’est dans ces dispositions intimes qu’il entreprit les travaux de restauration à la ferme : jugez s’il y mit du soin et surtout de la patience. Il fit d’abord transporter tant de matériaux que la mère Trahan crut qu’il allait bâtir une nouvelle maison par-dessus l’ancienne; mais elle n’en souffla mot, puisque cela pouvait donner plus de valeur au bien de mamselle Marie. Et puis, avant de commencer l’ouvrage, le capitaine, peut-être pour en faciliter l’exécution, donna une bourse bien ronde et bien sonnante à la veuve et à ses deux garçons, par manière de compensation, pour les mauvais traitements qu’ils avaient soufferts dans leur personne. Pier riche trouva que ses meurtisures étaient beaucoup trop prisées, car il comptait bien en avoir rendu la moitié aux soldats, avec ses ongles qu’il sentait encore tout laissés. Il trouva, de plus, que si les Anglais savaient donner rudement les coups, ils s’entendaient à les bien payer, et son estime pour l’officier s’accrut en raison inverse de la haine que lui avaient inspirée ses hommes. La besogne marcha bien durant l’avant midi; George ne voulut pas laisser les ouvriers d’un pas : il disait qu’il était nécessaire de bien surveiller son monde si l’on voulait être bien servi, lui qui d’ordinaire s’inquiétait encore moins du devoir des autres que du sien. Il s’amusa à prendre des mesures, à crayonner des plans sur son carnet; enfin, il parut se donner beaucoup plus de mouvement qu’il n’en fallait en réalité pour une affaire si simple. Marie riait un peu en secret, et se permettait même de badiner avec sa fermière de ce qu’elle appelait l’inexpérience du beau monsieur. Sur ces entrefaites, arriva le père Landry : nouvelle fortune pour notre militaire. Faire la connaissance du papa quand on accomplit si noblement un grand acte de justice pour la fille, cela ne peut être défavorable. Il s’empressa donc de venir au-devant du vieillard, pour lui faire ses condoléances sur l’évènement pénible de la veille. - Mais, dit celui-ci, quand un malheur est sitôt et surtout si généreusement réparé, on n’a pas le droit de s’en plaindre; les infortunes sans remèdes, les injustices sans compensations sont si communes dans ce monde! Véritablement, s’il nous reste quelque chose en mémoire de cette triste journée, ce sera surtout le plaisir d’avoir trouvé en vous un cœur équitable et bienveillant. Et les deux hommes continuèrent ainsi à échanger d’honnêtes civilités, qui eurent un effet excellent sur l’un et sur l’autre, après quoi ils parlèrent de choses variées, surtout d’agriculture; George en ignorait le premier mot. Il se rappelait avoir entendu dire, un jour qu’il s’extasiait devant un imcomparable roastbeef, qu’il y avait at home, une race de boefs extraordinaires, appelée Durham : il s’était aussi aperçu en voyageant qu’on n’avait jamais pu lui servir de mutton-chops comme ceux de son pays; il en avait demandé dans tous les restaurants de l’Europe. Il dit donc au père Landry que l’Angleterre produisait les plus beaux animaux de la terre, ce qui procura l’occasion au vieux cultivateur de proposerau jeune officier de venir voir ceux de sa petite fille et de faire ensuite une excursion sur la ferme. Celui-ci se prêta volontiers à ce désir. Pendant cette visite, le père ne manquait pas de faire remarquer l’esprit pratique, l’ordre, la propreté et le travail actif de la petite maîtresse, et M. George ne cessait pas d’en être émerveillé, et surtout de le dire. Il passe bien des instants inaperçus pendant qu’un père enthousiaste de sa progéniture s’entretient de ses perfections avec quelqu’un qui semble y prendre plaisir. Or, comme aucun autre Josué ne s’avisa de fixer le soleil pour donne le temps au vieillard de finir la conversation, midi vint à son heure ordinaire, sans qu’on l’ût prévu. Marie se présenta juste comme sonnait le douzième coup de la vieille horloge, pour prier son père de venir diner avec elle, ajoutant à son oreille d’inviter lui-même l’étranger. - Capitaine, dit M. Landry, je ne sais pas comment on fait dans votre pays, mais ici, il est d’usage d’inviter à notre table tous ceux qui se trouvent sous notre toit au moment du repas, seraient-ils rois ou mendiants; ma fille vous offre le potage, mais elle vous laisse libre d’agir selon vos coutumes anglaises. Chez nous, répond l’officier, la coutume ne refuse à personne le plaisir de partager le pain d’un honnête homme; et comme j’ai l’avantage de n’être, ici, ni un roi, ni un mendiant, mais l’ouvrier, le serviteur de Mlle Marie, j’accepterai avec reconnaissance tout ce qu’elle voudra bien me donner. - Oh! mais c’est encore à une condition, interrompit celle-ci : c’est que vous voudrez bien avoir l’appétit de Pierriche et ne pas vous rappeler plus que celui-ci vos festins de duchesses. Voilà des conditions qui, chez vous, mademoiselle, ne me coûteront aucun effort : je m’y engage. Et il tint parole; il eût oublié les mets de Vatel un quart d’heure après la fin tragique de cet illustre cuisinier, quand même il n’y eut eu sur la table de la petite fermière qu’un de ces célèbres ragoûts que St. Jean-Baptiste s’apprêtait dans le désert. Mais il y avait mieux que cela. La nappe de toile du pays était si blanche, si éblouissante de propreté, la vieille faïence brillait tellement, la volaille avait été si bien nourrie et si bien apprêtée, et la maîtresse répondait sur tout cet humble banquet, avec sa main, avec son regard, avec sa conversation moitié enjouée, moitié contrainte, un assaisonnement si délicat, que le goût et le sentiment les plus dépravés y auraient trouvé quelqu’attrait. Pierriche, qui servait la table pour laisser reposer sa mère de ses contusions de la veille, et qui se trouvait alors dans toute la force de cette voracité des gars de quatorze ans, regardait l’officier avec envie; il se croyait volé en voyant celui-ci dévorer tout à la fois les poulets à belles dents et sa jolie maitresse à pleins yeux. Il était fier et jaloux en même temps; ce qui ajoutait beau coup à la réjouissante gauche rie qu’il apportait dans ses fonctions provisoires, et lui donnait cet air que prend le mâtin de sa maison quand il mieux traité que lui par son maître. XIII L’après midi se passa comme la matinée, avec cette différence considérable pour George, que Marie s’en retour na chez son père de bonne heure, ce qui diminua beaucoup l’intérêt que le jeune militaire avait pris tout à coup à surveiller ses employés; il prolongea donc peu son séjour près de la veuve Trahan. Après avoir échangé quelques paroles d’intelligence avec les deux garçons de la ferme, il se retira le cœur inondé par un océan de bonheur. En partant il eut envie d’embrasser la barrière, ou, au moins, le petit chien du logis, que la maîtresse gâtait de ses caresses, quoique la fidèle bête le poursuivit longtemps de ses aboiements : depuis la scène de la veille elle avait en horreur les habits rouges indistinctement. Mais ce que George embrassa réellement et à plusieurs reprises, ce fut un bouquet que Janot lui avait présenté au moment de son depart et qu’il avait fait faire par Marie pour témoigner, disait il, de sa reconnaissance pour les bontés du monsieur en faveur de sa mère. George avait vu la jeune fille cueillir les fleurs et il était convaincu qu’elle était non seulement l’auteur du bouquet, mais encore qu’elle en avait dirigé l’offrande. Il n’avait pas été frappé d’abord de cette idée, mais à mesure qu’il s’éloignait de la maison, il se disait :- C’est peut être elle qui me l’a donné… c’est probablement elle… c’est évidemment elle…. oh! oui! c'est bien sûrement elle qui me l’a donné!... puis il finit par se mettre à composer une stance qui commençait ainsi : O toi, bouquet trop parfumé Du Jardin de Marie, Je sens bien quand je t’ai humé Que ti viens de ma min(?)…….. …………………………………..etc Il y avait dans ce bouquet une douzaine de Marguerites, deux ou trois pavots, un œillet d’inde, quelques herbages jaunes et deux humbles pensées : ce qui prouve que si monsieur George connaissait peu la loi des hiatus, il possédait un sentiment poétique exubérant, dans ce moment surtout, puisqu’il pouvait trouver tant de parfum dans cette botte de plantes insipides. Quand il fut entré chez lui, comme il manquait de rimes pour terminer sa pièce et qu’il éprouvait encore un violent besoin d’épancher son cœur trop plein, il remit la composition des dernières strophes au lendemain pour écrire une épitre à son frère, en prose cette fois, mais toujours en français; il se servait aussi facilement de cette langue que de la sienne, et dans ce moment elle lui paraissait plus douce que l’anglais. Voici cette lettre : “Mon cher frère, je suis peiné de n’avoir pas encore pu répondre à ta douzaine de lettres, et tu dois être bien fâché, toi le meilleur des frères. J’ai eu tant d’occupations!!! Le crois-tu? Jusqu’à ce soir, mon cœur m’était resté tout entier; malgré tous mes efforts, je n’avais trouvé ni à le donner, ni à l’échanger, ni à le perdre. J’ai le malheur de l’emporter toujours avec moi, de sorte qu’il me cause sans cesse de l’embarras. Mais il ne m’en avait jamais fait tant éprouver. Il était là cloué dans ma poitrine, comme Angélique sur mon rocher, et j’attendais qu’un monstre vint le dévorer. Mais c’est un ange qui est venu soudainement, comme arrivent d’ordinaire les apparitions.” “Ah! cette fois, je crois que c’est la dernière créature terrestre qui ravit mon âme.! On n’a jamais imaginé une fée pareille à celle-ci. Je l’ai vue pour la première fois, hier, et aujourd’hui elle m’a prié de diner avec elle, ce soir elle m’a fait présenter un bouquet délicieux. Je ne puis définir ce charme particulier qu’elle a; c’est peut-être celui qui conduit au mariage…. Ah! le mariage… ce n’est pourtant pas ce que je rêve… Tout ce que je réalise bien, c’est que je l’adore et que je me sens bientôt adoré. Je vais emboucher les pipeaux et chanter des couplets de bergerie; crois-moi, mon cher frère, il n’y a que du temps de Tityre qu’on savait aimer; en conséquence, je me fais pasteur. Et cette fois tu vas m’approuver, puisque cet innocent caprice ne va diminuer en rien la part de mes héritiers. “Adieu, cher frère, le courrier te dira de bouche ce que je ne puis pas t’écrire; je suis encore excessivement occupé.” Ton frère, CORIDON, berger d’Acadie, Après cet effort de plume, le jeune lieutenant retira le bouquet du gobelet où il l’avait planté provisoirement, puis en extrayant les deux chétives pensées, il les étendit en croix, entre deux pages d’un livre qu’il mit en presse sous sa caisse d’armes, et reprenant le reste des fleurs, il les lia avec un cordon couleur rose-tendre, et il le suspendit à un clou inoccupé de la cloison. (A Suivre)