Le langage des Acadiens dans nos campagnes

Journal
Année
1898
Mois
3
Jour
3
Titre de l'article
Le langage des Acadiens dans nos campagnes
Auteur
François M. Richard
Page(s)
3
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
Le langage des Acadiens dans nos campagnes Plusieurs écrivains de nos jours ont déjà écrit sur les usages et les coutumes de ces malheureux proscrits de 1755, et de leurs descendants; on a souvent entendu parler de leurs mœurs simples et naïves; mais on n'a presque rien dit concernant leur langage, c’est à dire leur idiome, si ce n’est pour le ridiculiser et en exagérer tous les défauts. Je fais donc ce petit travail dans le but de rendre quelques services : pour dissiper certaines mauvaises impressions qui commencent à grandir chez ceux qui n'ont pour guides que des gens aussi ignorants qu'eux-mêmes sur ce rapport parce qu'ils n'ont pas eu de relations assez fréquentes ni assez intimes pour pouvoir apprécier le langage du pays. Ce que je vais vous dire sera fondé sur ma propre expérience, c'est à dire que je parlerai de choses que j'ai vues et connues moi-même. Le langage de nos paroissiens pourrait paraitre assez drôle à ceux qui ont été élevés dans la haute société et qui n'auraient entendu parler que la langue policée du salon. Mais pour ceux qui viennent de paroisses où l'instruction est peu répandue, je puis garantir qu'il y aura, chez nous, certains mots qui ne leur seront pas étrangers et des sons baroques qui ne leur briseront pas le tympan, quelque délicat qu'il soit. Plusieurs auteurs discourent librement et sans gêne sur nos fautes de français et y font entrer des "tu avions" "vous avions" etc. etc. C’est loin d'être la réalité, car je n'ai jamais entendu qui que ce fat mettre des pluriels de la première personne avec des pronoms de la deuxième personne, singulier ou pluriel. L'un par exemple, racontant une histoire dans laquelle il sera compris lui-même avec certains autres, dira : "j’avons été là une crowd et j'avons en un lot de ‘‘fun’’. Comment ils font entrer leurs "avions." Rien de plus choquant pour nous, – je sais que ce l’est pour moi, —que d'entendre ou de voir de pareilles extravagances telles qu'il en est sorti de la plume d'écrivains célèbres qui sont presque toujours regardés comme des autorités. Ces écrits demeureront à la postérité et malheureusement, les erreurs qui y sont contenues ne seront jamais changées: Elles pourront être rectifiées par certaines personnes; mais le texte sera toujours le même. Ici même, au collège, lorsqu’on veut faire ressortir le bas et le ridicule de quelques platitudes, on se permet de se servir du langage acadien qui n'est d'ailleurs que le prétendu langage acadien et on ne manque pas que pas d'y glisser des ‘‘tu étions’’etc. J'avoue qu'il n'y a aucune malice; mais enfin ça blesse tant soit peu les susceptibilités. Dans toutes les fêtes canadiennes ou il y a eu des représentants acadiens, ceux-ci ont été reçus à bras ouverts. Suivons ici l'exemple qui nous a été donné. Nous sommes les frères des Canadiens, descendants d'une même race et habitant le même continent. Eh bien, donnons nous la main; aidons nous les uns les autres et travaillons pour notre honneur réciproque. Fraternisons pendant notre séjour au collège et quand plus tard dans la vie [texte illisible] La prononciation des habitants de nos campagnes n’est pas ce que l’on pourrait désirer de mieux. Et, chose singulière les villages avoisinants n’ont pas le même accent. C’est donc sous ce rapport que ces braves gens pèchent le plus souvent; cependant, leur prononciation n’est pas complètement mauvaise et il n’y a que quelques mots qu’ils prononcent mal. D’ailleurs, elle est aussi correcte que l’on puisse exiger d’eux après des traitements tels qu’ils ont eu à subir. Que l’on se rappelle bien, surtout à propos des "avions" "étions" que l’idée qu'on s'en fait est tout à fait erronée. Que l’on ridiculise leurs fautes, passe encore; si cela pouvait leur faire du bien, ce serait à désirer; mais je ne vois pas pourquoi on leur attribuerait des défauts de langage dont ils ne se rendent jamais coupables. Ils emploient aussi, très fréquemment, des vieux patois tels que "hucher" pour crier, mouiller pleuvoir "brailler" pour pleurer et plusieurs autres. La plupart de ces expressions étaient autrefois employées mais elles sont tombées en désuétude; quelques-unes, même, ne sont pas françaises du tout et de fait ne l'ont jamais été; mais, je ne crains pas de mentir en disant que celles-ci sont assez rares chez eux. Outre cela, ils ont malheureusement la manie de mêler de l’anglais dans leur discours et au cours de leur conversation. C’est ceci qui est le plus regrettable. Quelquefois même ce sont de ces quelques uns qui ne le savent parler du tout; ils le mêlent ingénument et sans emphase tout comme s'ils ne pouvaient pas s'exprimer autrement. Il va sans dire qu'ils se comprennent et se font comprendre tous facilement malgré cela. Tout banales et disloquiés que soient certaines de leurs expressions, elles sont cependant quelquefois remplies de traits d'esprit que ne pourrait concevoir l'imagination la mieux cultivée. Leurs récits, quoique racontés en termes qui pèchent souvent contre la grammaire n'en sont pas moins intéressants et agréables à entendre. Ils sont remplis d'écarts qui, au lieu de nuire à l’ensemble de leur histoire n’en jettent que plus d’éclat et la rendent plus attrayante. Ils ont le secret d'y faire entre quelques détours joviaux et soutiennent l'intérêt de leur récit en se servant d'embages qu'on croirait sortir de la bouche d'un homme de lettres. Ces quelques traits d'esprit que je viens de mentionner pourraient peut être vous sembler exagérés. Je ne veux pas de tout, non plus, dire que tous possèdent ces qualités; de même que chez un littérateur, il peut se rencontrer plus de sagacité d'esprit et d’imagination que chez un autre, ainsi la même diversité de qualités intellectuelles les peut se rencontrer chez des gens non instruits. Toutes ces qualités sent relevées chez eux par une mémoire extraordinairement fidèles qui les rend capables de préciser exactement la date des faits qu'ils rapportent sans être obligés, comme la plupart de nos hommes savants, d'avoir recours à leur calepin. Pour en revenir à mon point de départ, le langage des Acadiens de nos paroisses n’est pas de beaucoup, – s'il l'est du tout – inférieur à celui des habitants des campagnes canadiennes. Rien de plus naturel d’ailleurs que ces idiomes pleins de fautes parce que c'est là le caractéristique d'un peuple auquel les moyens d'éducation ont fait défaut. Il faut avouer cependant, avec un légitime orgueil que chez la jeune génération, la disparition de ces fautes se fait graduellement sentir quant aux fautes de français proprement dites. Malheureusement, il n'en est pas ainsi pour ce qui regarde l'anglais doit on semble vouloir faire une ornement pour notre belle langue. A nous donc de faire des efforts inouïs pour conserver notre langage pur et intact. Apprenons l’anglais, c'est la langue commerciale et officielle du pays; mais ne négligeons pas la nôtre. Cet idiome, tout imparfait qu'il soit, est un legs sacré dont personne peut avoir à rougir. Il nous a été conservé par nos pères au prix de mille labeurs et mille sacrifices; malgré les persécutions de toutes sortes, les spoliations injustes, les ruses infâme et coupables, l’expatriation complète; ils n'ont jamais rougi de leur langue. Ils l'ont parlée et conservée au sein de races qui leur étaient étrangères par la religion, le langage, les mœurs et les coutumes. Est-il étonnant alors de trouver, chez eux, tant de fautes de langage? Non, c'est presque miraculeux qu'ils n'aient pas perdu leur identité comme peuple en oubliant la langue qui les distinguait des nationalités environnantes. Au milieu de cet isolement où ils n'entendaient que des ramages auxquels ils ne comprenaient presque rien. Ils sentaient en eux battre un cœur vraiment et toujours français; leurs aspirations étaient de rester français et leur espoir suprême, de revenir un jour s’implantes sur le sol duquel ils avaient été cruellement et injustement chassés, afin de faire revivre, dans leurs descendants, les sentiments qui les animaient et leur confier le trésor que ni la force des persécuteurs ni celle du temps avait pu leur dérober: la langue française. Maintenant, plus que jamais, avons-nous besoin d'exercer une vigilance continuelle. Nous sommes au milieu d'une population mixte et nous venons tous les jours en contact avec ce qui peut devenir l’élément destructeur de notre légitime possession. Ne glissons pas trop de mots anglais dans notre discours; conservons notre langue aussi pure que possible et nos descendants pourront parler de nous avec autant d’éloges et de gloire que nous le faisons de nos pères. François M. Richard