Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1884 - p179-185

Année
1884
Titre de l'article

Quatrième Commission
DE L’AGRICULTURE
Auteur
M. l’abbé M. F. Richard, curé de Saint-Louis
Page(s)
179-185
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
Il a plu au comité d’organisation de cette belle et magnifique fête de m’imposer la charge de faire un rapport sur l’agriculture. Je suis loin de me trouver froissé de ce que l’on m’ait assigné cette partie du programme. Je regrette cependant qu’un sujet aussi important n’ait été confié à d’autres mains plus habiles et plus pratiques. Je dois déclarer que ma tâche est passablement difficile, puisque je viens à la suite de messieurs les rapporteurs sur l’Éducation et sur la Colonisation, qui ont sans doute déterminé notre jeunesse à se livrer corps et âme et à acquérir la science et à se lancer dans les forêts vierges. Sans vouloir arrêter cet élan si désirable, - car personne plus que moi n’apprécie la nécessité de l’éducation primaire et commerciale pour la masse, et classique pour ceux qui ont des dispositions, ainsi que l’œuvre par excellence de la colonisation, - je dois cependant réclamer votre attention sur une autre profession non moins importante. Je prétends que sans l’agriculture bien entendue, l’éducation et la colonisation sont impossibles. L’éducation est une chose nécessaire à l’avancement social et matériel des Acadiens; mais il faut que l’agriculture vienne en fournir les moyens. La colonisation, si digne de la considération et de l’encouragement de tout véritable patriote, ne saurait réussir sans l’agriculture. Donc, veuillez me permettre de placer l’agriculture en premier lieu en importance et en dignité. Il est bien compris que je ne prétends pas que l’agriculture doit passer avant la religion; pas plus que nos intérêts matériels ne doivent être mis en parallèle avec nos intérêts éternels. Toutefois, la religion doit à l’agriculture une dette de reconnaissance bien méritée, qu’elle a d’ailleurs toujours reconnue avec bonheur. Je viens donc défendre la cause du laboureur, de l’habitant des fermes. Je voudrais avoir l’éloquence d’un Routhier, d’un Tassé, ou d’un Thibault pour vous porter à chérir cette belle, cette sublime vocation, et pour flétrir les préjugés que les hommes soi-disant savants et aristocrates ont dans leur fol orgueil soulevés contre les véritables bienfaiteurs du pays. Je m’efforcerai de vous démontrer que l’agriculture a été pour les Acadiens leur salut dans le passé et qu’elle sera aussi leur salut dans l’avenir. C’est l’agriculture qui a sauvegardé notre religion, notre langue et nos coutumes, et c’est encore par les moyens fournis par l’agriculture que nous grandirons comme peuple et que nous remplirons les destinées providentielles sur nous. Les peuples, comme les individus, ont leur destinée, leur mission: la nôtre, c’est d’être cultivateurs. Quoique des hommes dans leur orgueil aient semblé vouloir considérer l’agriculture comme inférieure aux autres emplois, il sera toujours vrai de dire que l’agriculture a toujours été et sera toujours l’occupation la plus noble et la plus digne, parcequ’elle est la plus conforme aux desseins de Dieu sur les hommes. Dieu est grand dans toutes ses œuvres; mais les beautés, les charmes de la nature semblent proclamer davantage la puissance et la bonté de son créateur. L’homme, par son travail, perfectionne cette œuvre de Dieu, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, et elle devient entre les mains du roi de la terre l’instrument le plus noble pour accomplir ses desseins. Nos ancêtres avaient été choisis particulièrement pour ce genre d’emploi, et par conséquent les premiers colonisateurs de l’Acadie appartenaient à la classe la plus digne de la société française. Ils avaient compris la dignité et l’importance de la culture des champs et ont inspiré les mêmes sentiments à nos pères qui, à leur tour, ont transmis ce précieux héritage à leur prospérité. Visitez Port-Royal, Beaubassin, Grand-Pré, Beauséjour; vous y verrez des villes qui ont grandi sur leurs ruines; mais il y a là des monuments que la persécution n’a pas détruits et qui parlent hautement et éloquemment du courage, de l’énergie et de l’industrie agricole des premiers fondateurs du pays. En s’emparant du sol ils ont planté la croix, emblème du salut et du sacrifice. Le premier édifice fut un temple érigé à la gloire du Seigneur, où s’assemblaient les nouveaux colons pour remercier et prier. Au milieu de ce nouveau paradis terrestre régnait la paix, la tranquillité, l’innocence. Le cultivateur partageait ses affections entre l’Église, sa famille et son champ. Le jour du Seigneur seul le décidait à laisser son champ. Aussi la religion régnait en maîtresse dans tous les cœurs; l’Église et le prêtre partageaient chaque année dans ses récoltes, ce qui était pour lui la plus douce satisfaction. L’agriculture, après la dispersion de 1755, a encore été le salut des Acadiens, habitués à la culture. Nos ancêtres, exilés, au lieu de se rendre dans les villes et les chantiers pour y trouver la subsistance, s’enfoncent de nouveau dans les forêts, défrichent de nouvelles terres, forment de nouvelles paroisses, bâtissent de nouvelles églises, élèvent de nouveau l’étendard de la croix, et que voyons-nous aujourd’hui? Parcourez les provinces, visitez le Nouveau-Brunswick, allez faire un tour dans le comté de Madawaska, de Westmorland, de Kent, de Northumberland, de Gloucester et de Restigouche, et vous serez étonnés d’y voir de nombreuses paroisses agricoles florissantes et prospères. Visitez la Nouvelle-Écosse et le Cap-Breton, spécialement la Baie Sainte-Marie, et là encore l’agriculture est considérée et pratiquée comme elle le mérite. Et jetons un regard sur cette belle et magnifique paroisse, et visitons les paroisses environnantes, Tignish, Rustico, Mont-Carmel, Saint-Jacques, etc., nous sommes émerveillés d’y voir tant de progrès et de prospérité. Au milieu de ces diverses paroisses, quel est l’objet qui attire d’abord notre attention? toujours et invariablement c’est la croix du clocher qui surmonte une église, c’est elle qui occupe le plus beau site, la position la plus élevée, et l’étranger est forcé d’admettre et dire que les Acadiens sont vraiment religieux et que leurs églises sont toujours d’une beauté et d’une élégance supérieure, et c’est vrai. L’agriculture a conservé notre religion, elle a aussi conservé notre langue, la langue de nos pères, la belle langue française. Lorsque nos ancêtres furent si cruellement et si lâchement chassés de leurs foyers et dispersés aux quatre vents du ciel, il semble qu’il ne restait d’autre alternative que de se confondre avec les autres races, de se familiariser avec leurs langues et leurs coutumes et ne former qu’un même peuple, qu’une seule nation. Cependant la prédilection des Acadiens pour l’agriculture les a portés à se former en groupes, éloignés des grands centres, et ils se livrèrent à la culture. De cette manière ils ont formé de nouvelles colonies, de nouvelles paroisses, et par là ils ont conservé leur langue et leurs coutumes, tellement que les Acadiens d’aujourd’hui parlent le français aussi universellement et aussi correctement que du temps de la fondation de la colonie. Pourtant ils étaient entourés par des races ne parlant que l’anglais; le commerce était entre les mains des étrangers, et malgré tout, ils sont restés français par la langue et par les mœurs. Lors de l’expatriation, on pensait avoir anéanti le nom acadien. Après les avoir exploités on a changé les noms des places qu’ils avaient habitées afin qu’il n’en restât aucun souvenir: car le nom acadien sera toujours un reproche pour ces persécuteurs. Toutefois, ce petit peuple existe encore; il vit de la vie de la foi catholique. Il existe comme peuple français, dans une colonie anglaise, et il prétend vivre encore d’après ses traditions et prendre sa place légitime parmi les autres races qui l’entourent. Maintenant il me reste à vous démontrer que l’agriculture qui a été notre salut national dans le passé le sera encore dans l’avenir. L’agriculture est l’unique appui de la religion, de la colonisation et de l’éducation. Sans l’agriculture elles sont destinées à végéter ou à périr. Je l’ai déjà dit, c’est l’agriculture qui soutient la religion, qui construit les églises et qui entretient le clergé; ôtez l’agriculture et la religion est perdue pour nous. C’est elle qui doit contribuer à l’établissement et au soutien de nos maisons d’éducation, de nos jeunes lévites qui se destinent au sacerdoce. C’est elle qui soutient nos couvents; je ne dirai pas nos collèges parceque nous n’avons pas l’avantage d’en posséder dans l’intention de la population acadienne, à l’exception du collège Saint-Joseph de Memramcook. C’est elle, en un mot, qui met à l’abri notre foi et nos intérêts religieux. C’est encore l’agriculture qui devra conserver notre langue et nos traditions. Un bien petit nombre de notre jeunesse, vue les difficultés à surmonter, peuvent se procurer une éducation française; il résulte de là que c’est dans la famille que la langue doit être conservée. Or, dans les villes, dans les chantiers, on n’y parle que l’anglais; il s’ensuit donc que c’est à la campagne, chez le cultivateur indépendant et maître de son terrain, que cet héritage précieux doit être conservé. Qui est-ce qui n’a pas admiré la franchise, la candeur, l’honnêteté, la simplicité, l’industrie, et le dévouement de nos cultivateurs acadiens? Qui est-ce qui n’a pas éprouvé sa bienveillance, sa politesse, son hospitalité proverbiale? Eh bien, je dirai, après un orateur distingué du Canada parlant du cultivateur canadien: *Le véritable type canadien ce n’est pas moi, c’est lui.+ Oui, le véritable Acadien, l’Acadien de mérite et le véritable bienfaiteur de l’Acadie, a toujours été le cultivateur et il le sera toujours. Donc, braves et courageux cultivateurs, soyez fiers de votre position, elle est noble, elle est digne. Ne rougissez pas du tout de votre visage, ni de vos mains rudes et usées par la hache, la pioche, la faulx ou la charrue. Sous ces dehors, que la classe instruite ou qui prétend l’être, regarde avec mépris et dédain, on trouve les vrais patriotes, les vrais citoyens, les vrais chrétiens. Aimez votre condition, elle est digne des plus beaux génies, des hommes les plus distingués. Attachez-vous au sol qui vous a vu naître et qui vous a nourris. Respectez ces terres arrosées par les sueurs et le sang de nos pères. conservez religieusement et scrupuleusement le patrimoine qui vous a été légué par nos aïeux. Améliorez vos terres, faites-les produire davantage par des améliorations que l’expérience nous dit d’adopter. Apprenez à vos enfants à bien cultiver, cultiver avec intelligence et discernement. S’ils voient que leur travail est récompensé, et il l’est toujours sur une terre bien cultivée, ils s’attacheront à la culture du sol et vous n’aurez pas la douleur de les voir s’expatrier, au lieu de les voir vivre et mourir à l’ombre de l’église paroissiale. Ne divisez, ne subdivisez pas des terres à peine suffisantes pour élever et entretenir une seule famille, en quatre ou cinq portions. Que le père adopte le plan suivi dans ma propre paroisse natale, paroisse de Saint-Louis, c’est-à-dire que la vieille terre fournisse les moyens pour coloniser, acheter et défricher de nouvelles terres qui seront une véritable acquisition pour l’avenir, et par là établir la famille. Dans mes colonies de Rogersville et d’Acadieville, j’ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs de mes compatriotes de l’île Saint-Jean; mais j’ai remarqué que c’était généralement des familles entières. Où sont nos jeunes gens? Pourquoi ne viennent-ils pas sur la grande terre s’emparer du terrain qui les attend? Les uns disent que c’est par le manque de courage, d’autres parceque la navigation, la pêche, etc., sont plus avantageuses. Quant à la première raison, je n’aime pas à l’entretenir, et croire que les Acadiens d’aujourd’hui sont trop peu courageux pour suivre l’exemple de leurs pères, qui ont été d’abord colonisateurs et qui sont maintenant de bons, d’intelligents cultivateurs. Tant qu’à la seconde, savoir que la navigation et la pêche sont préférables à l’agriculture, c’est faire injure à l’expérience des siècles et à l’intelligence ordinaire que de vouloir placer l’agriculture à ce degré d’infériorité. Si j’ai l’honneur de posséder votre confiance et d’être considéré votre véritable ami, et j’ambitionne cette faveur, laissez-moi vous engager fortement à vous attacher à la culture du sol. Emparez-vous des terres encore vierges, elles vous appartiennent comme premiers possesseurs du pays; elles vous sont offertes comme citoyens et sujets britanniques. Le drapeau qui nous abrite vous garantit la possession de vos propriétés, et par conséquent ne pas en profiter c’est manque de patriotisme, c’est ne pas être vrai Acadien. En terminant, laissez-moi vous signaler trois grands obstacles au succès dans l’agriculture. Le premier, c’est un certain système routier qui rend la culture ingrate et décourageante; c’est parceque l’on n’aime pas assez cette occupation que l’on ne prend pas assez de soin pour l’améliorer. Le second, c’est le luxe, c’est le penchant d’imiter la classe commerciale dans son mode de vivre. De là des dépenses au delà de ses moyens, des dettes contractées, des hypothèques non rachetées, des propriétés gaspillées et perdues. Mais le principal, c’est une grande complaisance dans des choses qui ne sont pas nécessaires à la vie, l’excès dans l’usage du thé, du tabac, mais particulièrement dans l’intempérance. Chers compatriotes, laissez-moi vous engager, vous exhorter, vous supplier au nom de Dieu, au nom de l’Église, de la patrie, de la société et de la famille, de vous tenir en garde contre ce terrible fléau. C’est, sans contredit, le fléau du siècle présent. Soyez donc sobres, laborieux et persévérants et vous ne manquerez pas de remplir la noble mission que la divine providence vous a confiée. C’est de vous, cultivateurs du sol, que l’Église attend ses succès et ses triomphes. C’est sur vous que l’Acadie a les yeux fixés, et la patrie a fondé sur vous toutes ses espérances.