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Monsieur le Président, Messieurs,
La question que nous avons maintenant à discuter est incontestablement d’une haute importance pour nous. L’adoption de l’une ou de l’autre fête proposée comme notre fête patronale influera grandement, je n’en doute pas, sur l’avenir du peuple acadien. Mais cette influence pourrait avoir, à cause des circonstances, des résultats peut-être bien différents, selon que notre choix tombera sur la Saint-Jean-Baptiste ou sur l’Assomption de la Très Sainte Vierge.
Pour faire un choix judicieux et acceptable, il me semble que nous devrions choisir une fête qui corresponde mieux que toute autre aux sentiments religieux de notre peuple, une fête que la dévotion populaire aurait déjà marquée et fait adopter en principe comme notre fête patronale. Que ce soit une fête qui se rattache par quelque côté à notre origine et à notre histoire, une fête que notre peuple aime déjà, qui soit déjà populaire et qui s’impose pour ainsi dire d’elle-même à notre choix. N’est-ce pas sur de telles considérations qu’on s’appuie ordinairement pour faire le choix d’une fête patronale?
La France chrétienne a chômé tour à tour la Saint-Denis, la Saint-Martin et la Saint-Louis comme fête patronale et nationale. Elle ne pouvait faire un meilleur choix. C’était ses propres fils qu’elle choisissait pour ses patrons, ses protecteurs; elle avait droit d’attendre de leur part une protection toute spéciale. Elle choisit aussi plus tard la Sainte Vierge comme sa patronne. C’est que, pour la France chrétienne et catholique, la Sainte Vierge a toujours été l’objet d’une dévotion particulière. Renum Galliœ, Regnum Mariœ, se plaisait-on à redire. Royaume de France, royaume de Marie.
Quand nos aïeux quittèrent la France pour venir fonder l’Acadie, l’Assomption de la Sainte Vierge était la fête nationale de la France. C’est sans doute cette fête qu’ils auraient choisie s’ils en avaient choisi une comme fête patronale de leur nouvelle patrie. La Sainte-Hedwidge est la fête patronale de la Pologne. C’est une fille de la nation, et le choix ne pouvait être plus heureux. L’on peut en dire autant, si je ne me trompe, de Sainte Elisabeth, reine du Portugal, ainsi que de Sainte Rose de Lima, dont la fête doit être chômée comme fête patronale du Pérou. L’Irlande chôme la Saint-Patrice comme sa fête patronale. Pouvait-on choisir pour patron un saint dont la mémoire fût plus chère au cœur des Irlandais que celle de leur grand apôtre? Pouvait-on adopter une fête qui eût mieux convenu aux sentiments religieux et patriotiques de ce peuple infortuné que la Saint-Patrice?
Et puisque c’est le temps pour chacun d’exprimer franchement ce qu’il pense relativement au choix qu’il nous incombe de faire à cette convention, je dirai que, au point de vue des rapports de convenance qui devraient exister entre le peuple et le saint qu’on lui choisit comme patron - le point de vue où je me suis mis en abordant la question - je ne trouve pas que le choix de la Saint-Jean-Baptiste comme fête patronale des Canadiens et qu’on nous propose d’adopter comme la nôtre ait été vraiment judicieux. Peut-être qu’à d’autres points de vue, le choix a été pour eux non seulement très judicieux, mais le meilleur, le plus heureux que l’on pût faire. Le serait-il également pour nous? Je verrais un rapport de convenance dans leur choix s’il était tombé, par exemple, sur la Sainte-Anne, ou peut-être sur la Saint-Laurent; mais pour la Saint-Jean-Baptiste je n’en vois pas, au moins, pas de rapport de convenance que le peuple canadien pût saisir sans effort. Il en serait autrement si au temps où le choix a été fait, la Saint-Jean-Baptiste était déjà une fête que le peuple aimait particulièrement à chômer, une fête vraiment populaire au Canada, ce qui était peut-être le cas. Est-elle une fête de ce genre-là en Acadie? Je ne pense pas qu’on puisse le dire, et à cause de cela je crois que la Saint-Jean-Baptiste prendrait difficilement comme fête patronale et nationale des Acadiens. Considéré comme modèle de la tempérance et des vertus qui s’y rattachent, le saint précurseur de Jésus-Christ est un excellent patron à choisir pour les sociétés de tempérance, et peut-être aussi pour les peuples en général, mais non pas, ce me semble, pour aucune nation particulière.
Que le choix de la Saint-Jean-Baptiste ait été ou non le meilleur que pussent faire nos frères du Canada, cette fête, comme fête nationale, ne nous conviendrait sous aucun rapport que je puisse voir. Loin de moi la pensée ou l’intention de blesser qui que ce soit par mes remarques. J’approuve ou je désapprouve suivant ma manière de voir, parceque la question sur le tapis m’en donne le droit et me fait un devoir d’exprimer franchement mes raisons et mon opinion à ce sujet.
Outre les raisons de convenance religieuse que j’ai alléguées, il est une autre chose, messieurs, qu’il ne faut pas perdre de vue si nous tenons à faire un choix qui convienne à notre nationalité. C’est l’idée même de nationalité. Nous voulons faire choix d’une fête nationale, n’est-ce pas? Eh bien, choisissons-en une qui soit distinctive de notre nationalité, une que notre peuple ne partagera avec aucun autre peuple, fût-il encore plus cher et plus sympathique au nôtre que ne l’est le peuple canadien. La conservation de notre nationalité, voilà le point important. Voilà l’objet que nous devons avoir particulièrement en vue dans le choix que nous allons faire. Or, après la langue maternelle, ce qui complète et accentue mieux que toute autre chose le caractère national d’un peuple, c’est sa fête nationale.
Notre nationalité est-elle distincte de celle des Canadiens? Notre histoire est-elle différente de la leur? Les Acadiens forment-ils un peuple distinct, quelque petit qu’il soit? Si oui, - et qui pourrait le nier? - choisissons-nous une fête qui nous soit propre. Ayons notre fête à nous, comme nos frères du Canada ont la leur. Nous pouvons être certains qu’ils ne trouveront pas à redire à notre choix, pourvu qu’il ne méconnaissent pas nos motifs. Ils diront plutôt que nous avons bien fait, c’est-à-dire, que nous aurons fait ce qu’ils ont fait eux-mêmes quand ils ont choisi leur fête. En le faisant, se sont-ils occupés d’autre nationalité que la leur? Se sont-ils occupés de nous? Non, parcequ’ils ont bien compris que c’était une question qui les concernait eux seuls, une question qu’il leur fallait régler purement au point de vue de leur propre nationalité.
Mais si notre nationalité est la même que la leur, si le peuple acadien n’est pas un peuple distinct, si notre histoire est leur histoire, alors, messieurs, nous n’avons que faire de discuter la question qui nous occupe présentement. Elle est déjà toute réglée pour nous. La nationalité canadienne étant notre nationalité, la St-Jean-Baptiste doit être notre fête nationale. Elle aurait déjà été choisie pour nous et nous ne pourrions en choisir une autre sans faire scission avec nos frères du Canada, sans diviser ce qui est supposé être un.
Mais le seul fait qu’on nous demande d’adopter la St-Jean-Baptiste pour notre fête nationale est une admission que nous sommes un peuple distinct, et que, malgré bien des traits de ressemblance, surtout malgré une commune origine, notre nationalité ne se confond nullement avec la nationalité canadienne. Si une même religion, une même langue et une même origine suffisaient pour effacer les traits caractéristiques des différentes nationalités, alors indubitablement les Acadiens et leurs frères du Canada ne formeraient qu’un seul et même peuple. Mais comme chacun sait, un caractère national très distinct peut se former à la longue en dépit d’une identité de langue, de religion et d’origine.
Voulez-vous savoir, messieurs, ce qui fait que le petit peuple acadien se distingue de tous les peuples de la terre, sans même excepter le peuple canadien? C’est parceque les circonstances qui se rattachent à son origine et qui ont entouré son existence sont différentes de celles qui ont formé le caractère national des autres peuples. Ouvrez son histoire et vous y trouverez le récit de ces circonstances. Ce sont les vicissitudes orageuses de son existence, jointes à son long isolement de la France et du Canada, qui ont formé sa physionomie nationale et qui le font reconnaître comme un peuple distinct au milieu de tous les peuples qui l’entourent.
L’objet que nous devons avoir en vue en nous choisissant une fête, ce n’est pas d’établir des relations plus intimes avec aucun autre peuple, mais c’est d’établir des relations plus étroites entre nous - entre nous-mêmes, messieurs, entre les membres épars de la grande famille acadienne. C’est pour nous connaître mieux, pour nous compter et pour supputer nos ressources et nos forces que nous voulons avoir une fête qui nous soit propre.
C’est pour nous permettre de nous réunir de temps en temps pour constater notre progrès intellectuel et industriel, pour nous encourager mutuellement et pour travailler ensemble à nous élever sous tous les rapports au niveau des peuples au milieu desquels nous nous trouvons à vivre. Nous ne choisissons pas une fête pour nous identifier avec aucun autre peuple, mais pour ajouter à notre nationalité quelque chose qui lui manque et dont elle ne peut se passer plus longtemps. En choisissant une fête que nous pourrons dire nôtre, nous voulons affirmer notre existence comme peuple distinct, ce que nous sommes en réalité. C’est pour fêter notre nationalité que nous tenons à avoir une fête qui nous soit propre, une fête vraiment acadienne; et certes, notre nationalité est bien digne d’une telle fête. La glorieuse victoire que nous avons remportée en triomphant de toutes les épreuves qui entravaient nos pas et menaçaient de nous anéantir comme peuple distinct mérite bien une fête pour couronne.
Voulons-nous, messieurs, nous allier avec les Canadiens de manière à ne plus être reconnus comme peuple distinct, mais comme ne formant qu’un seul et même peuple avec lui? Choisissons la Saint-Jean-Baptiste, fête nationale des Canadiens, comme fête nationale. Ce sera un grand pas vers ce but. Pour y arriver cette mesure sera d’autant plus efficace que la tendance vers l’unité nationale entre les deux peuples est plus grande et plus naturelle. En faisant cela, nous ferions un effort pour nous fusionner avec le peuple le plus ami, le plus sympathique à notre égard et le plus semblable à nous sous tous les rapports de tous les peuples de la terre. Si donc nous voulions réellement une fusion de nationalité avec un autre peuple, nous ne pourrions en faire une plus heureuse et plus avantageuse pour deux peuples que celle dont je parle ici. Voulons-nous, au contraire, conserver intègre notre nationalité et profiter en même temps d’un moyen efficace, unique, pour affirmer et affermir notre existence comme peuple distinct? Alors choisissons-nous une fête nationale et ne nous occupons en cela que de nous-mêmes. Nos relations avec nos frères du Canada n’en resteront pas moins cordiales. Pourquoi en serait-il autrement? Nous irons de temps en temps fêter la Saint-Jean-Baptiste avec eux, et ils viendront fêter l’Assomption avec nous. Une même religion, une même langue et une même origine nous tiendront unis comme nous l’avons toujours été. Nous serons encore unis par un autre point de vue, au point de vue d’une politique élevée bien au-dessus de celle des partis - au point de vue où nous, Canadiens-français, Anglais, Écossais, Irlandais, sommes tous unis ensemble par les liens de la grande confédération canadienne.
En choisissant la Saint-Jean-Baptiste pour notre fête patronale, nous ferions à la vérité un grand pas vers une fusion des deux nationalités, mais la tendance que nous donnerait cette démarche est une tendance qui n’aboutirait peut-être jamais, car ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, ce sont les circonstances qui forment les physionomies nationales. Ce n’est rien qui dépend d’un acte de volonté ou du libre choix d’un peuple. La formation ou un changement de caractère national peut requérir des siècles pour arriver à terme. Ainsi, quand bien même il serait désirable de nous allier avec nos frères du Canada de manière à faire disparaître dans le cours des temps les traits qui nous distinguent maintenant, nous entreprendrions une tâche qu’il n’est pas dans l’ordre des choses d’accomplir de la manière proposée. Il nous faudrait déjà avoir le même caractère national pour chômer la même fête nationale. Pour le présent au moins, il me semble que la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale serait pour nous quelque chose d’anormal, quelque chose qui ne serait pas adapté au but, qui ne correspondrait pas à notre nationalité, à notre état actuel.
Choisissons plutôt la Sainte Vierge Marie pour notre patronne, puisque, comme on l’a si éloquemment démontré, nous ne pourrions faire un choix qui pût mieux convenir que celui-là au sentiment religieux des Acadiens. En elle notre peuple a mis toute sa confiance; et elle a été sa protectrice et sa consolatrice au milieu des dangers et des épreuves qu’il a eu à traverser. Pour les peuples comme pour les individus, Marie n’est jamais invoquée en vain. Et entre toutes les fêtes de la Sainte Vierge, incontestablement c’est l’antique Assomption, la fête patronale de nos aïeux, qui nous convient le mieux sous tous les rapports comme fête patronale et nationale.