Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1881 - p27-34

Année
1881
Titre de l'article
Discours d'ouverture
Auteur
Pierre-Amand Landry
Page(s)
27-34
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
MESSIEURS, Je dois des remerciements sincères à mes compatriotes pour le très grand honneur qu’il me font de présider la première convention acadienne, comme je leur en dois pour bien d’autres faveurs encore. La position est honorable assurément, mais elle est aussi onéreuse. Parmi les nombreux devoirs qui m’incombent se trouve naturellement celui d’ouvrir la présente séance par quelques remarques de circonstance. Je le fais avec plaisir, Messieurs, mais non sans crainte; car, j’ai à cœur le plein succès de notre première convention, et pour cette raison j’aurais aimé que l’ouverture s’en fût faite par un homme sur qui l’expérience de qui l’on pût sûrement compter, et dont les talents fussent à la hauteur d’une pareille charge. Cependant, Messieurs, en toute humilité, je suis heureux de me constituer votre serviteur et de faire mon possible pour contribuer au succès de nos premiers efforts dans l’organisation d’une convention générale, sachant bien que l’heureuse issue de nos premières démarches comptera pour beaucoup dans les organisations analogues et subséquentes. Comme président, je m’empresse de saluer, au nom du comité de régie, cette nombreuse assemblée de nos compatriotes qui m’entoure, et de souhaiter la plus cordiale bienvenue à tous les amis présents qui n’appartiennent pas à notre petite famille. Les uns par l’empressement avec lequel ils sont venus ici démontrent que le sentiment du patriotisme est profondément gravé dans le cœur; les autres, par leur présence, nous font foi de leur sympathie et de leur dévouement. Tous constatent que le besoin d’une telle réunion est bien senti et apprécié. Les organisateurs de la présente réunion l’ont compris, l’enthousiasme avec lequel l’annonce de notre convention fut acclamée par nos compatriotes démontre amplement que le réveil national est complet, et qu’il ne nous reste plus qu’à bien savoir tirer parti de ces bons sentiments fraternels pour recueillir de ce mouvement patriotique tout le bien que nous avons droit d’en attendre. Or, Messieurs, pourquoi sommes-nous réunis ici aujourd’hui? pourquoi cet appel fait aux Acadiens-Français de se constituer en assemblée délibérante dans la florissante paroisse de Memramcook? Pourquoi ces invitations aux étrangers de vouloir bien venir nous seconder en nous faisant prêt de leur longue expérience et de leur sagesse? Nous n’avons en vue qu’un seul but, qu’une idée à réaliser dans les procédés de ce jour; ce but, Messieurs, cette idée c’est le progrès des Acadiens-Français du Canada; c’est l’avancement de notre race. Pourrait-on demander si, comme Acadiens, nous avons besoin d’efforts spéciaux pour faire que notre avancement et notre progrès soient de niveau avec l’avancement et le progrès des populations qui nous entourent? Reconnaissons-nous que sous le rapport de l’éducation nous sommes en arrière? Avons-nous songé que nos voisins d’autre origine sont dans un état plus prospère que nous, que nous sommes en quelque sorte leurs serviteurs? Oui, Messieurs, ces choses nous sont connues. Et, comme le médecin qui est appelé à traiter un malade s’applique d’abord à bien connaître les causes de la maladie avant de prescrire le remède, de même aussi nous devons bien connaître les raisons, les causes qui nous ont retenus dans cet état d’affaissement, afin d’aviser aux moyens de les faire disparaître. Voilà donc pourquoi nous nous sommes réunis. Nous avons voulu étudier de près, et tous ensemble, les causes de notre malheureux retard dans le progrès matériel, et général, de notre patrie. L’histoire nous enseigne que nos pères en arrivant sur les bords de l’Acadie possédaient toutes les qualités requises pour assurer le succès et le bonheur dans cette vie: leur courage dans les difficultés, leur patience dans l’épreuve, leur dévouement et l’héroïsme à défendre ce qui leur était cher, sont loin de donner le démenti à l’histoire. Et nous, leurs descendants, aurions-nous perdu ces belles qualités qui les distinguaient? Nous affirmons que non; nous affirmons que nous sommes les héritiers de leurs vertus et de leur héroïsme. Avec ces dispositions naturelles et la connaissance de nos besoins, n’est-il point temps que nous fassions de plus grands efforts pour mieux étudier notre condition présente et prendre avantage des ressources à notre disposition pour améliorer notre état? Nous reconnaissons l’infériorité de notre position actuelle, nous voulons en étudier les raisons; nous nous reconnaissons une louable ambition de sortir de l’oubli, nous voulons mettre à profit pour atteindre ce but les expédients que peuvent suggérer la prudence et la sagesse. Nous voulons dans cette réunion d’aujourd’hui nous rappeler les malheurs de nos pères afin de mieux apprécier leurs triomphes, mieux sentir nos gloires, et par là, nous affermir dans nos légitimes aspirations pour l’avenir. Leurs triomphes, Messieurs, c’est d’avoir traversé en héros des jours de deuil et d’épreuves sans parallèle dans l’histoire moderne; nos gloires sont d’avoir fidèlement conservé la foi de nos ayeux [sic?] et d’être restés fidèles, en grandissant, à leurs traditions et à leur langue, cette belle langue des Jean Racine et des Pierre Corneille, des Fénélon et des Bossuet, que n’a pu détruire ou nous enlever, que dis-je? qu’a pu à peine affaiblir un tant soit peu le contact incessant d’un idiome qui aurait dû cent fois nous rayer de la liste des Français par mœurs et coutumes. Nous voulons célébrer ces faits historiques afin de les perpétuer. Nous voulons utiliser ces beaux sentiments fraternels que l’on trouve partout chez les Acadiens; et, en nous faisant nous fréquenter plus souvent, nous faire mieux connaître les uns les autres, et, par là, cimenter l’union qui existe déjà. Nous sommes les descendants d’un petit peuple qui fut autrefois vaincu, dispersé, spolié d’une manière atroce et honteuse; comme race vaincue, nous nous étions habitués à nous méfier de nos capacités et de nos ressources, à marcher le front courbé et à nous estimer incapables de disputer de talent et de mérite avec nos voisins plus fortunés. Nous voulons par cette convention supputer notre nombre, calculer nos ressources, constater que comme sujets loyaux d’une bonne et gracieuse Reine, nous vivons dans un pays libre, privilégié, où il est permis à tous d’aspirer aux plus hautes positions et d’atteindre le plus haut degré de l’échelle sociale et politique. Nous voulons développer ce sentiment patriotique qui est le plus bel héritage d’un cœur français, notre héritage par excellence. Nous voulons affirmer et faire mieux apprécier le beau caractère de la famille acadienne. C’est au moyen de conventions et de réunions fréquentes que nous pourrons, dispersés comme nous le sommes, nous mieux connaître et nous entr’estimer de plus en plus; c’est ainsi que l’espérance, presque perdue dans l’ombre où nous tenaient tout dernièrement encore de fâcheuses circonstances, se ravivera au cœur de notre bonne population. C’est par l’union que notre influence se fera sentir et que nous pourrons par des moyens légitimes faire grandir nos intérêts nationaux, industriels et sociaux. Et, Messieurs, je vous le demande, sont-ce des aspirations légitimes que de vouloir pour notre race si longtemps ignorée, la faire sortir de cet oubli et la voir prendre son rang d’égalité au milieu des populations qui nous environnent. Est-ce un but qui mérite notre attention que celui d’améliorer la condition de notre bon peuple acadien? Et oui, mille fois oui. Qui de nous ne se réjouit pas à la vue de tout ce qui contribue à notre avancement? Qui de nous ne s’est pas senti battre le cœur de joie en étant témoin des succès et des triomphes de quelqu’un des nôtres? La grande majorité de ceux qui m’entourent ont eu le plaisir de voir de temps à autre, chaque année, les belles démonstrations qui ont lieu au bon Collège St-Joseph; plusieurs ont suivi de près et avec bonheur le progrès qui se fait tous les ans au zélé Collège de St-Louis. Combien n’ont pu retenir leurs larmes à la vue de nos jeunes garçons acadiens figurant avec avantage dans les différents rôles qui leur étaient assignés? Ces larmes, Messieurs, cette vive émotion, ces soupirs qui faisaient gonfler votre poitrine, étaient le tribut que vous payiez à la régénération acadienne. C’était le bonheur qui vous faisait pleurer, et ces pleurs faisaient honneur à votre race, à votre cœur de Français. Mais, me dira-t-on peut-être: nous ne verrons jamais le jour où nous jouirons d’une aussi grande aisance que nos voisins; nous ne serons jamais les égaux des Anglais en positions influentes, en autorité, en pouvoir. - Messieurs, il est assurément permis de douter que la seule présente convention puisse réduire à néant ces objections du reste mal fondées, et qui ne devraient, ce me semble, se trouver que dans la bouche d’un lâche. Mais, Messieurs, où est l’Acadien, jeune ou vieux, qui ne ferait pas des sacrifices, qui ne serait pas décidé à souffrir la contrainte et la violence, si, par là, il était sûr de léguer à la génération suivante, à ses enfants et aux enfants de ses frères une destinée plus brillante, plus élevée que la sienne? Si notre vie est trop courte pour que nous puissions recueillir pour nous-mêmes toute le bien que ce mouvement patriotique a en vue, ce n’est pas une raison pour nous faire hésiter dans la marche du progrès. Nos dernières heures ne seront pas plus amères pour avoir travaillé au service de la patrie; pour avoir jeté la semence d’un fruit que nous ne serions pas destinés à récolter, mais qui serait pour nos descendants comme un monument de notre patriotisme, de notre dévouement et de notre générosité. Nous ne serions pas les dignes descendants de ces héros acadiens qui ont tout sacrifié, tout souffert pour nous transmettre intacte la liberté civile et religieuse qu’ils chérissaient tant, si nous pâlissions devant les difficultés, si nous hésitions à faire le bien parceque nous ne sommes pas certains d’en retirer tous les fruits pendant notre vie, parcequ’il en resterait à nos enfants. Il ne serait jamais exigé de nous, espérons-le, de souffrir pour nous maintenir comme peuple ce qu’ont souffert nos pères. Leur race vit encore pourtant. Leurs noms sont transmis à la postérité. Leurs descendants grandissent et se fortifient tous les jours, conservant leurs traditions, parlant leur langue, aimant encore l’ancienne mère-patrie, chérissant le souvenir de leurs ancêtres, pratiquant surtout la foi qu’ils ont maintenue même au prix de leur sang. - Si nous aimons, Messieurs, à nous rappeler toutes ces choses, ce n’est pas pour exciter un faux enthousiasme ou pour échauffer outre mesure les imaginations, mais pour nous faire supporter nos fatigues et nos sueurs avec plus de patience, mieux apprécier la liberté dont nous jouissons maintenant, nourrir des sentiments de paix et d’union avec tout le monde. La paix et l’harmonie règnent, en effet, au sein de la grande famille confédérée, malgré la différence des idiomes et des religions: que tous prêtent leur concours pour perpétuer cet état de choses. Comme partie distincte pourtant, de la population, comme Acadiens, nous avons des traditions, des coutumes, des aspirations qui nous sont propres. Nous sommes un peu en arrière encore sous plusieurs rapports et ce retard nous avait bien des fois considérer et traiter en inférieurs. Involontairement nous avons quelquefois contribué non seulement à faire croire à nos voisins d’autre origine qu’ils sont supérieurs à nous, mais encore à nous abuser nous-mêmes sur cette idée. L’éducation nous a fait défaut jusqu’ici. Nous ne nous sommes pas assez empressés de nous emparer du sol, et nous n’avons pas assez encouragé la colonisation. Nous permettons trop facilement à nos frères de s’expatrier, de s’éloigner du berceau de l’Acadie, pour aller comme de vils mercenaires dépenser leurs forces, épuiser leur santé au service d’un étranger. Nous n’apportons pas assez de soin à la culture de nos champs. Nous ne donnons pas assez d’encouragement à notre journal français, ce messager si fidèle et qui nous sert si bien. Voilà, Messieurs, autant de plaies qui nous retiennent dans une espèce de débilité regrettable, qui nous empêchent de marcher d’un pas aussi certain que nous le voudrions, qui menaçaient de devenir incurables avant 1864; plaies que nous aurons à étudier attentivement afin de les cicatriser; dangers que nous aurons à ausculter afin d’y appliquer le remède convenable. La convention de 1881 commencera ce travail important, indispensable, et chaque assemblée subséquente qui se fera dans le même sens, chaque nouvelle convention sera comme un baume plus efficace appliqué par des médecins d’une plus grande expérience parcequ’ils auront vieilli au service de notre chère Acadie en pleine voie de convalescence. À chaque page de notre histoire nous pouvons trouver de quoi admirer et nous rendre fières. Comme race nous ne cédons en rien à nos co-sujets anglais quant aux qualités qui constituent le bon citoyen et le bon chrétien. La Divine Providence nous a doués d’autant d’intelligence, nous sommes leurs égaux en force physique, en courage, en probité, en hospitalité, en franchise et en héroïsme. Il ne nous manque que les mêmes opportunités de développer ces dons naturels pour pouvoir rivaliser avec eux sans aucun désavantage. Le temps des persécutions est passé et celui de l’oubli, de l’isolement, touche à son terme. La spoliation de 1755 nous laissait disséminés et errants, sans ressources. À force de travail, de patience et de persévérance et aidés de la foi vive dont nous avons hérité de nos pères, nous avons réussi à sortir de ce dénuement complet. Par une frugalité extraordinaire nous avons pu nous emparer d’un peu du sol que nous avaient dérobé nos vainqueurs. Mais le désavantage où nous avaient plongés ces malheurs nous a retenus longtemps incapables de nous procurer l’éducation dont jouissaient les fils de nos vainqueurs. Peu à peu, cependant, cet état de choses s’est amélioré, et aujourd’hui nous pouvons constater un progrès réel et contempler un avenir brillant. Notre nombre aux Provinces Maritimes après *le grand dérangement+ n’excédait pas dix mille et le tout était composé de petits groupes cachés dans les bois et ignorant l’existence des uns et des autres. Aujourd’hui nous comptons plus de cent mille âmes. Autrefois nous n’étions représentés en rien, aujourd’hui on en compte de notre nombre dans bien des positions élevées et influentes. Dans notre province nous avons huit ou dix prêtres acadiens, un Acadien à la chambre des Communes, trois Acadiens à la chambre locale, deux shérifs, quatre avocats, cinq médecins, un inspecteur d’écoles, un professeur à l’école normale, un grand nombre de juges de paix, d’instituteurs, et plusieurs dans le service civil. L’Ile du Prince-Édouard compte deux dignes Acadiens à la chambre locale dont un est ministre de la Couronne et l’autre a déjà occupé avec honneur la position distinguée d’orateur de la chambre. À la Nouvelle-Écosse ils ont aussi deux Acadiens en chambre. Ce fut mon plaisir dernièrement de visiter la belle Baie Sainte-Marie et j’y trouvai là des frères qui nous étaient jusqu’alors presqu’inconnus. Cependant je ne fus pas plus tôt au milieu d’eux que je me crus dans ma paroisse natale. Même langage, même hospitalité, même mœurs, mêmes usages, mêmes noms et mêmes aspirations. J’y rencontrai tout ce qui peut réchauffer le patriotisme et je me suis dit: pourquoi ne pas utiliser ces sentiments mutuels d’amitié et d’estime? De cette sympathie morale qui existe maintenant chez nous, Acadiens, ne manquons pas de retirer un appui réel en nous tendant la main dans l’exécution des œuvres qui concernent nos intérêts généraux. J’ai vu, pendant ce voyage entrepris dans l’intérêt de la présente convention, une jeunesse intelligente, sympathique, active et énergique, et je n’ai pu m’empêcher, je vous l’avoue, de me livrer à de sombres pensées sur la privation dont souffrent ces jeunes gens, cette belle paroisse et la patrie en général par défaut d’un collège au milieu d’eux. Il n’y a pas même une académie, pas même une école supérieure dans un village des mieux situés, des plus beaux et des plus prospères sous le rapport matériel. Et pourtant il me semble y avoir interprété un sentiment bien accentué de la part de ces bons habitants pour une maison d’éducation où la jeunesse pourrait puiser les connaissances qui lui permettraient de se mettre au niveau de ses voisins, où surtout la langue de leurs pères pourrait être enseignée. Ici encore je me suis demandé pourquoi nous, habitants de Memramcook et de Kent, qui avons le bonheur de posséder deux excellents collèges, pourquoi, dis-je, ne pourrions-nous pas tendre une main secourable à nos frères de la Nouvelle-Écosse en les aidant à se procurer ce qu’ils désirent si ardemment? La chose leur paraît comme elle nous apparaissait à nous il y a moins de vingt ans, c’est-à-dire plus difficile qu’elle ne l’est en réalité. Il y a là assez de jeunes gens de bonne volonté qui désirent ardemment s’instruire, assez de braves pères de famille qui voudraient seconder leurs enfants dans ce noble but de dévouement à la patrie, assez de ressources, en un mot, pour maintenir une florissante maison d’éducation. Et, Messieurs, permettez-moi de vous le dire, la présente convention n’eut-elle pour résultat que de donner l’élan à une aussi noble entreprise, nous devrions nous féliciter d’avoir obtenu un succès dont les bienfaits seraient incalculables, et dont la mémoire descendrait aux futures générations.