Les Acadiens et la France

Journal
Année
1898
Mois
6
Jour
9
Titre de l'article
Les Acadiens et la France
Auteur
Edouard Richard
Page(s)
3
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
LES ACADIENS ET LA FRANCE (De la “Revue des Deux-Frances”) L’Angleterre a été coupable de bien des actes inhumains envers les peuples qu’elle a soumis, mais il n’en est pas un seul qui puisse être comparé à celui de la déportation des Acadiens. Aux Etats-Unis, il n’est aucun fait historique plus connu que cette déportation des Acadiens. Le sort de ces malheureux exilés, arrachés de leurs paisibles demeures, dépouillés, jetés sur toutes les plages du continent américain; de ces mères, de ces enfants éplorée, séparés les uns des autres, retenus captifs pendant de longues années (8 ans), réduits à l’abjecte misère et qui, pour le grand nombre, ne purent jamais se retrouver, se réunir, est un des faits les plus navrants que conte l’Histoire. Aussi, il a été la source féconde à laquelle se sont inspirés les littérateurs des Etats-Unis. C’est de ce drame poignant que Longfellow a tiré son poème d’ “Evangeline” qui a été la sanction et le couronnement de sa gloire; c’est par lui qu’il s’est placé au premier rang parmi les poètes de son pays. Son poème est dans toutes les mains. Il n’est pas un enfant de 15 ans, qui ne puisse eu résister des pages entières. C’est pour leur attachement à la France que ces Acadiens ont subi ces malheurs. C’est pour ne pas être exposés â combattre contre leurs compatriotes qu’ils ont, pendant 50 années refusé de prêter serment d’allégeance à moins qu’il ne fut stipulé qu’ils seraient exemptes de porter les armes contre les Français. Ceux qui, après un long exil, retournèrent dans leur chère patrie, furent traités en parias, privés des droits politiques. Dans l’espoir de les noyer, de les dénationaliser, il ne leur fut pas permis de se grouper. Chose étrange! rien de tout cela n’a réussi. Après un siècle et demi ils sont encore Français de langue et de sentiments. Et cependant, qui, en France, connaît les phases de ce drame douloureux, cette fidélité du souvenir! Qui s’y intéresse! N’y a t-il pas là un oubli inexcusable, une légèreté de conduite qui atteint l'honneur même de la France? Ces évènements devraient être connus de tout Français. La peinture, la sculpture, la poésie, le théâtre, auraient dû les reproduire et leur donner l’immortalité qui leur appartient, ne fut-ce que pour reconnaître cette fidélité du souvenir, cette ardeur de patriotisme qui rien n’a pu rebuter. Combien sont coupables et combien grande est la responsabilité de ces potentats qui, ne se donnant pas la peine de rendre leurs colonies fortes et prospères, sacrifient leurs sujets aux angoisses et aux humiliations du joug étranger! Quand on songe aux folies, aux extravagances, à l’incurie des rois de France au siècle dernier, à la perte de ce beau patrimoine qu’ils avaient en Amérique, à la vivacité du sentiment français chez ceux qu’ils ont sacrifiés, il nous vient aux lèvres des paroles de malédiction contre les auteurs de tous ces maux, contre ceux qui, d’un cœur léger, ont compromis l’avenir de la France. Elle possédait toute la région du golfe, le Maine, le bassin du lac Champlain, la vallée du St Laurent, les contrées que baignent les Grands lacs, la vallée du Mississippi. En un mot, les trois quarts de ce beau continent, aujourd'hui si florissant, étaient à la France ou devaient lui échoir par accession. Une partie a été abandonnée et l’autre, la Louisiane, sacrifiée pour un plat de lentilles. C’est, très probablement, de cette conception de grandeur perdue, d’avenir compromis, de torts infligés à de loyaux enfants de la France, qu’est née l'idée de fonder cette “Revue des Deux Frances,” avec l’espoir de réparer dans une certaine mesure les fautes du passé, ou au moins pour témoigner du repentir et de la reconnaissance envers les victimes de cette incurie et de cet abandon Tout n’est pas perdu. Ce groupe de compatriotes que des Français ont laissé se débattre contre des maîtres qui furent longtemps des oppresseurs, a droit qu’on s’occupe de lui, qu’on s’intéresse à son sort, qu’on le soutienne, qu’on l’initie aux goûts et aspirations, et à tout ce qui compose le patrimoine intellectuel. L’intérêt, d’accord avec le devoir et les sentiments, le veut ainsi. Que l’on juge par les faits suivants de ce qu’aurait pu accomplir la France en Amérique, au moyen d’une politique raisonnée de colonisation et d’expansion. On estime que de 1604, date de la fondation de Port-Royal, à la prise de Québec, en 1759, il n’est passé de France au Canada qu’environ 6,000 personnes. Aujourd’hui, la population française issue de cette poignée de colons s’élève, tant au Canada qu'aux Etats-Unis, à plus de 2,700,000 âmes. En Acadie, (Nouvelle Ecosse et Nouveau Brunswick), le résultat est encore plus surprenant. La population acadienne, réduite cependant de moitié par la grande mortalité, conséquence de sa déportation dans des climats chauds et malsains, et de l’encombrement à fond de cale dans les vaisseaux qui transportaient ces malheureux, est aujourd’hui d’environ 300,000 âmes, dont 130,000 dans l’ancienne Acadie, environ 100,000 dans ta Province de Québec, 50,000 en Louisiane, le reste fondu et noyé dans les lieux de leur exil. Toute cette population tire son origine d’environ 50 familles qui s’établirent en Acadie de 1604 à 1700. Que l’on juge par là ce qu’aurait produit une politique intelligente et raisonnée! Ce chiffre de 6,000 colons en un siècle et demi est dérisoire. Il était facile d’en faire passer 50,000 dans le même temps, ce qui n’eut été qu’en moyenne 300 par année; et avec cela, se basant sur les résultats acquis, il y aurait aujourd’hui on Amérique, une population française de 20,000,000 d’habitants, et en réalité bien davantage, puisqu’alors la France eut sûrement conservé sa colonie, et qu’au groupe initial se fut ajouté l’émigration ininterrompue d’un siècle et demi. L’histoire de la Nouvelle France est des plus captivantes. On y rencontre une série de faits de valeur, d’endurance et d’héroïsme tels, qu'il suffit d'un moment de réflexion pour se convaincre que ceux qui, un contre seize, toujours imparfaitement soutenu par la métropole, purent pendant si longtemps soutenir la lutte avec succès contre leurs adversaires, n'eussent jamais succombé à nombre égal ou même un contre trois. Et que l’on ne dise pas qu’il était impossible ou même difficile de provoquer un courant d'émigration plus considérable vers le Canada, car nous savons que dans un accès de zèle, Colbert, aidé de l’intendant Talon, réussit à y diriger plus de colons en quatre ou cinq années, qu’il ne s’y établit pendant tout le règne de Louis XIV. Ces Acadiens exilés, où se réfugièrent-ils? En France, Belle-Isle-en-Mer est en partie peuplée d’Acadiens. Un autre groupe s’établit à Cenan. Archiguy, Bonneuil-ma-Tour et Maillé, près de Châtellerault dans le Poitou, mais pour le plus grand nombre, ils émigrèrent vers 1686 en Louisiane. Pendant trente années, la France, l’Angleterre et l’Amérique du Nord furent témoins du spectacle navrant de ces malheureux Acadiens, traînant leur misère d’un endroit à un antre, à la recherche de parents disparus. Les écrivains anglais supposaient que le gouvernement de la métropole avait ordonné cette déportation, et comme le sentiment national les portait à disculper ou à atténuer la crime et que d’un autre côté aucun document ne prouvait l’insoumission des Acadiens, il arriva que les historiens tirent graduellement silence sur la question. Le fait est que les documents connus étaient rares. Le plus grand nombre, le fait est maintenant prouvé, furent détruits par les auteurs mêmes de la déportation. Dans mon ouvrage : l’Acadie— reconstruction d’un chapitre perdu de l’histoire—j’ai recherché la lumière. C’était en effet un chapitre perdu mais ici comme ailleurs, la vérité finit toujours par triompher et il appartenait à un Acadien de la sortir de son puits. Si les documents avaient été détruits à Halifax, il n’en avait pas été de même à Londres C’est là que furent trouvées de nombreuses requêtes émanant de citoyens d'Halifax, se plaignant de la tyrannie de Lawrence, le gouverneur de la Nouvelle Ecosse, l’accusant de cruautés, d'exactions, et notamment d’avoir vendu et détourné à son profit le bétail des Acadiens après leur départ pour l’exil. Ce bétail étant estimé à 120,000 têtes, on comprend qu’il y avait là un joli coup de filet pour ce tyran. Le motif de la déportation se trouvait par là révélé. Si on ajoute à cela que les conseillers de Lawrence se votèrent chacun 20,000 acres des terres des Acadiens, on a la preuve absolue et complète de l’odieux forfait. Les plaintes des citoyens d’Halifax, n’eurent pas de suite, probablement parce que Lawrence mourut subitement sur ces entrefaites, en 1761, et voilà pourquoi peut-être, le mystère qui voilait cette tragédie n’a jamais été expliqué. EDOUARD RICHARD.