L'expulsion des Acadiens (suite)

Journal
Année
1896
Mois
4
Jour
16
Titre de l'article
L'expulsion des Acadiens (suite)
Auteur
Placide P. Gaudet
Page(s)
3
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
L’EXPULSION DES ACADIENS (Suite) La pièce qu’on va lire eut extraite de la troisième édition d'Un Pèlerinage au Pays d'Evangéline, et voici ce qu’en dit M. l’abbé Casgrain : “Je laisse maintenant l’abbé Daudin, euré d’Annapolis raconter lui-même les événements qui précédèrent immédiatement la déportation. “Ce récit extrêmement curieux, est extrait d’un manuscrit tout à fait inconnu, provenant de la bibliothèque de M. de Malesherbes, et appartenant aujourd’hui à M. le marquis de Bassano, qui a bien voulu le mettre à ma disposition. Je le reproduis presque en entier, à cause de son originalité.” Je tiens à faire remarquer en passant que M. Edouard Richard n’avait pas apparemment pris connaissance de ce précieux document, lorsqu’il a écrit son beau livre. Il l’eut trouvé cependant dans la seconde édition d’Un Pèlerinage au Pays d’Evangéline. M. Richard nous dit qu’il aurait été content de connaître la date exacte de l’enlèvement des missionnaires de Port-Royal et des mines, qui est un point important pour son plaidoyer. Il dut se contenter des données de l’abbé LeGuerne qui fixe erronément cette date vers mi-juillet. “Depuis le mois d’octobre 1754, dit l’abbé Daudin, le gouvernement anglais a fait entrevoir aux habitants de l'Acadie en la Nouvelle-Ecosse une conduite bien différente de celle qu’on avait tenue envers eux jusqu’alors, ce qui donna occasion aux dits habitants de soupçonner quelque de sinistre, et en effet il ne se sont point trompés; on ne répondait plus à leurs requêtes, on ne rendait plus de justice; pour un oui ou pour un non, la prison servait de réponse, on ne parlait aux habitants que pour leur annoncer leur désastre futur et prochain; on leur disait qu’on les ferait esclaves, qu’on les disperserait comme les Irlandais; bref tout leur annonçait la destruction de leur nation; on ne parlait que de brûler les maisons et de ravager les campagnes. Cependant les habitants ne se sont point découragés, et ont cultivé mieux que jamais leurs terres; les plus abondantes moissons qu’on ait jamais vues dans le pays le prouvent assez; ils ont eu seulement recours à la prière, qui est la seule arme qu’ils aient employée contre les Anglais.... . . . .“(Après la prise du fort de Beauséjour), ils (les anglais) affectèrent décommander les habitants, les dimanches et les fêtes, pour aller au fort aiguiser tous leurs instruments de guerre, en leur disant que c’était pour les détruire, après qu’ils auraient coupé par morceaux leurs frères réfugiés chez les Français. “Cet appareil commençait à répandre l’alarme dans des habitants qui ne voyaient aucun secours pour seconder l’envie qu’ils avaient de se défendre. Le courage et le zèle ne manquaient point, mais ils ne voyaient aucune apparence de secours. (Ceux des mines) apprirent, la veille de la Saint-Jean Baptiste, que le fort de Beauséjour était pris, et dès lors ils commencèrent à pleurer leur sort, prévoyant bien l’extrémité a laquelle on les réduirait dans la suite. “Quelques jours après la nouvelle de la prise de Beauséjour, le gouvernement envoya un ordre au commandant (a) du fort de Pigiguit de former plusieurs détachements pour aller pendant la nuit enlever les armes offensives et défensives aux habitants du lieu des Mines et de la Rivière-aux-Canards, ce qui a été exécuté, [dans la nuit du douze au treize juillet], et le lendemain on leur signifia un ordre de s’assembler pour députer et envover soixante et dix de leurs chefs à Halifax pour répondre aux questions qu’on devait leur faire. Ils se conformèrent à l’ordre et partirent le surlendemain [lundi 14 juillet pour se rendre auprès du gouverneur (b). Après leur départ arriva un ordre à Annapolis Royale qui fut signifié le dimanche, six juillet, à la porte de l’église, après la messe paroissiale, lequel ordre enjoignait à tous les habitants de porter leurs armes au fort, et qu’ils eussent à s’assembler pour nommer trente députés qui iraient incessamment joindre à Hal.fax ceux des Autres paroisses; dès le lendemain les armes ont été portées, et les députés ont parti le mercredi ensuite (16 juillet). Après leur départ, on a demandé les canots, qu’on a fait brûler. “Lorsque les députés de toutes parts furent rendus au nombre d’environ cent, on les fit comparaitre (le 25 juillet) devant le conseil du roi du roy où on leur signifia d’abord qu’on ne voulait d’eux ni propositions ni explications. Ceux d’Annapolis voulurent montrer leurs privilèges accordés par la reine Anne et ratifiés par le roy régnant, mais inutilement, le gouverneur leur répondit qu’il ne voulait d’eux qu'un oui ou un non. Il leur fit la question suivante qui est des plus simples : Voulez-vous ou ne voulez-vous pas prêter serment au roy de la Grande Bretagne de prendre les armes contre le roy de France son ennemi? La réponse ne fut pas moins laconique que la question. Puisque, dirent-ils, on nous demande qu'un oui ou un non, nous répondons tous unaniment non, ajoutant seulement que ce qu’on exigeait d'eux allait les dépouiller de leur religion et de tout. “A l’instant le gouverneur donna ordre de les transporter sur une petite île (l’île George), environ à la portée d’un boulet de canon d’Halifax, oû on les conduisit comme des criminels, et ils demeuré jusqu'à la fin du mois d’octobre (c), nourris d’un peu de mauvais pain et abreuvés de très mauvaise eau, privés de la liberté de recevoir aucun secours de personne, comme de parler à qui que ce fût. “Le gouverneur s’imaginait que cette dureté amollirait le courage de ces généreux confesseurs, mais il ignorait la grâce qui faisait leur force; il les trouvait toujours aussi fermes que jamais. Il prit la résolution de se transporter en la dite île avec un nombreux cortège, suivi de tous les instruments de supplice pour essayer d'amollir leur courage à la vue de ce spectacle; il se les fit représenter au milieu de cet appareil de tyran, et leur demanda s’il persistaient dans leurs réponses. L’un d’entre eux répondit que oui et plus que jamais, qu'ils avaient Dieu pour eux et que cela leur suffirait. Le gouverneur tira son épée et lui dit : Insolent, tu mérites que je le passe mon épée au travers du corps. L’habitant, loi présenta sa poitrine en s'approchant de lui, et lui dit : Frappez, monsieur, si vous l'osez, je serai le premier martyr de la lande : vous pouvez bien tuer mon corps, mais vous ne tuerez pas mon âme. Le gouverneur dans une espèce de furie demanda aux autres s'ils étaient du même sentiment que cet insolent qui venait de répondre; tous par acclamation s’écrièrent : Oui, monsieur, oui, monsieur! etc. Le gouverneur se retira tout dépité de son mauvais succès qui le couvrait d'autant plus de honte et de confusion qu’il avait avancé qu’il viendrait bout de réduire ces mutins. Il prit sans doute dans la suite l’avis de messieurs les amiraux, et en conséquence on renvoya ces habitants chacun chex eux (d); quelques-uns disaient que le premier amiral [Boscawan] avait condamné le gouverneur, parce qu’on ne devait pas traiter ainsi les députés d’une nation. . . . . “C’en était point assez pour les Anglais de harceler les habitants, ils pensèrent qu’en enlevant les prêtres ils disperseraient plus aisément le troupeau; en conséquence le Conseil donna ordre, le premier d’août les trois missionnaires qui étaient dans la province; c’est pourquoi on envoya trois détachements de chacun cinquante hommes. Celui des mines l’abbé Chauvreulx] fut le quatre; celui de la Rivière aux-Canards [l’abbé LeMaire] se cacha pendant quelques jours pour aller dans les églises consommer les saintes hosties, et se rendit lui-même au fort de Pigiguit, le dix, pendant que son détachement le cherchait encore. Celui d’Anonpolis [l’abbé Daudin, narrateur de ces faits] fut pris le six, en disant la messe, qu’on lui laissa achever. Heureusement qu’en entendant tomber les crosses de fusils tout à l’entour de l’église, il se défia de l’aventure, et consomma les saintes hosties; à peine eut-il achevé la messe, que l’officier commandant lui signifia de la part du roy de le suivre. On visita la sacristie et le presbytère, d’où on enleva tous les papiers, registres (e), lettres et mémoires, etc. Le missionnaire fut conduit dans une habitation distante d’un quart de lieue, où il fut consigné jusqu’au lendemain matin que devait venir un autre détachement pour l’accompagner. Il ne lui fut permis, ainsi qu’aux deux autres, que de prendre des chemises, mouchoirs, serviettes et vêtements absolument nécessaires, que des habitants forent chercher, parce que les presbytères furent interdits sur le champ aux prêtres. On rassembla les trois missionnaires dans une prison commune au fort de Pigiguit et de là on les conduisit à Halifax avec cent cinquante hommes de troupes. On ne peut exprimer quelle fut la consternation du peuple lorsqu’il se vit sans prêtres et sans autels. Les missionnaires donnèrent ordre de dépouiller les autels; de tendre le drap mortuaire sur la chaire et de mettre dessus le crucifix; voulant par là faire entendre à leur peuple qu’il n’avait plus que Jésus-Christ pour missionnaire. Tous fondaient en larmes et réclamaient la protection du missionnaire d’Annapolis, en le suppliant de les mettre sous la protection de leur bon roy, le roy de France, protestant que Sa Majesté très chrétienne [Louis XV] n’avait pas dans son royaume des cœurs plus sincères que les leurs, ce que le missionnaire (M. Daudin] leur promit autant qu’il serait en son pouvoir, ignorant lui-même sa destinée. Aussitôt que les prêtres furent enlevés, les Anglais arborèrent pavillon sur les églises, et en firent des casernes pour servir au passage de leurs troupes. “Les missionnaires arrivèrent donc à Halifax dans ce bel accompagnement, tambour battant. On les conduisit sur la place d’armes où ils furent exposés pendant trois quarts d'heures aux railleries, mépris et insultes.” Les trois missionnaires furent détenus séparément sur la flotte de l’amiral Boscawen, nous dit M. l’abbé Casgrain. Dans sa lettre du 18 octobre, annonçant la déportation aux Lords of Trade, Lawrence y met la note suivante: “Comme les trois prêtres français Chauvreulx, Daudin et LeMaire ne sont plus d’aucun service dans cette province, le contre-amiral Boscawen a été assez bon de les prendre à bord de sa flotte, et il va leur donner un passage pour l’Angleterre.” Ils partirent de Halifax assez probablement à la fin d’octobre et forent débarqués à Portsmouth, où il leur fut permis de noliser un petit navire qui les transporta à Saint-Malo. M. Daudin mourut peu de temps après son arrivée en France, et nous laisse le récit précieux qu’on vient de lire. PLACIDE P. GAUDET. (a) C’est le capitaine Alexander Murrey. Celui-ci sur l'ordre de Lawrence avait préalablement lancé une proclamation à la date du 4 juin par laquelle les Acadiens des villages du bassin des Mines et de cobequit étaient requis d’apporter et de délivrer leurs larmes à feu, sans délai au fort Edward, à Windsor. Beaucoup d’habitants se conformèrent à cet ordre et durent le regretter amèrement dans la suite. Ils résolurent de se plaindre de cette exigence à leur égard, et une requête portant la date du 10 du même mois, fut signée par vingt-cinq des principaux acadiens, et présentée à Murray pour renvoyer au gouverneur en conseil. Il est bon de se rappeler qu’à cette date, le fort Beauséjour était assiégé par les milices américaines, mais il est assez probable que la nouvelle n’en était pas comme à la Grand Prée. Les troupes de la Nouvelle-Angleterre débarquèrent à Beaubasin, le deux juin, et le quatre de la même moto elles quittèrent leur camp pour traverser la rivière Missagouèche, au Pont à Buot où eut lieu la première escarmouche. Winslow établit ensuite son camp à la Butte à Mirande, et le 16 juin Beauséjour capitula, mais la nouvelle n’en fut connue aux Acadiens des Mines que le 23 du même mois. Le lendemain, 24 juin, les habitants de la Grand Prée, et des lieux circonvoisins se réunirent et rédigèrent une seconde requête au gouverneur en conseil pour le prier d’interpréter favorablement celle du 10. Elle fut signée par quarante quatre des principaux acadiens et la présentera ensuite à Murray. On ne se pressa à Halifax à délibérer sur la première requête, c’est-à-dire celle du 10 Juin. A la fin du même mois les vingt-cinq Acadiens qui l'avaient signée furent requis de se présenter devant le conseil, et quinze seulement s’y rendirent, les autres étaient malades. Le 3 Juillet ces quinze députés comparurent devant le conseil, et après leur avoir expliqué ce qu’on exigeait d’eux on leur accorda 24 heures pour en venir à une décision. Le lendemain, tous déclarèrent, qu'ils refusaient de prêter serment d’allégeance s on n’accordait pas la restriction de ne pas porter les armes contre la France. Lawrence et son conseil les firent alors emprisonner sur l’Ile George, en attendant qu’on put les transporter hors du pays. Ordre fut envoyé ensuite aux Acadiens, des Mmes, Pigiguit, Chignictou et Port Royal, de se chiosir immédiatement des nouveaux députés et de les faire partir pour Halifax. C’est de ceux-ci qu’il s’agit dans la lettre de Winslow que j’ai citée la semaine dernière, et c’est aussi des mêmes dont il est question dans le récit de l’abbé Daudin. Il ne faut pas oublier que celui-ci était le curé de Port Royal, et aussi que l’enlèvement des armes aux Mines dont il parle, n’est pas la délivraison de celles-ci par les Acadiens eux-mêmes. Pour plus amples détails sur ce sujet voir Un Pèlerinage ou Pays d’Evangèline, troisième édition, page 92. Pl. P G. (b) Cette partie ne me parait pas claire quant aux dates. En effet le procès-verbal de la séance du conseil tenue à Halifax, le 14 juillet, nous apprend qu’il fut décidé ce jour la d’envoyer un messager à Murray pour lui dire d’ordonner aux habitants de se choisir de nouveaux députés. C’est 1e vendredi que le conseil en vint à cette décision, et la nouvelle n’arriva au fort Edward avant le samedi soir, au plus tôt, car Il fallait généralement deux jours de marche pour franchir la distance entre Halifax et Windsor, et autant de Pignignit à Annapolis. Donc les dépêches du gouverneur ne purent parvenir à Port Royal, avant le mardi, huit juillet. Or, je comprends pas comment M. Dandin peut dire qu’il “arriva un ordre à Annapolis Royal qui fut signifie le dimanche six juillet à la porte de l’église, quand ce même ordre n’était pas encore connu au fort d’Annapolis. J’incline à croire que c’est dimanche TREIZE juillet” que ce missionnaire a voulu écrire. En effet, le premier paragraphe d’une requête signée par deux cents sept habitants de la rivière Annapolis, à Lawrence le prouve. Voici : “Après avoir reçu les ordres de Votre Excellence “datés du DOUZE juillet 1766, nous nous sommes assemblés de DIMANCHE TREIZE du présent mois, pour les dire à tous les habitons, etc.” Ils racontent ensuite qu’ils ont porté leurs armes à M. Handfield, leur digne commandant, et on choisi trente députée pour se rendre à Halifax. Ceux-ci “ont parti le mercredi d’ensuite" nous dit M. Daudin, or, le “mercredi d’ensuite” était le seize, durent arriver à Halifax, le samedi, dix-neuf, et comparurent devant le conseil, le vendredi, vingt-cinq juillet, en même temps que les nouveaux délégués de Pigiguit, Grand-Prée et de la rivière-aux-Canard, qui étaient au nombre de soixante de dix. Ces derniers ont dù aussi être choisis le dimanche, treize juillet. Ce serait donc à minuit, dans le nuit du douze au treize juillet qu’eut lieu l’enlèvement des armes des Acadiens des Mines par un détachement d’une cinquante d’hommes envoyés d’Halifax. C’est un de ces soldats qui dut apporter à Murray les dépêches de Lawrence. Le lendemain de cet outrage les Acadiens furent requis de se choisir des nouveaux députés. Pl. P. G. (c) On a vu que quinze des anciens députés des mines furent incarcérés le 4 juillet sur l’Ile George, et que le 25 du même mois ils furent rejoints par trente députés de Port Royal, et soixante et dix de Pigiguit Grand Prée et la Rivière-aux-Canard, ce qui forme un total de cent quinze prisonniers. Sur ce nombre soixante et cinq furent ramenés Ma Grand Prée à la mi-septembre, et ceux qui étaient de Port Royal y furent conduits par un détachement de soldats. Winslow nous apprend que ceux-ci quittèrent les Mines peur Annapolis le dix neuf septembre au matin, et il estime à trente sept le nombre des députés des Mines qui revinrent à la Grand-Prée. Donc vingt-huit auraient été conduits à Port-Royal. Quant aux cinquante autres députes qui restèrent sur l’Ile Royale une pièce authentique nous fait connaître leur sort. Le 3 octobre Lawrence donna ordre au capitaine Samuel Barron, du sloop Providence de les embarquer à bord de son navire et de les transporter à la Caroline du Nord. (d) Il n’en fut renvoyé que soixante et cinq comme on l’a vu dans une autre note. Et les cinquante autres y restèrent jusqu'au commencement d’octobre qu’ils furent déportés à la Caroline du Nord. Pl. P. G. (e) Voilà ce qui explique comment il se fait que les deux derniers registres de la paroisse Saint-Jean Baptiste de Port Royal sont conservés à Halifax. Pl. P. G.