Correspondances

Journal
Année
1895
Mois
11
Jour
21
Titre de l'article
Correspondances
Auteur
Rene Leblanc
Page(s)
2
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
CORRESPONDANCES. M. le Rédacteur,— Je suis l’auteur d’un article publié dans “l'Union des Cantons de l’Est” et reproduit dans “l’EVANGELINE” du 31 octobre. Dans un précédent numéro, votre journal réclamait quelques modifications dans le traité d’histoire en usage dans les écoles de votre province. Partant de là, en ma qualité d’Acadien, je me suis permis quelques remarques à l’appui de votre attitude. J’étais loin de m’attendre qu’elles offusqueraient qui que ce soit et surtout qu’elles seraient interprétées avec aigreur dans un sens qui n'était certainement pas celui que je leur donnais. J’ai pu ne pas être suffisamment clair, et pour cette raison j’excuse volontiers votre correspondant, Mr. Lanos, de l’interprétation qu’il donne à mes paroles et des expressions acerbes dont il se sert vis-à-vis de moi. Au fond, nous ne sommes pas loin d’être d’accord, au moins sur les points essentiels, et comme je n’ai aucune raison de suspecter ses motifs et aucun désir de soulever une controverse, je me bornerai à expliquer le sens de mes paroles et mes intentions. J’ignore si l’histoire en usage dans vos écoles est incorrecte ou non. Votre journal le prétendait et demandait des rectifications. Admettant ce fait comme acquis, j’approuvais votre attitude et j’ajoutais : “Nos frères acadiens sont assez forts pour faire respecter leurs légitimes désirs et nous espérons qu’ils le comprendront :” Et plus loin : “Assez longtemps ils ont courbé la fête et subi en tout la volonté de leurs compatriotes anglais ; assez longtemps ils ont tenu l’attitude résignée de victimes étouffant leurs plaintes dans l’espoir de s’éviter de nouveaux malheurs.” L’erreur de M. Lanos a probablement été de supposer que les lignes s’appliquaient à des faits actuels ou de date récente. S’il en est ainsi, et je le crois, je m’explique alors le ton un peu violent de son article et je suis prêt à le considérer justifiable. Aussi je ne m’en plains pas, mais je me permettrai de faire observer que, par ces paroles, je faisais allusion aux soixante et dix années qui suivirent la déportation de 1760 à 1830. Pendant cette longue période les Acadiens, accablés sous le poids des malheurs accumulés sur eux avant cette époque, privés de tous droits politiques, subirent sans murmurer et sans réclamer le joug qu’on leur imposait, et, pour cette période, les paroles dont j’ai fait usage et qui s’y appliquaient exclusivement sont vraies sans la moindre exagération. Depuis, les Acadiens ont été, je crois, traités avec bienveillance et équité et je me plais à le reconnaître. Avec cette explication nous devons être d’accord sur ce point au moins et c’est cette fausse interprétation qui me paraît avoir donnée lieu à l’article de M. Lanos. En disant en outre que les Acadiens étaient assez forts pour faire respecter leurs droits, je n’avait certes pas l’intention d’insinuer qu’il dussent s’isoler, se montrer exigeants, agressifs, réveiller bruyamment le passé. Rien n’était plus loin de ma pensée, au contraire, je blâmerais de toutes mes forces toute attitude provocante. Les Acadiens ont agi autrement jusqu’ici et je les en félicite. Cette manière est la plus sage, et, à la longue, celle qui leur sera la plus profitable. Cependant, cela ne signifie pas qu’il faille s'abstenir de réclamer justice à l’occasion. Nous jouissons d’institutions libres qui permettent à tous de faire valoir leurs intérêts et leurs droits, et ceux qui s’abstiennent, les faits sont là pour le prouver, sont sacrifiés. Mes paroles n'avaient d'autre sens que celui-là. Nos compatriotes anglais préféreraient sans doute nous voir abdiquer tout sentiment français, oublier le passé, notre langue, nos croyances, notre origine même, pour nous fondre avec eux dans un tout homogène, comme M. Lanos paraît le désirer, mais en même temps ils ont assez d’esprit de justice et de sens pour comprendre que le sentiment national n’est pas chose qui s’efface à volonté ou à date fixe, et loin de s’offenser de nos efforts pour conserver ces choses, ils nous en admireront que plus. Il y a une différence importante entre ceux qui ont été les pionniers d’un pays qui a subi la conquête et l’individu isolé qui émigre dans un autre pays. Ce dernier, en quittant volontairement sa patrie, n’a en vue que des intérêts privés, il a pesé d’avance les conséquences de sa décision, il sait que ses intérêts exigent qu’il s’identifie avec ceux chez lesquels il demande asile ; il est prêt à sacrifier sa nationalité, et c’est peut être ici le cas de Mr. Lanos, soit dit sans le moindre blâme. Mais il n’en est pas ainsi des Acadiens. Nos pères ont été les premiers occupants de cette terre de l’Acadie, ils furent même les premiers colons européens dans l’Amérique du Nord. Notre passé couvre une période de trois siècles ; ce passé a été glorieux quelquefois, malheureux le plus souvent. Nous avons été dépouillés injustement et jetés sur toutes les plages. On croyait nous anéantir, nous faire perdre notre nationalité, tout ce qui nous est cher, et même le souvenir de notre passé. Nous existons encore. En Acadie, en Louisiane, au Canada et en tous lieux, nous conservons encore tout ce qu’on croyait nous enlever. Les malheurs ont cimenté notre union et crée entre nous tous en quelque lieu que le sort nous ait jetés un lien de sympathie difficile à détruire. Nous voulons bien étouffer en nous l'amertume de ce passé, vivre en paix et en harmonie avec les populations qui nous entourent, nous voulons entrer résolument dans la voie du progrès, mais ce passé est inoubliable, c’est notre histoire à nous, celle de nos pères, du pays qu’ils ont ouvert à la civilisation. Ces sentiments sont dans la nature ; ils existent chez nous, ils existent ailleurs ; ils sont indestructibles et de plus ils sont nobles et commandent l’admiration de ceux mêmes qui pourraient avoir intérêts à les voir disparaître. C’est le propre des races fortes et viriles de résister à la fusion et de défendre pied à pied leurs droits et leurs caractères distinctifs. Pourvu que cette lutte soit empreinte de sagesse et de modération, exempte de préjugés, nous n’avons rien à perdre. —Tôt ou tard, probablement, cette fusion s’opérera ; si c’est là l'inévitable, nous le subirons, mais en attendant nous aimons à garder l’espoir qu’il n’en sera pas ainsi et nous agissons ou devons agir en conséquence. Et si l'histoire de notre passé a été faussée, nous tenons à la rétablir, fallut-il pour cela remuer un peu du fumier que Mr. Lanos voudrait laisser dormir. Que la part de chacun soit répartie équitablement et nous ne demandons rien de plus. Sur ce point au moins, tout Acadien quelque soit le lieu de son habitation, à un intérêt pour le moins égal à un étranger résidant à Halifax, fut-il de la belle France ; et nos compatriotes anglais ont assez d’indépendance d’esprit et de largeur de vues pour ne pas objecter. L’histoire de toute nation renferme beaucoup de ce fumier, ce n’est pas une raison pour le laisser dormir. La vérité historique, qu’elle quelle soit, à des droits imprescriptibles, et de ce fumier surgit souvent des leçons utiles qu’il est bon de mettre sous les yeux de tous. L’ouvrage de Mr. Richard nous donne la preuve de l’esprit de justice qui anime nos compatriotes anglais en fait de choses de l’histoire. Il a tiré de l’oubli bien des faits qui ne pouvaient les flatter, beaucoup de fumier comme dirait Mr. Lanos, mais en même temps comme il a paru se bâser sur la vérité historique en faisant la part convenable à toutes les parties en cause, son livre a rencontré jusqu’à présent l’approbation générale des Anglais comme des Acadiens et Canadiens. Mr. Lanos prétend (je la cite textuellement) “que l’histoire qui a cours dans les écoles de la Province de la Nouvelle-Ecosse est en somme la plus impartiale que nous puissions avoir entre les mains, celle qui rend à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.” S’il en est ainsi, tant mieux, toute discussion serait alors oiseuse. Pour ma part j’ignore les faits ; je n’oublie cependant pas Mr. le Rédacteur que l’histoire de votre province a fait du chemin depuis quelques années et que vous-même, dans votre numéro du 31 octobre, vous demandiez quelques rectifications. Je vous laisse juge de la situation. Mr. Lanos trouve mauvais qu’un citoyen de la Province de Québec se mêle de vos affaires, j’admets volontiers que cette intervention, pour être justifiable, doit être rare et s’exercer avec beaucoup de discrétion, mais elle peut être aussi justifiable que la sienne, attendu que comme Acadien d’origine je ne puis avoir que des intérêts communs avec vous, et que Mr. Lanos, qui n’est pas Acadien, peut avec plus de raison en avoir qui lui soient particuliers. Mr. Lanos suppose que l’écrivain de “L'Union" (moi-même), avait en vue de faire un livre de classe de l’ouvrage de Mr. Richard. Il n’en est nullement question et mon article ne contient pas un seul mot qui puisse laisser soupçonner cette intention. Bien au contraire, quelque soit le mérite de ce livre pareille chose serait irréalisable ; en premier lieu parce qu’il ne couvre qu’une faible partie de l’histoire et en outre parce-qu’il est trop volumineux pour cet objet. En terminant je prie votre correspondant de croire que je n’entretiens aucune malveillance à son égard. Si d’un côté j’exprime mes raisons de différer d’avec lui, de l’autre je me blâme de n’avoir pas été assez explicite et d’avoir donné lieu à de fausses interprétations. RENE LEBLANC.