"Acadia"

Journal
Année
1895
Mois
10
Jour
3
Titre de l'article
"Acadia"
Auteur
Benjamen Sulte
Page(s)
1
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
“ACADIA.’’ III Rendons-nous compte du pourquoi de ce livre. Nos bibliothèques renferment plusieurs ouvrages traitant de la même matière, avions-nous besoin d’être renseigné davantage? Oui, il fallait surtout que l’on nous expliquât ce que les hommes sans préjugés soupçonnaient et, j’ajouterai, que l'on démolît les arguments de ceux qui ont écrit pour excuser l’expulsion des Acadiens. Jusqu’ici, personne n’a été satisfait de ce qui nous est raconté par les auteurs. Il y avait donc place pour un ouvrage donnant la clef du mystère—car le mystère existait. Acadia frappe principalement sur Parkman, le plus récent des historiens qui ont traité de la question acadienne, le plus populaire parmi les lecteurs de langue anglaise, le plus à même de dire la vérité, mais qui n’a pas voulu se réserver cette gloire. Il faisait autorité, ayant vu toutes les sources accessibles de renseignements; sa parole, quoique fausse, mais réputée véritable, allait devenir un Evangile—un enfant du pays d’Evangeline vient de le condamner. Avant que d’exposer les moyens dont Parkman s’est servi pour donner de la consistance aux assertions des adversaires des Acadiens, voyons ce que disaient ces prédécesseurs. Le premier homme qui eut qualité d’historien pour parler du “grand dérangement” des Acadiens fut le pasteur Andrew Brown. Il recueillit, de la bouche même des officiers de Lawrence, de Winslow et de Boscawen des témoignages précieux et y ajouta, sur le caractère des Acadiens, sur leur comportement les déclarations des Anglais, des Ecossais, des Irlandais, des Allemands qui composaient la colonie nouvellement établie, à côté de la race infortunée dont il étudiait la situation. Cet homme d’honneur, assimile Lawrence et ses complices à des bandits de haut rang et il montre que, trente années après l’exportation, les cinq ou six personnages encore existant de cette clique vivaient, comme on dit, dans l’eau bouillante, sous l’imputation du forfait de 1755. N’y eut-il que l’œuvre de Brown pour nous éclairer que cela suffirait aux honnêtes gens.... mais pas à Parkman! Parkman ne veut pas même nommer Brown, afin d’écarter ce formidable témoin. Dans notre siècle est venu Haliburton, esprit lucide, droit, pénétrant, juste, qui a dit : Je distingue une immense canaillerie dans cette affaire; rien ne justifie la déportation d’après les pièces qui sont restées, et probablement les vides des archives indiquent des actes criminels supprimés par les auteurs mêmes. Smith, Bancroft, Rameau et Casgrain pensent comme Haliburton. Casgrain a fait mieux : dans son Pélérinaye au pays d’Evangéline il exhume nombre de pièces qui montrent, lo que les Acadiens ont été retenus malgré eux dans la colonie de 1710 à 1755 et, 2o que la rapine et le vol ont seuls inspiré la déportation. Parkman n’a tenu compte de rien : il a persisté à vouloir blanchir ses nègres du Massachusetts et voici jusque où il est descendu pour soutenir cette mauvaise cause : Il cite toutes les phrases qu’il rencontre ayant un air défavorable aux Acadiens, alors qu’il sait parfaitement ce que veulent dire ces phrases quand on les laisse à leur place. Il taxe d’ignorance des paysans qui étaient plus instruits que la plupart des paysans de l’Europe. Il les représente imbus de préjugés, tels qu’ils pliaient toujours devant les mots “l’autorité, le roi, etc.,” et cependant il veut que ces hommes aient couvé la révolte et soient devenus un péril pour les Anglais. Il a vu les pétitions si humbles, si franches, si loyales des Acadiens, écrites (et très bien signées) un mois avant l’exportation, mais il n’en parle pas et préfère redire les paroles insolentes de Lawrence à leur adresse, de Lawrence qui tâchait, par mille provocation honteuses, d’exaspérer ces pauvres gens. Au chapitre des “pichonneries,” Parkman donne la mesure des procédés qu'il emploie pour en imposer au lecteur. Voilà vingt ans que j’ai signalé ces tours malhonnêtes, mais Parkman était déjà mis au rang des dieux, et l’on s’est moqué de moi. Il y avait, en 1750-54, un officier français nommé Pichon, qui révélait aux Anglais la situation militaire et politique des Canadiens et des Français. Cet homme haïssait l’abbé Le Loutre (il le dit en toutes lettres et s’en vante) il cherchait à assouvir sa rage contre lui en le chargeant des méfaits de tout le monde. Ainsi, il l’accuse d’avoir fait assassiner le capitaine Howe; il est vrai que personne ne voulut le croire. Il communique à Cornwallis des dépêches du gouverneur du Canada, que Cornwallis transmet à ses chefs en disant que cela peut être une invention de cette canaille de Pichon... Enfin, Pichon est connu. Parkman tire de la correspondance de ce traître cinq ou six fragments venimeux, et les sème dans son texte en disant : “Les lignes suivantes sont d’un officier français plus loin il dit “un garde-magasin français nous raconte...”; ou encore “quelqu’un qui était sur les lieux s’exprime ainsi.” Le lecteur s’imagine avoir affaire à cinq ou six bons témoins français, qui s’accordent les uns avec les autres, pour confondre l’abbé Le Loutre, quoiqu’ils ne se connaissent probablement pas entre eux. Et dire que c’est de la pichonnerie tout le temps! L’abbé Le Loutre étant donc ‘‘convaincu” de tous les crimes, il devient facile à Parkman de dire que les Acadiens le suivirent aveuglement, ce qui las rendit dangereux et leur valut la peine de l’exil, l’expatriation. Horreur! trois fois horreur! Parkman nie la vérité, utilise un témoignage plus que méprisable et invente une révolte pour exonérer Lawrence et ses complices. L’abbé Le Loutre avait la tête chaude. Voyant que Cornwallis ramenait la question d’un serment plus rigide que par le passé, il invita les habitants de Beaubassin à traverser la ligne frontière afin de se grouper autour du fort français. La distance n’est pas d’une lieue. En supposant que tout le village de Beaubassin eut émigré sur le territoire français, ce qui n’est pas le cas, quelle brèche ces quelques familles faisaient elles dans une population de douze milles âmes? presque rien en somme. Il est prouvé que pas un Acadien ne suivit les conseils de l’abbé Le Loutre, à part les gens de Beaubassin. Qui se serait figurer que toute la déportation tenait dans l’épisode de Beaubassin! A l’époque où émigèrent ceux de Beaubassin et jusqu’à 1755, Lawrence ne cessa de cajoler les Acadiens, tant il avait besoin d’eux d’après ses propres lettres, mais dès l’heure où il vit la guerre d’Amérique éclater, il conçut le projet de piller ces colons industrieux et il changea de ton dans le dessein de les faire se soulever. L’abbé Le Loutre était déjà loin l’automne de 1755 lorsque les bâtiments arrivèrent pour embarquer tout le peuple acadien et les disperser vers le sud. L’embarquement n’était pas terminé que Lawrence signait des billets distribuant à ses associés les trente mille têtes de bétail, les vingt mille chevaux, les milliers d’acres de terres des proscrits. Est-ce assez théâtral ce vol en grand? Un seul des associés se contenta de terres : il prit vingt mille acres de bonnes cultures. Et l’on écrit pour découvrir des motifs à l’expulsion des Acadiens, comme si tout n’était pas découvert! Les criminels sont connus, marqués, et le dernier d’entre eux, Parkman, ne sera pas le moins notoire. BENJAMIN SULTE.