Le R. P. Lefebvre

Journal
Année
1895
Mois
2
Jour
7
Titre de l'article
Le R. P. Lefebvre
Auteur
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Page(s)
2
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LE R. P. LEFEBVRE. Il y a quelques semaines le Canada pleurait un homme que l'on s’accordait à dire grand. Sir John Thompson dans sa sphère politique a été une perte immense irréparable déclaraient les journaux. Et pourtant quels médiocres intérêts cet homme avait en mains; combien peu durable est son œuvre auprès des trente années de travail du R. P. Lefebvre! L’un a maintenu un état des choses où se trouvent en jeu uniquement quelques fortunes particulières; quand il a été frappé par la mort, une famille a pleuré, quelques amis ont pleuré et un autre homme a pris sa place au gouvernail des affaires et les mènera comme il les menait; le même esprit qui le dirigeait dans ses actes dirigera son successeur et il ne paraîtra plus qu’un deuil est venu et a laissé un vide. Avec le vénéré P. Lefebvre, ce n’est pas cela. Quand il a été frappé, des milliers d’humbles ont ressenti dans leur âme et dans leur chair toutes les angoisses de la douleur et du regret. Quand on l’a trouvé raide du dernier sommeil, il ne s’est point élevé de voix discordantes pour faire à son éloge des restrictions mal sonnantes. Cet excellent religieux n’a pas fait le bonheur d’une famille, d’un groupe, il a fait le bonheur d’une nation et d'une langue. Les journaux de Halifax, intitulaient leur télégramme annonçant la mort du R. P. Lefebvre—Décès d’un grand Educationist. C’est bien là son titre. D’aucuns pourront l’appeler—l’Apôtre—d’autres le Prédicateur—d’autres de noms aussi flatteurs et aussi glorieux, mais pas un ne lui conviendra si exclusivement à lui et à son collège, son œuvre, sa vie, son lui-même, que le surnom d'Educateur. Il a renouvelé l’Acadie, il l’a refaite, nous pourrons dire. Il l’a forcée à avoir confiance en elle-même, à monter, à parler, à commander. Avant lui les Acadiens étaient des sujets presque oubliés tellement ils étaient insignifiants; on leur enseignait le catéchisme, on les soignait dans leurs maladies, on parlait pour eux, ou l’on ne parlait pas du tout, dans les assemblées délibérantes; que l’on nous pardonne la comparaison, nous étions un peu ce que sont les Indiens des réserves de Bear River ou de Shubenacadie. Mais le Père Lefebvre vient, tout change; on défriche même; on bâtit; le désert recule devant la hache et la charrue; les belles clairières s’étonnent de voir se profiler vers le ciel les lignes monumentales d’un collège et d’églises nouvelles. Des fils d’Acadiens dans quelques années enseigneront à leurs frères et leurs compatriotes la science du salut; de là ils s'élanceront vers des régions plus délaissées que la leur, portant à des pauvres l'obole et l’aumône d’autres pauvres déjà plus favorisés. Dans quelque années encore, au lieu de remettre à des indifférents son mandat comme corps politique, l’Acadie pourra charger ses propres enfants de demander à la constitution et à la loi quelle est sa part de liberté au soleil et jusqu’où s’étendent ses droits. Elle aura son droit de véto, et le posera si elle veut, car elle aura le nombre; elle en expliquera les raisons parce que, désormais, elle aura des orateurs qui pourront dans un langage parlementaire leur donner le tour et le poids des volontés populaires plutôt que celui de la tremblante requête des anciens jours. Et tout cela, c’est, dans le principe l’œuvre du R. P. Lefebvre. Si au lieu des calamités ou misères gouvernementales, l’état précaire des écoles, c’est une maladie du corps qui vous menace; un ami, un frère vient à vous, avec la science de l’étranger et en plus de cela, la bonté d’un compatriote. Et c’est dans le principe l’œuvre du T. R. Père Lefebvre. Si pour gérer vos affaires, établir l'équilibre entre membres d’une même famille, reconstituer l’ordre et refaire les bonnes intelligences, vous avez besoin d’un homme éclairé, d’un avocat, d’un juge, d’un notaire, vous vous adressez à l’un des vôtres, peut- être, quelqu’un de votre sang, ce que il y a trente ans vous n’auriez su trouver. Et dans le principe, c’est l’œuvre du Rev. Père Lefebvre. Oh! oui, il a fait un vide que rien ne peut combler. En politique en retrouve le même esprit, la même tendance dans une foule d’hommes, un apôtre, un orateur, un éducateur comme le Rév. Père Lefebvre ne se rencontre qu’une fois. Le zèle, beaucoup de prêtres l’auront; le don de la parole; quelques-uns seulement en seront favorisés; le génie de l’éducateur, c’est le fait d’un nombre très restreint. Le Père Lefebvre avait ces trois dons, ces trois qualités, cette trinité de l’âme et du cœur, qui créé, qui vivifie, sanctifie et rachète. Nous l’avons connu, des milliers d’hommes l’ont fréquenté et tous n’auront qu’une voix avec nous,—il a mérité des Acadiens autant que le curé Labelle des Canadiens et plus, infiniment, plus parce que son champ était plus vaste, les difficultés à vaincre plus ardues, le succès, d'ordre plus élevé. Enfin, pour résumer d’un mot, il a fait tous nos hommes actuels, et prêtri de nouveau l’Acadie telle que nous la voyons aujourd’hui. Il ne s’est pas confiné au Nouveau- Brunswick, d’abord parce que le Nouveau-Brunswick n’est pas toute l’Acadie, ensuite, parce que tous les hommes qu’il a formés et les seuls qu’il ait formés marquent dans leurs villages réciproques. Le R. P. Lefebvre n’aura pas d’égal parmi nous. Il a fait le bien parce qu’il savait tenir et mener les hommes, ferme mais bon, l’idée large, rompu aux us et coutumes dont les Acadiens ne se départent pas plus que les autres peuples; il était homme de son temps, l’homme pratique. Il laisse un magnifique collège, le seul qui ait réussi dans les Provinces Maritimes, à cause précisément des qualités éminentes du fondateur que nous venons de signaler, le seul qui honorera les Acadiens et les élèvera dans l’estime de leurs compatriotes du Dominion mais dont la langue, la race, ou les croyances différent des nôtres. Le sénateur Poirier compare le Rev. Père Lefebvre à Moïse affranchissant son peuple, le tirant de servitude, instruisant son ignorance, ouvrant devant lui la mer et le désert, confondant les vues humaines et passant sur la jalousie sans que sa morsure le tue. Le rapprochement est heureux. Il est on ne peut plus vrai. Il a fait tout cela, et de plus, comme Moïse, il a envoyé les Caleb de son peuple explorer les riches contrées que nous ignorions avant lui, ces terres promises que l’on conquiert avec la plume, le livre et les bonnes mœurs qui chrétiennement dirigées sont une force contre l’Amalécite et le Philistin. Mais à l’opposé du libérateur d’Israël, le Rev. Père Lefebvre est mort dans sa Terre Promise; il l’a vue, il en a mangé le fruit, et il est mort paisiblement plein de jours et de bonnes œuvres parce qu’il a aimé, a eu confiance et a cru.