Faits d'histoire mis en scène

Journal
Année
1895
Mois
1
Jour
31
Titre de l'article
Faits d'histoire mis en scène
Auteur
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Page(s)
2
Type d'article
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Contenu de l'article
FAITS D’HISTOIRE MIS EN SCÈNE Sous ce titre, L’ACADEMICA du Collège St Joseph publiait la semaine dernière l’article suivant que nos lecteurs nous sauront gré de reproduire : “Le dernier mot de l’histoire, c’est en général, la vengeance des tyrannies et la réhabilitation des opprimée. Cette vérité n’a jamais eu peut être,—quant à ce qui regarde les Acadiens — une incarnation aussi vive et aussi frappante que dans la mise en scène des tableaux historiques que Son Excellence Lord Aberdeen a fait paraître tout dernièrement devant le public Montréalais, à l’occasion des soirées consacrées au bénéfice des pauvres. Un de ces tableaux—celui là même le plus en relief—représentait les Acadiens sortant de la chapelle de Grand Pré au jour mémorable du 10 septembre. Le prêtre est à la porte du temple; il les bénit, et ces malheureux défilent, sombres et tristes, sous l’œil de Winslow, sous l’épée des gardes militaires, pour se diriger vers le quai d’embarcation. Inutile de rappeler ici cet épisode de la persécution ourdie au fond par Shirley; c’est un fait aussi universellement connu qu’il est immensément regrettable. Plusieurs écrivains français, anglo-américains et canadiens-français ont stigmatisé de toute la pesanteur de leurs plumes ce vil ostracisme perpétré, en plein dix huitième siècle, à l’égard de chefs de famille la plupart innocents et envers des enfants, des pauvres femmes et des vieillards sans défense comme sans crime. Longfellow surtout a immortalisé ce banissement en bloc par son impérissable poëme Evangeline où il en a exposé les scènes. Cette touchante épopée a soulevé chez nos voisins de la république américaine plus d’intérêt encore que les cruels traitements révélés dans la Case de l’Oncle Tom, parceque, dans le premier cas, les persécutés étaient des blancs. Un magnifique résultat s’en est suivi. De suite, il s’est établi entre les Américains et les Acadiens le la Nouvelle-Ecosse ce remarquable courant de sympathie qui n’a fait qu’augmenter et s’étendre depuis que le chant de Longfellow s’est popularisé. En effet, depuis lors, les touristes et les voyageurs des Etats-Unis affluent,—tous les étés—autour du Blomédon et de la Chévrière comme sur les plaines de Grand Pré et sur les rives de la Gaspereau. Ils visitent ces lieux, leur Evangéline à la main, comme un savant nourri dans les classiques, visiterait, après une lecture du Pro Melone, les ruines du forum romain ou la rustique ruelle qu’on appelait autrefois la superbe voie Appienne. Certes, ils le connaissent, ces Américains, le poëme de leur barde! Mieux que nous? Quelle question! Relativement peu d’Acadiens ont bien lu les malheurs de Gabriel et d’Evangéline tels que chantés par le poète de Portland. Eux, ils lisent cet ouvrage à leurs enfants, ils se le récitent dans leurs entretiens de famille comme autrefois, dans nos soirées d’hiver, nous nous entretenions, comme nous lisions les infortunes de la pauvre Geneviève de Brabant.* Le poème Evangéline a traversé aussi l’océan. Ce livre a été bien reçu dans toutes les bibliothèques anglaises, il a été accueilli dans tous les foyers de l’Empire Uni. Là aussi on a lu, depuis quarante ans, les infortunes des Acadiens, et on s’est attendri; mais on cachait ses émotions, on étouffait ses remords, on dévorait sa honte! De leur côté, les autorités britanniques et les historiens anglais—même jusqu'à nos jours—se sont efforcés de pallier le honteux exode du 10 septembre lorsqu’ils ne se sont pas évertués d’en montrer la convenance et la justice. Pour preuves on n’a qu’à se rappeler les écrits de feu Sir Adams Archibald, du Professeur Youle Hind, etc., publiés ces dernières années-ci aux fins de justifier les mesures exécutées par Lawrence, Cotterell et autres, contre les Acadiens qui en ’55 habitaient paisiblement les sept collines du vieux village des Melanson. D’autres moins injustes, mais pas plus honnêtes, ont gardé un silence approbateur, pour ne pas compromettre l’honneur des chefs anglais qui,—dans un jour de folie ou d’aveuglement— mirent à effet de telles iniquités. Il était réservé à Son Excellence notre gouverneur-général actuel, Lord Aberdeen, de faire preuve de plus de générosité et de donner voix en cette matière à une impartialité qui, assurément, lui fait honneur. C’est de son propre mouvement, c’est sous son inspiration qu’a été représentée devant l’élite anglaise et française de Montréal, la première scène de la déportation des familles de Grand Pré. Puis, par la disposition, par la peinture, par les nuances mêmes données aux personnages y prenant part, Son Excellence a eu soin de faire comprendre clairement combien cette proscription apparaît aujourd’hui odieuse et outrageante— vue même à la lumière de la simple civilisation et de la pure justice naturelle. En se dépouillant ainsi du manteau de l’amour-propre national pour désavouer enfin en 1895 ce que tant d’autres de son rang et de sa caste ont hésité ou n’ont pas osé flétrir depuis 1755, Lord Aberdeen s’est élevé, à coup sûr, dans l’opinion du monde civilisé. Il a affirmé son sens de la justice et du droit des gens et il ne peut lui en revenir qu’une plus grande estime, une confiance plus profonde, surtout de la part des sujets qu’il gouverne,—à quelque classe qu’ils appartiennent.” PH. F. B. * La légende populaire de Geneviève de Brabant était très répandue dans les familles acadiennes du Nouveau-Brunswick du moins, il y a une trentaine d’années et au-delà. Qui de nous n’a pas gardé le plus triste souvenir de l’infâme Golo, le criminel intendant de Siffrid? Qui ne se rappelle cette biche nourrissant du lait de ses mamelles, pendant six ans, la malheureuse Geneviève et son enfant, isolés, sans ressources, au fond de la forêt?