Le Banquet de la St-Jean Baptiste à Montréal: Discours de M. Tassé, M. P.

Année
1884
Mois
7
Jour
17
Titre de l'article
Le Banquet de la St-Jean Baptiste à Montréal: Discours de M. Tassé, M. P.
Auteur
M. Tassé, M. P.
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1
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LE BANQUET DE LA ST-JEAN BAPTISTE A MONTREAL. Discours de M. Tassé, M. P. M le Président, Messieurs, Le coq gaulois va bientôt chanter, nous a-t-on dit, pour nous rappeler que les plus belles choses ont leur fin. Pardon, il vient de chanter dans des bouches éloquentes comme jamais peut-être encore il n’a fait retentir nos rives canadiennes. Je ne saurais imiter ces mâles accents, trop heureux si je puis en continuer l’écho même affaibli. On m’a confié un double toast : Un seul eût suffi pour vider toutes vos coupes : tous deux saurons faire vibrer vos cœurs avec un enthousiasme qui ne sera pas surpassé. Je me souviens que lorsque Isaac mourant, fut appelé à faire un choix entre ses fils, il se trouva dans un cruel embarras. Esaû était bien son favori, mais Rébecca tenait Jacob en prédilection, et comme toujours, ce que femme veut Dieu le veut. Ce trait montre encore que si Josephte et Jean Baptiste ne sont pas toujours d’accord ils peuvent invoquer des précédents vieux comme les siècles. Ce même embarras, je les ressentirais si j’étais appelé à choisir entre les Canadiens des Etats-Unis et les Acadiens–que l’on a eu l’heureuse idée d’unir, d’accoupler dans ce toast patriotique. Comment pourrais-je exprimer une préférence? Les Acadiens et les Canadiens émigrés ne sont-ils pas les mêmes pousses de ce grand arbre français qui a jeté des rameaux sur tout le continent? Ne sont-ils pas la chair de notre chair, le sang de notre sang? N’adorent-ils pas le même Dieu aux mêmes autels, ne parlent-ils pas la même langue, n’arborent-ils pas les mêmes drapeaux? Si nous pouvions avoir un faible pour les Canadiens émigrés, c’est que de tout temps le retour de l’enfant prodigue a été accueilli d’autant plus joyeusement qu’il était inespéré. Saluons tout d’abord les Acadiens. Les saluer, c’est évoquer près de trois siècles de gloires, de vertus et d’héroïsme. Les saluer, c’est faire briller l’auréole du martyre sur le front d’un peuple longtemps courbé mais jamais dompté. Les saluer, c’est entonner le chant d’allégresse, l’hosanna de la reconnaissance, après les notes plaintives de tout un peuple qui commença la vie dans les larmes et dans le sang. Pendant très longtemps nation de pêcheurs, les Acadiens ont couru toutes les mers, bravé toutes les tempêtes, et s’ils n’ont pas succombé c’est qu’au plus fort de la tourmente, ils n’ont jamais manqué d’invoquer la Maris Stella des marins, leurs frères de Normandie. C’est là l’étoile providentielle qui les a éclairés, qui les a sauvés, quand tout était orages et tempêtes autour d’eux. Cette étoile les a guidés vers leurs destinées aussi sûrement que les mages autrefois ou que le peuple d’Israël à la recherche de la terre promise. Non, on ne pourrait séparer les Acadiens des Canadiens émigrés. Ils furent les premiers et les plus malheureux de tous nos exilés. On les a arrachés violemment de leurs champs de Grand-Pré comme autrefois les enfants de Sion, des rives du Jourdain. C’est par milliers qu’ils ont été jetés sur les plages américaines d’où beaucoup ne sont jamais revenus. Pour raconter leurs malheurs, il faudrait la lyre d’or de Longfellow, qui s’est immortalisé en les immortalisant. Quelle plus touchante image du peuple acadien que cette Evangéline, arrachée de son amant par un maître implacable, s’épuisant à le chercher de village en village, de désert en désert, demandant son nom à tous les échos, le rencontrant sans pouvoir le voir, et mourant comme sœur de charité dans un hôpital de Philadelphie, entre les bras de celui qu’elle n’avait jamais voulu oublier. Oui, on la croyait bien morte cette race, on croyait avoir mis le dernier clou à son cercueil. Suivant toutes les prévisions humaines, elle ne devait jamais relever la tête, mais elle doit au Dieu qui a ressuscité Lazare d’être sortie triomphante du tombeau. Cette résurrection peut étonner le libre penseur mais non pas le croyant–Les peuples qui prient ne meurent pas–On peut les proscrire, effacer leurs noms de la géographie, ordonner leurs funérailles, mais ils vivent jusque dans la mort. Ils portent en eux la vie qui ne s’étaient pas, la lumière d’éternelle clarté grandissent, prospèrent, se développent étonnamment. Ils étaient 80,000 après leur proscription, ils sont aujourd’hui plus de cent mille. C’est aussi par milliers qu’on les compte dans cette province, dans le Maine et jusqu’à la Louisiane. Ils sont devenus une puissance : ils peuvent regarder frémir le lion britannique. Celui-là même qui répondra au toast des Acadiens, l’honorable M. Landry, personnifie mieux que personne leurs luttes, leurs triomphes, leurs espérances pour l’avenir. Acadiens! vous êtes les sentinelles avancées de notre race; bien plus, vous êtes les éclaireurs de la civilisation chrétienne sur les côtes de l’Atlantique. L’Océan qui bat vos rivages pourra vous jeter ses larmes les plus courroucées, mais jamais il ne pourra éteindre le phare resplendissant de lumière que vous y avez élevé. Continuez ce noble rôle, et la patrie sera fière de vous dans l’avenir comme elle l’a été dans le passé. Et que n’aurai-je pas à dire des Canadiens émigrés? Ce que je ne dirai pas, mon ami M. Ferdinand Gagnon un patriote éprouvé, le vrai chef des Canadiens émigrés, ne manquera pas de vous l’apprendre dans ce langage brillant que nous lui envions. Ce toast est beaucoup le nôtre. Car, qui de vous n’a pas un peu émigré aux Etats-Unis? Qui de nous n’a pas un peu connu les douleurs inénarrables de l’exil? Qui de nous ne compte là-bas une partie de lui-même, des parents, des amis, qui bien des fois pleurent au souvenir de la patrie absente? Duvernay alla chercher la liberté aux Etats-Unis après avoir donné à ses compatriotes une arme invincible, l’arme du salut, dans l’établissement de la Société Saint-Jean-Baptiste. Cartier dû prendre aussi la route de l’exil, après avoir chanté O Canada! mon pays! mes amours! avec des accents que cinquante années n’ont pu affaiblir. Canadiens des Etats-Unis, voilà quelques-uns de vos prédécesseurs. Vous pouvez en être fiers. Marchez sur leurs traces et nous regretterons moins de vous avoir perdus. Portez la tête haute et fière, car si les enfants de la grande république peuvent respirer à pleins poumons l’air de la liberté ils le doivent à des Français. Si l’aigle américain peut prendre son vol altier du golfe du Mexique à l’Alaska, des côtes du Maine aux bords du Pacifique, c’est que Lafayette et Rochainbeau lui en ont donné le droit à la journée mémorable de Yorktown. De fait, il n’est peut-être pas une étoile de la grande constellation américaine qui ne vous doive de son éclat et de sa splendeur. Marquette, Lasalle, Joliet, Nicolet, les découvreurs du Mississippi et du Missouri; Lamothe Cadillac, le fondateur de Détroit; Pierre Ménard, le premier lieutenant-gouverneur de l’Illinois; Salomon Juneau, fondateur de Milwaukee; Vital Guérin, fondateur de Saint-Paul; Dubuque qui a donné son nom à la capitale d’Iowa; Michel Ménard, fondateur de Gavelston, capitale du Texas; Beaulieu, l’un des pionniers de Chicago, la reine de l’Ouest; Bougy, sénateur du Missouri, et tant d’autres, sont des gloires à la fois françaises et américaines. Il y a aujourd’hui environ 300,000 Canadiens français aux Etats-Unis. On les dit plus nombreux encore : ils le seront toujours trop. La plupart ont réussi à conserver leur individualité. Ils doivent être faits d’un métal exceptionnel, car je ne connais pas de race que l’on n’ait pas réussi à fondre dans la grande fournaise américaine. C’est que partout où ils ont planté leur tente, que ce soit à l’ombre des usines fumeuses de la Nouvelle-Angleterre, ou dans les vastes prairies du Nord-Ouest, ils ont emporté un morceau de cette croix que Jacques Cartier planta sur le vieux roc de Québec et que Maisonneuve éleva à son tour sur les hauteurs de Mont Royal. Lorsque Napoléon se trouva enfermé sur le rocher de Sainte-Hélène, son génie dévorant caressa bien des rêves. L’un de ces rêves était de gagner l’Amérique et de fonder dans l’Etat de New-York, un vaste établissement formé, disait-il, d’hommes très forts en tous les genres, afin de former le noyau d’un rassemblement national, d’une patrie nouvelle. Ces fidèles d’une cause déchue devaient tendre la main aux frères établis sur l’autre rive du Saint Laurent et s’appuyer sur eux. Ce rêve ne fut pas réalisé et n’aurait pu l’être par l’homme qui vendit la Louisiane pour de l’or. Mais les évènements ont voulu qu’une patrie nouvelle fût fondée par les Canadiens non-seulement dans l’Etat de New-York, mais dans presque tous les vastes territoires de l’Union Américaine. S’il est vrai que la même haine contre l’Angleterre a longtemps rempli nos cœurs, l’heure des ressentiments est passée, et nous pouvons aujourd’hui la remercier de nous avoir rendu la liberté que les Normands, nos pères, lui avaient donnée les premiers. Je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Mais que l’orage gronde, que la foudre éclate, que le tocsin d’alarme retentisse de clocher en clocher, et partout rugiront des défenseurs. N’ayons crainte. Le passé garantit l’avenir. Hier, nous avons passé en revue l’armée nationale. Elle a défilé à travers notre grande ville, au bruit de nos fanfares, à l’ombre des vieilles gloires, qui, placées partout, dans nos cœurs plus encore que sur nos [illisible…] des mêmes hommes qui ne désespèrent jamais du salut de la patrie tant qu’ils eurent une goutte de sang dans les veines–des mêmes hommes qui tracèrent à la pointe de leurs vaillantes épées les glorieuses journées de la Monongahela, d’Oswego, de Carillon et de Châteauguay. Elle comptait aussi dans ses rangs ces mêmes vaillants zouaves qui ont montré au monde étonné, à un siècle sceptique, que la race des croisés n’est pas éteinte et que nous sommes les dignes fils du Grand Saint Louis qui, hier encore, semblait commander ses preux chevaliers au cri de : « Dieu le veut! » Oui, nous n’aurons qu’à jeter le cri d’alarme pour voir se lever partout des boucliers. Dans la guerre fratricide du Nord et du Sud, des milliers de Canadiens ont payé de leur sang le droit d’être citoyens américains. S’ils ont pu se battre pour une cause étrangère, que ne feraient-ils pas si jamais nos institutions, notre langue et nos lois étaient menacées? J’aperçois sur les murs de cette salle une forteresse qui doit bien être celle de Québec, et dans le lointain, une voile qui doit être celle que l’on attendait de France aux jours néfastes de 1759. Cette voile, hélas! n’était pas celle de la France, elle annonçait de nouveaux renforts à l’ennemi. C’est alors que Lévis engagea cette dernière et terrible bataille des Plaines d’Abraham. Il n’avait guère plus autour de lui que des enfants et des vieillards, la fleur de nos soldats ayant été mutilée dans des combats sans cesse renouvelés. Or parmi ces héros improvisés, se trouvaient plusieurs centaines d’hommes vertus du fond des bois de l’Acadie pour combattre à nos côtés le dernier et suprême combat. Et ces Acadiens se battirent comme des héros, et ceux qui tombèrent, tombèrent glorieusement la face contre l’ennemi, ensevelis dans le vieux drapeau de la France. Le pacte de la sainte alliance n’a jamais été brisé et ne sera jamais invoqué en vain. L’Acadie nous avait donné ses soldats, nous lui avons envoyé des prêtres, des religieuses, des hommes de profession, des négociants qui ont contribué à son relèvement religieux, politique et matériel. Aux Canadiens des Etats-Unis, nous avons aussi loyalement tendu la main, leur offrant les mêmes gages d’une union indissoluble. Survienne donc une nouvelle lutte où le sort de la patrie soit en jeu, où les droits acquis soient [illisible] aux pieds, où l’on nous refuse la liberté garantie par un traite solennel, la Société Saint-Jean-Baptiste n’aura plus qu’à sonner la trompette sacrée pour voir accourir sous les drapeaux des légions de soldats, de la race de ces fiers Gaulois, qui ne craignaient qu’une chose, c’est que le ciel ne tombât sur leurs têtes. (Applaudissements)