Un confesseur de la foi en Acadie

Journal
Année
1892
Mois
12
Jour
15
Titre de l'article
Un confesseur de la foi en Acadie
Auteur
Abbé H.R. Casgrain
Page(s)
2
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
UN CONFESSEUR DE LA FOI EN ACADIE. L’ABBÉ GIRARD- 1732-1758 (De La Kermesse.) On connaît le trait le plus saillant du caractère des Acadiens qui a éclaté durant la longue épreuve qu’ils ont eu à subir depuis le commencement du dix-huitième siècle. Ce qui a été moins étudié, c'est la cause de cet inébranlable attachement à la foi catholique qui fait notre admiration. Des missionnaires d’un zèle et d’une vertu éprouvés, relevés par des talents et une science qui en auraient fait l’ornement des cercles les plus distingués, des docteurs en Sorbonne, tels que MM. de Breslay, de Noiville, des théologiens, tels que le grand-vicaire De Miniac, des linguistes tels que les Père de la Brosse, sont allés vivre obscurément, au milieu de ce peuple rustique, et ont persévéré dans leur œuvre d’évangélisation, malgré les ennuis, les défiances, l’espionnage, parfois la persécution ouverte, qu’ils ont eu à souffrir de la part des autorités fanatiques de la Nouvelle-Ecosse : c’est là, qu’est le secret de l'héroïsme religieux de la population française de l’Acadie. L’abbé Girard fut un de ces ouvriers apostoliques, travailleur ignoré, connu de Dieu seul, qui a confessé la foi au fond des cachots pour la conserver au cœur de ce peuple. Quelques traits de la vie de ce saint missionnaire ont échappé à l’oubli, que je veux esquisser ici en quelques lignes, ou, pour me servir d’une vieille expression de Champlain, dans “un bref discours des choses plus remarquables” qui se sont passées dans sa vie. Mgr Dubreuil de Pontbriand, évêque de Québec, (1741-1760), avait pour vicaire-général, à Paris, et agent des missions du Canada, l’abbé de l’Isle-Dieu, prêtre aussi recommandable par ses lumières, que par sa prudence et son esprit ecclésiastique. L’abbé de l’Isle-Dieu entretenait une correspondance suivie avec l’évêque de Québec et les missionnaires du Canada. Il en a extrait plusieurs Mémoires qui lui étaient demandés par la cour de Versailles. C’est d’un de ces Mémoires que j’ai tiré les renseignements qui suivent sur l’apostolat de l’abbé Girard. Formé à toutes les vertus sacerdotales, doué d’une belle intelligence, et d’un zèle infatigable, l’abbé Girard avait toutes les qualités requises pour remplir la rude tâche de missionnaire parmi les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse. Il y vint en 1733, et eut, peu de temps après son arrivée, la charge de l’intéressante paroisse de Cobequid, aujourd’hui Truro, dont M. Rameau de Saint-Père a raconté, avec autant de charme que d’érudition, l’origine et les progrès dans son beau livre, Une colonie Féodale. Les premières années de son ministère furent relativement calmes ; car les gouverneurs de la Nouvelle- Ecosse, résidant à Port-Royal, n’avaient pas en main une force armée suffisante pour imposer leur tyrannie. Mais, dès que Halifax eût été fondé, (1749), ils levèrent le masque qu’ils avaient gardé jusqu’alors. Le gouverneur Cornwallis, furieux de ce que le curé de Cobequid conseillait à ses paroissiens de ne pas prêter le nouveau serment qu’il exigeait d’eux, en violation des promesses solennelles faites par les gouverneurs précédents, résolut d’en tirer vengeance sur le brave missionnaire. Un jour qu’il était tranquillement occupé de ses fonctions curiales, il vit son presbytère entouré par une escouade de quatre-vingts soldats qui le saisirent et le traînèrent prisonnier à Halifax, avec quatre de ses paroissiens. Tel était l'attachement des habitants de Cobequid pour leur curé, et la crainte qu’inspirait un soulèvement, qui aurait pu empêcher son arrestation, que le coup avait été préparé dans le plus profond secret, et exécuté avec tant de précipitation que l’abbé Girard n’avait pu emporter que les vêtements qu’il avait au moment où les soldats avaient mis la main sur lui. Les cinq prisonniers furent jetés au fond d’un cachot, et traités avec une telle inhumanité qu’un des habitants en mourut au sortir de prison. La captivité de l’abbé Girard aurait duré longtemps, si les habitants des Mines, privés de pasteur comme ceux de Cobequid, n'en avaient demandé un à grands cris. Cornwallis, craignant de les exaspérer, leur accorda l’abbé Girard, mais à condition qu’il ne mît jamais le pied dans son ancienne paroisse, qu’il ne sortît point de celle des Mines sans l’autorisation du gouverneur, et de plus qu’il fît serment de ne rien dire ou faire contre le gouvernement britannique ; en d’autres termes qu’il ne mit pas en garde ses ouailles contre les pièges qu’on ne cessait de leur tendre. Au mois d’août 1751, trois sauvages Micmacs se jetèrent sur lui à l’improviste, l’entraînèrent dans les bois, et ne le relâchèrent qu’en face du Port de Tagamigouche, situé vis-à-vis l’Ile Saint-Jean (Prince-Edouard). N’osant se montrer dans les lieux habités, de crainte de tomber de nouveau entre les mains de Cornwallis, il erra dans la forêt jusqu'au printemps suivant, qu’il reçut ordre de l’évêque de Québec d’aller diriger la paroisse de la Pointe-Prime, en l’Ile Saint-Jean. Il y était encore en 1755, l’année du grand dérangement, et il eut la douleur de voir aborder dans l’Ile, dénuées de tout, en proie au désespoir, des centaines de familles acadiennes, fuyant devant la proscription. La plupart de ses anciens paroissiens de Cobequid, dont l'église et le village avaient été livrés aux flammes par les hordes anglo-américaines, étaient au nombre de ces fugitifs. Dans l’espace de quelques mois, leur chiffre s’éleva à plus de quatorze cents, tombés, sans transition, de l’aisance à la dernière misère. L’abbé Girard, dans une de ses lettres, a exprimé en termes pathétiques, la douleur dont son âme était navrée à la vue des scènes déchirantes qu'il avait journellement sous les yeux. Il était destiné à être témoin de spectacles plus navrants encore. Trois ans plus tard, après la chute de Louisbourg, ces mêmes réfugiés furent de nouveaux proscrits, et avec eux le reste de la population de l’Ile Saint-Jean, également acadienne, formant ensemble près de 6000 âmes, groupées en cinq paroisses, pleines d’avenir, la Pointe-Prime, le Port la Joie, Saint-Louis, Saint-Pierre du Nord et Malpec, lesquelles furent complètement ravagées et ruinées ; à tel point que l’Ile redevint une solitude, comme au temps de Cartier. Une partie de ces infortunés furent jetés, sans ressources, dans les ports de France ; les autres, fuyant devant les poursuites, allèrent se cacher dans les endroits les plus inaccessibles des côtes voisinés, au risque d’y mourir de faim. L’abbé Girard eut ainsi le chagrin devoir sa nouvelle paroisse détruite, comme la première, et ses paroissiens enlevés avec lui, et jetés sur des navires qui devaient les transporter en France. Longfellow, le Jérémie des Acadiens, aurait pu écrire un second poème non moins émouvant qu’Evangéline, s’il avait connu les malheurs de la seconde Acadie. On peut juger du deuil qu’emporta avec lui l'abbé Girard, lui qui avait connu l’une et l’autre au temps de leur prospérité, et qui les vit disparaître l’une après l'autre. “Scattered like dust and leaves, when the mighty blasts of october “Seize them, and whirl them aloft, and sprinkle them far over the Ocean.” L’abbé Girard fut nommé, peu après son retour en France, “chapelain perpétuel dans l’église de Jouarre”, où il vécut probablement jusqu’à sa mort. L’abbé de l’Ile-Dieu, qui l’avait connu intimement, a résumé en quelques lignes les rares qualités de cet apôtre des Acadiens. “Il serait difficile de trouver un meilleur sujet du côté de la capacité, du zèle, du désintéressement et de la plus solide piété, dont il a donné des preuves les plus édifiantes”. L’ABBÉ H. R. CASGRAIN