Les Acadiens

Journal
Année
1891
Mois
7
Jour
9
Titre de l'article
Les Acadiens
Auteur
J. Gentil
Page(s)
1
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
LES ACADIENS. (Du Meschacébé) Les érudits et les philologues de la Louisiane, depuis quelque temps, s'occupent assez volontiers des Acadiens, de leur histoire, de leur langue, de leurs habitudes et de leurs moeurs. Ils font bien. Nous ne saurions les blâmer. Le soin est pieux et touchant, surtout quand il vient d’un Louisianais. Et nous devons dire aussi qu’il serait peut-être trop tard demain. Car le temps fuit, irréparable— Fugit irreparabile tempus—comme on nous apprenait à dire sur les bancs du collège, alors que nous ne savions pas précisément la valeur du temps et que nous croyions naïvement que la jeunesse durerait toujours, belle et fleurie. En effet, les Acadiens s’en vont, pour ne pas dire qu’ils s’en sont allés. Ils s’en vont comme les Créoles, comme les Français, comme leur langue, comme tout ce qui tient à la Louisiane d’hier et donnait à ce peuple un caractère qui n’était pas sans grandeur, sans noblesse et sans originalité. Ils s’en vont les uns après les autres, pour ne pas dire les uns avec les autres, tristement, d’une façon mélancolique, comme poussés ou chassés par une loi de mort et par une fatalité, sans qu’ils résistent, sans qu’ils se plaignent, sans qu’on les plaigne, sans même savoir ce qu’ils ont valu, comme si cela devait être et comme si cela était absolument nécessaire et juste. L’Anglo-Saxon, avec ses lois, sa volonté, son caractère, sa langue, ses mœurs et sa morale, envahit tout, emporte tout ou absorbe tout. Il n’admet pas de partage. Il ne reconnaît pas d’égal. Il veut être le maître. C’est, du reste, un homme énergique, positif, pratique, agissant, rêvant peu, ne permettant point à son cœur d’égarer sa tête, et qui, paraît-il, sur le commerce comme sur le gouvernement, a des notions plus claires, plus exactes et plus conquérantes que les autres. Il sait mettre le business à la place de la poésie ou du sentiment. Il ne fait point de philosophie inutile et vague. Il ne s’arrête pas aux considérants d’une morale de trop de devoirs et de pas assez de droits. C’est l’homme de ce siècle,—siècle de commerce, d’industrie, d’affaires, de machines et de matérialisme,—siècle où les hommes comptent plus par le succès. la fortune et les dollars que par l’honnêteté modeste, la probité qui marche à pied et le talent qui ne sait pas se faire valoir,—siècle à propos duquel on se demande malgré toutes les merveilles de la science et toutes les audaces du progrès, malgré toutes les grandes villes où des millions d’hommes s’entassent dans le luxe et la misère réunis, si l’humanité, sans croyances élevées, sans principes de justice et peut-être sans foi, n’est vraiment pas plus misérable qu’aux temps où elle portait la tête moins haute et moins fière, et si quelque cataclysme ne l’attend pas au détour du siècle pour la punir dans son orgueil, la châtier dans son injustice et la rappeler douloureusement aux devoirs méconnus ou méprisés. Mais les Acadiens, les Créoles et les Français, leurs amis et leurs frères, ne sont point de ce siècle-là. Aussi s’en vont-ils. C’est pourquoi, disons-nous, avant qu'ils aient tous disparu de la Louisiane, avant que leur langue ait cessé d’être entendue, avant qu’on ait oublié leurs noms, leur physionomie et ce qu’ils ont fait, est-il bon que le plâtre prenne le moule de leur face, qu’on recueille leurs dernières paroles et les traditions de leur race, et que cela devienne plus ou moins un souvenir historique pour leurs vainqueurs et même pour leurs propres fils transformés, anglo-saxonnisés et méconnaissables dans un américanisme nouveau et glorieux. Car on en est venu à croire que les Acadiens et les Créoles ne furent peut-être pas de bons Américains, et qu’il faut goddamer en naissant pour mériter cet honneur insigne et cette gloire. Mais si nous ne voulons point faire ici l’histoire des Acadiens,—Acadiens que nous aimons comme on aime sa race, sa famille, ses parents, ses frères, ceux qu’on retrouve à la même origine, au même berceau et dans la même classe—qu’il nous soit permis de dire ceci à ceux qui écrivent sur eux, à ceux qui s’intéressent à eux, à ceux qui recueillent, par curiosité ou par sympathie, leurs derniers gestes, leurs dernières paroles, les mots de leur patois disparu ou de leur dialecte singulier, qui sont pour la plupart les mots de la vieille et naïve langue française du XVIème siècle : Savez-vous, messieurs, pourquoi les Acadiens furent les meilleurs entre les colons de la Louisiane, pour ne pas dire les meilleurs de tous, et pourquoi nous ne devons pas, quand nous écrivons leur histoire, nous étonner de leur simplicité native, de leur honnêteté insurpassable, de leur foi, de leur piété, de leur courage, de leur énergie de pionniers, comme aussi de leurs œuvres aux temps où l’esclavage des noirs n’avait point encore marqué ce pays pour une épreuve qui dure encore? Ce n’est pas seulement parcequ’ils étaient de bonne race, ni parceque leur séjour et leur héroïque existence en Acadie les avaient rendus forts et bons, mais encore parcequ’ils étaient avant tous, par l’origine, par la condition et par les mœurs, ce qu’on appelle des paysans, c’est-à-dire des hommes du pays, du sol et de la terre. Ils ne venaient point des villes. Ils n’en avaient ni la langue ni les mœurs. Ils n’en connaissaient pas les métiers et les vices. Leur outil était la houe. S’approprier un morceau de terre, le défricher, le cultiver, l’ensemencer, l’embellir, y planter des arbres, y bâtir une maison, y élever la famille dans le travail, dans l’honneur, dans le respect aux lois divines, dans le respect à l’autorité paternelle près de l’église du baptême, du mariage et du cimetière bénit—église moins rude et moins sévère que celle du puritain, mais plus humaine et plus vivante, plus fleurie et plus joyeuse aux jours de fête, où le prêtre était un ami, un père, un brave homme aimant tout le monde et aimé de tous, sans être grand théologien—tel était leur rêve, et telle fut leur ambition. Car ils étaient paysans là-bas. Et ils aimaient la terre qu’il faut aimer, qui seule est généreuse, qui seule convient à la famille, dont l‘amour ne trompe point, ne trahit pas et ne souille jamais,—la terre qui a toutes les vertus du travail, du soin, de l’ordre, de l’économie, de la probité, de l’hospitalité, de la vérité et de la croyance,—la terre qui est et doit être une religion intime, profonde, constante, héroïque et sacrée sans laquelle ou en dehors, de laquelle il ne peut pas y avoir de religion véritable et respectable, de l’homme à Dieu, du travailleur au créateur. La terre prouve Dieu autant que le ciel, sinon plus. En tout cas, c’est là que l’homme est le contre-maître de Dieu. Voilà pourquoi le paysan, l’homme du pays, avec son amour pour la terre, son amour de Gaulois encore plus que de Français, son amour si constant et si dévoué qui a fait de la France un admirable jardin où vit l’esprit d’une admirable nation, est le premier homme devant Dieu. Les Acadiens furent des paysans. J. GENTIL.