A tort et a travers

Journal
Année
1890
Mois
12
Jour
18
Titre de l'article
A tort et a travers
Auteur
Louis de Saintes
Page(s)
1
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
A TORT ET A TRAVERS J’ai toujours été assez partisan des Voyages autour de ma chambre, ou plutôt dans ma chambre. Veuillez donc m’excuser, M. Faucher de St- Mauriee, si j’emprunte sans compter à votre excellent ouvrage, De Tribord à Bâbord, que je viens de lire avec tant de plaisir. L’île du Prince- Edouard qui, en 1797, fut nommée ainsi en l’honneur du duc de Kent, portait le nom d’île St Jean sous la dénomination française, et fut accordés par lettres patentes du mois d’août 1719 à compagnie de ce nom. Elle à 134 milles de longueur et la dentelure de ses baies fait varier sa largeur de cinq à trente-quatre milles. L’île du Prince-Edouard fut séparée de la Nouvelle-Ecosse en 1770. Denys qui l’explora en 1672, et Bayfield qui, en 1760, la décrit dans ses études hydographiques sur le St-Laurent, s’accordent tous deux pour lui trouver la forme d’un croissant. Dans sa plus grande élévation, elle ne dépasse guère quatre à cinq cents pieds. Lors du recensement de 1871, sa population se montait à 94,021 âmes. Elle s’occupe de la pêche, de l’agriculture et de la construction navale, seules véritables richesses de l’île jusqu’à présent, bien que le professeur Dawson ait affirmé, dans une conférences donnée à Ottawa, que d’après les observations géologiques sur lesquelles on ne peut se tromper, l’île du Prince-Edouard est assise sur un vaste lit de formation houillière. Les conditions météorologiques de l’île sont des meilleures. Elle n’a jamais été visitée par le choléra asiatique; ses étés sont moins chauds que ceux de Québec et ses hivers moins froids. Néanmoins, l’amiral Bayfield assure que la printemps est retardé par les vents du nord qui viennent du Golfe, et ce marin expérimenté a constaté que les vents du sud-ouest qui, en juin, juillet et août, couvrent d’un épais brouillard la baie de Fundy, deviennent une brise tiède et délicieuse en passant par le détroit de Northumberland et sur l’île, puis reprennent leur haleine humide et bruneuse, à mesure qu’ils gagnent le large et courent vers le Labrador. Jadis, l’île du Prince-Edouard comptait une population de sept mille Acadiens. Ces bonnes gens vivaient du produit de leurs terres, se livraient avec succès à l’élevage et moissonnaient en assez grande quantité pour que plusieurs d’entre eux pussent exporter jusqu’à douze cents minots de blé sur le marehe de Québec. Mais le malheur qui semblait en ce temps s’attacher aux pas de la race acadienne, vint les relancer jusqu’ici. Leurs vainqueurs affriandés par la vue des belles exploitations agricoles qui les entouraient, eurent recours de nouveau à leur marine, et déportèrent toute la population. A peine cent cinquante familles purent-elles échapper à ce terrible acte d'arbitraire en gagnant les bois et les fourrés, ou en se réfugiant à bord de leurs berges, et en se cachant au jour le jour dans les criques ou dans les petites auses de l’île, Puis, quand cette chasse humaine fut terminée, quand ces nouveaux Hébreux eurent à leur tour pris le chemin du détert, le gouvernement sonna l’hallali, et la curée officielle commença. Les terres de ces proscrits furent divisées en soixante-sept lots de vingt mille acres chacun. (Un mémoire de l’Evêque de Quebec, en date du 30 octobre 1757, dit que vers ce temps il y avait six mille Acadiens à l’île Saint-Jean.) Leur total se montant à un million trois cents soixante mille acres fut mis en loterie et tiré au sort par les officiers et les personnes qui—à tort ou à raison—c’est Alexandre Monro qui le dit, prétendaient avoir bien mérité de la couronne anglaise. Ces propriétaires improvisés par le hasard, étaient obligés en acceptant leurs titres, de prendre l’engagement de s’établir dans l’île ou d’y envoyer dans l’espace de dix ans un certain nombre de colons. Quelques-uns remplirent leurs conditions, mais beaucoup oublièrent leurs promesses. Peu importait maintenant, on avait atteint le but, puisque l’Acadien était chassé de l’île! Les concessions passèrent entre d’autres mais, et la plaie des baux à longues années s’abattit sur la contrée. Il comprenait une période de vingt-et-un à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans, et voici comment on procédait. Lorsqu’un colon signait un bail de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans, il ne payait rien les deux premières années, donnait une redevance de trois pences l’acre pour les trois suivantes, était tenu de verser six pences pour la cinquième et la sixième, se voyait porter à neuf pences pour la septième et la huitième, et payait un schelling le reste de la durée du bail. On peut facilement se rendre compte des embarras de ce système qui n’a cessé d’être discuté devant le parlement de l’île depuis sa création en 1773. Néanmoins, le gouvernement local a réussi dernièrement à faire une entente avec les détenteurs de ces immenses lots. Il rachète à un prix convenu, et revend à mesure aux colons qui demeurent alors véritablement propriétaires. C’est au fond du vieux portfrançais de la Joye qu’est bâtie la capitale de l’île. Charlettetown possède une rade magnifique. Les quais ne sont pas très commodes, mais les rues de la ville sont larges, ombragées par des arbres, et passent devant quelques résidences particulières qui sont vraiment belles. Chacun ici tient à orner sa demeure, et presqu’à chaque pas le touriste admire de frais parterres plantés de fleurs, d’où s’élancent des fontaines faites agrestement avec quelques pierres, des coquilles et de la mousse. Partout semble régner l’aisance, et chose remarquable, Charlottown est la seule ville d’Amérique où l’on ne rencontre pas de mendiants. A quelque distance du debarcadère, ou arrive au marché de fruits et de légumes, véritable bazar, et de jolies revendeuses, accortes et bien mises, font l’article et renouvellent, avec la même science et les mêmes agaceries, ce vieux truc de la pomme mis à la mode par grand’mère Eve, il y a cinq mille ans et plus. Non loin de cette fabrique de mariages se trouve la Poste, puis à quelques pas de là, sur la même ligne, le Parlement avec les chambres de l'assemblée et du conseil législatif. Ces deux encientes n’ont guère l’apparence grave qu’on s’attend à trouver en pareil lieu, et on en sort avec l’impression d’avoir visité deux petits théâtres de société. La bibliothèque parlementaire de l’île ne contient guère autre chose qu’une collection de statuts, et pour y parvenir il faut grimper un escalier, le long duquel sont installés dans leurs vitrines des hibous empaillés. Ces nocturnes ont l’air de se prendre au sérieux et de croire qu’eux aussi ont fait partie d’une députation dans les temps anciens. La toiture du palais législatif est la seul chose remarquable de cette construction, dont les gens de l’île se montrent fiers à bon droit, —surtout si l’on compare son architecture à celle du parlement de Quebec—et l’étranger qui a la patience de monter aussi haut, est récompensé par le beau paysage qui se déroule sous ses yeux. De cet observatoire, il aperçoit toute la ville, les faubourgs, ainsi qu’une partie de la baie, pendant qu’à ses pieds sont les principaux édifices de Charlottetown, parmi lesquels l’église catholique et le palais épiscopal bâti en face, et qui est très beau. Les environs de Charlottetown méritent la peine d’être vus, mais à moins d’être l’héritier de Rothschild, il vaut mieux s’aventurer à pied sur ces routes poussiéreuses. Si les voitures sont dispendieuses ici, en revanche, les places de chemin de fer se donnent à très bon marché, et pour quelques piastres le voyageur peut aller d'un bout à l’autre de l’île visiter les plus beaux endroits qu’il soit possible d’imaginer pour passer une saison de bains. Cette voie ferrée, construite aux frais du gouvernement fédéral, passe à travers plusieurs centres français, parmi lesquels se trouve Rustico, gros bourg situé sur le côté de l’île qui fait face au golfe Saint-Laurent. Citons aussi Souris, un village bien français. J’ai pris plaisir à interroger les Anglais de cette petite province sur leurs voisins les Français, et tous s’accordent à reconnaître que l’Acadien est industrieux, frugal, honnête et fait le meilleur compagnon du monde. La capitale de l’île du Prince-Edouard a une rivale commerciale placée sur les bords du détroit de Northumberland. Elle porte le poétique nom de Summerside. Le chemin de fer traverse cette petite ville, fameuse par ses huîtres, que les gourments du Canada préfèrent à toutes celles du St-Laurent. Elles sont un peu grosses, il est vrai; mais leur chair blanche, grasse et toute parfumée par le salin et par l’iode de la mer en font un bévalve des plus recherchés. Il y a par la ville beaucoup d’établissements où l’on vend de ces délicieux mollusques. Il sont très fréquentés en toute saison, et par les beaux jours les huîtres s’étalent complaisamment aux devantures et aux portes, sous le regard avide des passants Mais que vienne le froid, tout se réfugie dans les maison et un écriteau avertit charitablement les rares piétons que : Les Huîtres sont â l’intérieur. Louis DE SAINTES.