Discours de M. l'Abbé Ph. L. Belliveau, curé de Sussex

Journal
Année
1890
Mois
9
Jour
18
Titre de l'article
Discours de M. l'Abbé Ph. L. Belliveau, curé de Sussex
Auteur
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2
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DISCOURS DE M. L'ABBÉ PH. L. BELLIVEAU, CURÉ DE SUSSEX Mesdames et Messieurs, Je me considère comme très honoré d’être appelé à vous adresser la parole. Il y a un axiome anglais qu’on répète souvent pour apaiser le trop d’activité de certains bambins : Little fellows should be seen and not heard, et je me trouve un peu sous le coup de cette condamnation traditionnelle en élevant la voix en présence d’un grand nombre d’hommes distingués, à l’âge mûr, au jugement rassis, et qui ont ici bien plus de poids que celui qui vous parle, si toutefois on peut parler de poids intellectuel, à l’exclusion du matériel. Cependant il me semble que tous nous sentons irrésistiblement le besoin, en ces jours glorieux, de déverser dans un auditoire le trop plein de notre coeur. Ce qui s’est passé en ce jour, ce qui a été dit et entendu, ce qui se voit et se prépare encore, l’élan et l’enthousiasme qui se produisent, tout cela est de nature à jeter l’âme dans l'extase d’inénarrables émotions. Pour ma part, mesdames et messieurs, je n’ai pas d’intérêt à vous le cacher et je vous le déclare hautement que depuis mon arrivée sur ces rivages je suis réellement ému, et si vous me demandez pourquoi je vous dirai qu’une des principales raisons en est parce que j’ai foudé pour la première fois sur le vrai sol de l’Acadie, cette terre bénie où ont marché autrefois nos malheureux ancêtres. Y avez-vous songé, messieurs, nous avons ’à bas Grand Pré et Port Royal, deux noms qui saisissent l’Acadien au cœur et lui font verser des larmes. Nous sommes à deux pas du sinistre rivage où la présécution britannique, par un acte de barbarie sans exemple, a voulu nous donner le coup fatal en embarquant nos pères sur des navires d’exil. Nous n’y voyons plus cependant les paisibles habitations acadiennes, et le peuple qui y vivait content dans la simplicité et l’abondance. Que sont-ils devenus? Tout attristés et inquiets nous nous écrions avec notre sympathique et immortel Longfellow : “Where is the thatched roofed village the home of the Acadien farmers Men whose lives glided on like rivers that water the woodlands, Darkened by shadows of earth, but reflecting an image of heaven? Waste are those pleasant farms and the farmers forever departed Scattered like dust and leaves, when the mighty blasts of October, Seize them and whirl them aloft, and sprinkle them far o’er the ocean, Naught but tradition remains of the beautiful village of Grand Pré.” On dit que le temps use tout, la dureté du roc comme la vivacité des passions, et il est vrai et louable de dire qu’après 135 ans nous ne ressentons pas dans nos cœurs toute la rage et l’indignation qu’a mérité la barbarie anglaise, puisque nous vivons paisiblement et loyalement sous les lois de nos anciens persécuteurs. Il y a même une autre chose que le temps cherche à effacer de la mémoire des hommes: c’est la honte et l’infâmie attachée pour jamais au drapeau de la fiere Albion qui fut indignement arboré au sommet des fortifications de notre vieille Acadie. Il s’est trouvé des Archibald et d’autres dans la suprême ambition semble être de fausser l’histoire et d’excuser entièrement et de pallier complètement la déportation de Grand Pré. La patience a ses limites, messieurs, et cesse d’être une vertu, et quoique nous fassions pour autre chose, nous nous avilirons jamais jusqu’à effacer cette tache du drapeau britannique et à légitimer l’exil de nos pères. Comme peuple chrétien et catholique nous pardonnerons cet acte de cruauté, mais sous aucune forme,—jamais—quand même nous prendrait-on le sang du cœur et quand même tous les habitants de la ville de Halifax nous exhorteraient au contraire. Malgré cela un mobile puissant nous porte naturellement à être moins inexorable envers ceux qui s’engraissent aujourd’hui dans nos riches vallées et sur nos riantes collines de là bas; c’est que par la grâce de Dieu et la protectation de la T. S. Vierge, notre patronne, nous avons survécu à nos bourreaux, et notre prospérité actuelle ne manque pas de nous caresser de belles espérances pour l’avenir.—Oui, M. et Mmes, nos pères ont échappé à la mort comme par miracle et sont sortis de l’exil connue par enchantement. Leur cœur était resté sur ces rivages de l’Océan, et leur premier effort, leur premier acte de liberté a été le retour à leur patrie déserte. Comme autrefois le prophète Jérémie pleurant sur les ruines de Jérusalem, ils sont venus eux aussi gémir sur les cendres de leurs chaumières incendiées, dire une prière sur la tombe de leurs morts, et pour ne pas troubler leur repos et la vaste et profonde solitude d’alentours, ils se sont retirés sans bruit, à une courte distance, en vue des ruines, et se sont échelonnés sur les bonis de la ravissante Baie Ste Maric, ce qui explique la présence de cette prospère colonie française que nous visitons aujourd’hui avec tant d’intérêt et de bonheur. Dieu Merci le tableau de l’histoire du pays d’Evangéline n’offre pas que des couleurs sombres. Comme toute pièce d’art d’ailleurs il a ses nuages et ses ombres qui ne font que mieux ressortir les couleurs moins sombres et brillantes. Une convention acadienne doit donc nécessairement gémir sur le passé conne elle doit se réjouir du présent et de l’avenir. Vous le savez, mes sieurs, comme le disait un jour un sympathique orateur Canadien-français : “Parler des Acadiens, c’est évoquer près de trois siècles de gloires, de vertus et d’héroïsmes.—C'est faire briller l’auréole du martyre sur le front d’un peuple longtemps courbé mais jamais dompté; c’est entonner le chant d’allégresse, l’hosanna de la reconnaissance après les notes plaintives de tout un peuple qui commença la vie dans les larmes et dans le sang”. Et il ajoutait avec un accent de foi vive: “ Si cette nation de pêcheurs, les Acadiens, parcourant pendant longtemps toutes les mers, et bravant toutes les tempêtes, n’ont pas succombé, c’est qu’au plus fort de la tourmente il n’ont pas manqué d’invoquer a Maris Stella des marins, leurs frères de Normandie. C’est là l’étoile qui les a éclairés, qui les a sauvés quand tout était orages et tempêtes autour d’eux.” Cet ami des Acadiens semblait par ces paroles, pénétrer l’avenir et voir cette étoile, la Stella Maris, briller dans notre drapeau. Ne l’enlèvons jamais, cette étoile du drapeau de la nation, non plus que de notre insigne, de peur que Marie nous retire sa protection, car pour ma part, je serais superstitieux à ce point si une main sacrilège allait nous la ravir. Vous le voyez, messieurs, notre prospérité nationale a pour nous des consolations et des joies futures. Et quand je jette un coup d’œil sur le grandiose spectacle qui se déroule sous nos regards le vaste océan roulant à nos pieds ses vagues éternelles; lorsque je vois ces coquettes habitations gracieusement assises sur les bords enchanteurs de la Baie Ste Marie; lorsque je contemple cette foule immense d’Acadiens accourrus de toutes les parties du Canada pour chômer notre fête nationale à l’ombre du drapeau de la France avec l’étoile de l’Acadie comme signe distinctif, une joie soudaine inonde mon âme et mon imagination se perd dans une rêverie profonde qui me prédit des choses sublimes sur l’avenir de notre chère Acadie. Avant de nous séparer de ceux chez qui nous avons goûté tant de joies, c’est pour nous un devoir d’exprimer à nos frères de la Nouvelle-Ecosse nos félicitations sincères à cause des signes de prospérité que nous voyons partout, et les remercier cordialement de leurs très-généreuse hospitalité. Nous sentons que nous sommes ici chez nous et en famille à en juger par l’empressement qu’on a mis à nous accueillir, et à l’amitié franche, sincère et toute acadienne qu’on nous montre. Nous sommes venus de loin vous voir comme des frères, pour le bien de la patrie, pour compter notre nombre, pour mesurer nos forces, pour nous serrer la main, cimenter une union ferme et solide entre toutes les partie de l’Acadie, nous conseiller les uns les autres et nous entr’aider. Nous sommes venus vous dire, compatriotes de la Nouvelle-Ecosse, que nous vous aimons, que nous avons à cœur votre bien, que nous fondons sur vous de grandes espérances pour l’avenir. Deux questions brûlantes et plaines d’actualité ont été agitées pendant ces jours de convention nationale. C’est la colonisation et l’éducation. Quant à la première vous n’avez qu’à suivre l’avis de ceux qui se sont occupés de cette importante question depuis des années et dont l’expérience ne peut que vous être utile, vous n’avez qu’à préparer votre jeunesse et l’encourager à l'agriculture au lieu d’émigrer aux Etats-Unis et d’aller dépenser leurs forces, leur santé, leur patrimoine, leur vie entière et peut-être hélas ! exposer leur salut, au service de corporations américaines sans âmes et sans principes, qui ne s’occupent de l’ouvrier que pour obtenir son travail.—Quant à la seconde, l'éducation, si longtemps négligée parmi vous, vous avez déjà fait vous-mêmes les premières démarches sous la sage direction de vos zélés pasteurs et cela vous honore. Ne vous arrêtez pas à mi-chemin messieurs, continuez l’œuvre si bien commencée, élevez le “ Monument Sigogne” aussi magnifique que possible et aux proportions aussi amples que vous serez capables, instruisez votre jeunesse et vous et la patrie en bénéficieront. Soyons unis : “L’union fait la force”, et notre chère patrie augmentera en nombre, en forces, en influence et en prospérité.