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Les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire
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(Suite)
Nous allons insérer ici un mémoire écrit très probablement par l’abbé Maillard et dont une copie a été trouvée, environ trente ans passés, par un savant antiquaire de Normandie, M. Gaston du Boscq de Beaumont. Ce dernier trouva aussi une collection de manuscrits provenant de M. de Surlaville, officier français venu à Louisbourg, en 1751, avec le comte de Raymond, gouverneur du Cap Breton.
Voici le texte de cette pièce authentique dont nous changerons seulement la vieille épellation des mots et la ponctuation lorsque celles-ci rendraient le texte peu intelligible pour quelques-uns de nos lecteurs.
« Motifs des sauvages micmacs et malécites de continuer la guerre contre les Anglais depuis la dernière paix. (1)
« Cette Nation n’a jamais pu oublier tout ce que les Anglais établis dans l’Amérique Septentrionale ont mis en œuvre, dès les premiers temps de leur établissement, pour la détruire de fond en comble, ce qui fait qu’elle ne cesse de chercher les occasions de leur en marquer son ressentiment. Elle a surtout, à tout moment, devant les yeux, ce qui suit : « En 1744, vers la fin d’octobre, feu M. Gorham commandait un détachement de troupes anglaises envoyé pour observer la retraite que les Français et les Sauvages faisaient de devant Port-Royal en Acadie. Ce détachement ayant trouvé, à l’écart, deux cabanes de Sauvages micmacs où il y avait cinq femmes et trois enfants, desquelles femmes deux étaient enceintes, saccagea, pilla et brûla ces deux cabanes et massacra les cinq femmes et les trois enfants. Il est à remarquer que l’on trouva les deux femmes éventrées, trait que les Sauvages ne peuvent oublier, parce qu’alors on se faisait bonne guerre. Ils ont toujours regardé cette action comme une marque singulière de la cruauté la plus inouïe.
Cinq mois avant cette action, un nommé Danao ou David, corsaire anglais, ayant artificieusement arboré pavillon français, dans le voisinage de Fronsac, (détroit de Canseau, N. E.) fit, part le moyen d’un renégat français qu’il avait pour interprète, venir à bord de son bâtiment le chef des sauvages de l’Isle Royale (Cap Breton), nommé Jacques Padanuques, avec toute sa famille, l’emmena à Boston où il fut mis au cachot dès qu’il fut débarqué, et d’où on ne le tira que pour le faire étouffer dans le bâtiment où ils disaient ne l’avoir fait embarquer que pour le remettre sur l’Isle Royale. Ils ont gardé son fils, jeune homme alors de huit ans, et ne veulent absolument pas le rendre. Il est à noter que, plusieurs fois depuis la détention de ce jeune sauvage, on leur a remis des prisonniers sans rançon aux conditions qu’ils rendraient ce jeune homme – qu’eux-mêmes se sont soumis à ces conditions, que néanmoins ils n’y ont jamais été fidèles.
« Au même mois de juillet 1745, le même Danao prit encore, par la même ruse, une famille sauvage qui n’a pu se retirer de leurs mains qu’en échappant la nuit de leurs prisons. Dans le même temps, un nommé Barthelémi Petitpas, interprète appointé des sauvages, fut emmené prisonnier à Boston; les sauvages l’ont demandé plusieurs fois en échange des prisonniers anglais qui étaient alors entre leurs mains, dont il y avait deux officiers à qui ils donnèrent la liberté à condition que le dit Petitpas leur serait envoyé. Les bostonnais ont néanmoins retenu prisonnier le dit Petitpas et l’ont fait mourir par la suite. »
« Dans la même année 1745, le missionnaire de l’Isle Royale (Cap Breton) Naltikonech, (Antigonish) Pikitout (Pictou) et l’Isle Saint-Jean (du Prince Edouard), nommé l’abbé Maillard, ayant été invité par plusieurs lettres de la part du chef de l’escadre anglaise et du général des troupes de terre, à un pourparler que ces deux messieurs voulaient avoir avec lui, au sujet des Sauvages, se rendit à Louisbourg qui était alors aux Anglais, sur les assurances que ces Messieurs lui avaient données par écrit et sur promesse formelle qu’ils lui avaient faite avec serment de lui donner toute liberté de retourner d’où il était venu. Après avoir satisfait à tout ce qu’ils désiraient de lui, ils (les Anglais) le retinrent à Louisbourg où ils lui firent plusieurs mauvais traitements, et ensuite l’obligèrent à s’embarquer, tout malade et dénué de tout, sur un vaisseau de leur escadre, pour le faire passer en Angleterre et de là en France.
« Cette même année, 1745, plusieurs corps de sauvages décédés et inhumés au Port Toulouse (Saint-Pierre, Comté Richmond, C. B.) furent exhumés par les Bostonnais et jetés au feu. En outre, le cimetière de cette nation fut ravagé et toutes les croix posées sur chaque tombe brisées en mille pièces.
« En 1746, les étoffes que les sauvages achetèrent des Anglais qui commerçaient alors dans le bassin de Mejagouèche à Beaubassin (Amherst), parce que les étoffes manquaient partout, se trouvèrent empoisonnées, de sorte que plus de deux cents sauvages, tant de l’un que de l’autre sexe, en périrent. (2)
« En 1749, vers la fin du mois de mai, temps auquel on ne savait pas encore, dans la Nouvelle-France, la suspension d’armes entre les deux couronnes, les sauvages ayant fait deux prisonniers Anglais sur l’île de Terreneuve, apprirent de ces mêmes prisonniers la suspension d’armes. Ils en crurent les Anglais, leur en marquèrent leur satisfaction, les traitèrent comme frères, les dégagèrent de leurs liens et les menèrent à leurs cabanes. Les dits prisonniers, pendant la nuit, massacrèrent vingt-cinq de ces sauvages, tant hommes que femmes et enfants, et se sauvèrent. Il n’y a que deux sauvages qui ne furent point compris dans ce massacre, parce qu’ils ne s’y trouvèrent pas.
« Vers la fin de la même année, les Anglais s’étant rendus à Chibouktout (Halifax) firent partout répandre le bruit qu’ils allaient détruire tous les sauvages. Ils parurent agir en conséquence, puisqu’ils envoyèrent de côté et d’autre différents détachements de leurs troupes pour aller à la poursuite de ces sauvages. Ceux-ci furent si fort alarmés de ce procédé des Anglais que dès lors ils se déterminèrent entre eux à leur déclarer la guerre, tout faibles qu’ils étaient. Sachant que la France avait fait la paix avec l’Angleterre, ils résolurent de ne pas cesser pour cela de faire, partout où ils le pourraient, main basse sur l’Anglais, disant qu’ils ne pouvaient se dispenser de le faire puisque, contre toute justice, on les voulait chasser de leur pays. Il envoyèrent alors une déclaration de guerre en forme, au nom de leur nation et de leurs alliés sauvages, aux Anglais.
« L’établissement de Chibouktouk (Halifax) a beaucoup choqué cette nation (les Micmacs). Les faits rapportés ci-dessus, et les cruautés dont ils se plaignent, semblent les rendre à jamais irréconciliables avec les Anglais. Quant à ce qui regardent les missionnaires des sauvages, on ne peut les soupçonner d’user de connivence en tout ceci, si l’on veut faire attention à la conduite qu’ils ont toujours tenue avec eux, et surtout dans le temps de la dernière guerre. Combien d’actes d’inhumanité se seraient commis par cette nation naturellement vindicative, si les missionnaires ne se fussent pas sérieusement appliqués à les distraire de ces idées. Il est notoire que les sauvages ce croient tout permis contre ceux qu’ils regardent comme leurs ennemis. On ne peut dire combien les efforts de ces mêmes missionnaires ont été grand pour venir à bout de réprimer, dans ces conjonctures, cette license criminelle, surtout les sauvages s’y croyant autorisés par droit de représailles. Combien d’honnêtes gens de la nation anglaise auraient pour jamais été détenus captifs et subi un sort des plus tristes, si, par l’entremise des missionnaires, les sauvages ne se fussent déterminés à les relâcher.
« Ces missionnaires sont à même de faire voir par écrit les instructions qu’ils font aux Sauvages concernant la douceur et l’humanité dont on doive faire usage, même en guerre. C’est surtout depuis dix-sept ans qu’ils ne cessent de déclamer contre les façons barbares et sanguinaires de ces Sauvages qui semblent innées chez eux. Ce qui fait que, dans les maximes de conduite écrites pour eux, on a attention d’y insérer un chapitre qui, dès le commencement jusqu’à la fin, leur met devant les yeux l’extrème horreur qu’ils doivent avoir d’une semblable conduite. Ils ont particulièrement soin de faire apprendre ce chapitre tout entier aux enfants; d’où il suit que, de jour en jour, on s’aperçoit qu’ils deviennent plus humains et écoutent plus à cet égard les remonstrances du missionnaire. »
Aux lecteurs à tirer leurs conclusions. Avant de terminer ce petit ouvrage, nous dirons encore quelques mots des deux missionnaires français de l’Acadie qui ont été tenus plus particulièrement responsables des hostilités commises par les Sauvages contre les Anglais dans les provinces maritimes – l’abbé Maillard et l’abbé Le Loutre.
Les historiens ont reproché à l’abbé Maillard d’avoir pris part à l’expédition de Ramezay et De Villiers, en 1746-1747, à Grand’Pré.
Jusqu’à cette époque l’abbé Maillard s’était occupé exclusivement des missions sauvages de l’Ile-Royale (Cap Breton) et des côtes voisines, Antigonish, Pictou, etc. C’était, du reste, le ministère qui lui avait été assigné et en raison duquel il était entretenu et payé entièrement aux frais de la France. En 1746, il sortit temporairement de l’Ile-Royale pour remplacer, dans la mission sauvage de Shubenacadie (près de Truro), l’abbé Leloutre qui était alors en Europe.
Comme il ne faisait pas de ministère aux Acadiens de la Nouvelle-Ecosse, l’abbé Maillard se mit à la disposition de M. de Villiers qui avait besoin d’un aumônier pour l’expédition dirigée contre Grand’Pré.
L’histoire nous relate plusieurs circonstances dans lesquelles l’abbé Maillard fit preuve de tact et de courage pour empêcher les Micmacs de se livrer à des cruautés envers les Anglais.
Pour n’être pas trop long, nous n’en citerons qu’une seule.
Vers la fin de l’année 1748, l’abbé Maillard se trouvait à la baie Saint-Pierre, au sud du Cap-Breton, avec une poignée de sauvages que commandait le capitaine Marin. Le traité d’Aix-la-Chapelle n’était pas encore généralement connu en Amérique. Cependant les premières rumeurs de la paix conclue en Europe venaient d’arriver au camp, lorsque les sauvages y entrèrent avec plusieurs officiers anglais qu’ils venaient de faire prisonniers et qu’ils menaçaient d’égorger, car ils étaient dans un terrible état d’exaspération. Ce ne fut qu’à force de supplications et de présents que l’abbé Maillards et le commandant Marin purent réussir à arracher les prisonniers de leurs mains. Voilà ce que dit à ce sujet une lettre de l’abbé Maillard au colonel Hopson, commandant de Louisbourg. « Je ne fais aucune difficulté de vous dire que vous devez remercier Dieu de ce que M. Marin et moi soyons avec les sauvages sur votre île… Tous ces sauvages devenus furieux et intraitables de ce qu’on leur parlait de ne plus faire d’hostilités, voulaient, malgré tout, faire ravage et dégât partout ou ils auraient pu le faire… Si vous saviez, Monsieur, ce que c’est d’avoir à conduire un troupeau semblable, tant pour le spirituel que pour le temporel, ce qu’il faut faire pour le maintenir dans l’ordre et la tranquillité, de quel art oratoire il faut se servir pour le mettre au niveau avec la raison, vous seriez tenté de dire qu’il faut que leurs conducteurs aient une magie qui leur soit propre et inconnue à tout autre… Depuis quatorze ans que je suis avec les sauvages, je puis dire n’avoir encore aperçu en eux que de pures machines… Il n’y a, je vous le jure, Monsieur, que la religion qui soit capable de les rendre quelquefois traitables et dociles. » (Public Record Office Am. & Ind. Vol. 65 p. 219. Maillard to Hopson, La Baie Verte, 11e apr. 1748)
Passons maintenant à l’abbé Leloutre qui était lui aussi, exclusivement au service des missions sauvages, tant qu’il exerça son ministère dans la Nouvelle-Ecosse proprement dite.
Quelques historiens anglais et français lui font porter la responsabilité du meurtre du capitaine Howe. Ce jugement est tout-à-fait erroné. Howe fut tué près d’Amherst. Sur les bords de la petite rivière Missiguash, par des espions micmacs, plus particulièrement par le farouche Jean-Baptiste Coptke et Etienne Bâtard, le traître, tous deux micmacs d’une mission voisine. Plusieurs documents de l’époque en font foi jusqu’à l’évidence. Que Pichon et d’autres Français de la région aient accusé l’abbé Le Loutre de ce crime, il n’y a pas lieu de s’en étonner. La jalousie, la haine, le désir que quelques fonctionnaires de Beauséjour avaient de se débarasser de l’abbé Le Loutre, parce que ce dernier censurait leur apathie, leur manque d’initiative et leur vie licencieuse, tels ont été les motifs de ces accusations.
Il faut se rappeler que, par suite de l’esprit anti-religieux que Voltaire et les philosophes avaient répandu en Europe au dix-huitième siècle, les préjugés contre le catholicisme et le clergé n’étaient pas moins intenses parmi les Français que parmi les Anglais.
Beamish Murdock, auteur du livre History of Nova Scotia qui, en maints endroits, blâme l’abbé Le Loutre très sévèrement, dit en parlant du jugement qu’il porte sur ce missionnaire : « Il faut cependant ne pas oublier que nous avons pris nos informations sur ce personnage de sources qui n’étaient pas amies des prêtres de son Eglise, les Français de cette époque étant entachés de la philosophie de Voltaire. » « It must nevertheless be remembered that we have derived our information of this person from sources not friendly to priests of his church – the French of that period being tinged with the philosophy of Voltaire (History of Nova Scotia, Vol. II, p. 271.) »
D’après ce qui nous est assuré par une lettre de M. Prévost, commissaire-ordonnateur à Louisbourg, l’abbé Le Loutre avait prévenu le capitaine Howe du danger auquel il s’exposait en se fiant trop aux sauvages, et ce fut par la propre imprudence de ce capitaine et parce qu’il ne voulut pas suivre l’avis du missionnaire que le regrettable incident de la Missiguash arriva. « Le sieur Howe, dit M. Prévost, ennuyant depuis longtemps les sauvages, s’est avisé de s’y risquer encore, nonobstant les avis de l’abbé Leloutre et ceux mêmes des sauvages. Il est venu vis-à-vis un d’eux avec un pavillon blanc, et le sauvage et ayant un autre rouge, lui a tiré un coup de fusil qui l’a étendu mort. » (Lettre de M. Prévost au ministre, 27 octobre 1750.)
Aujourd’hui ceux qui étudient l’histoire avec bonne foi, non aux sources anglaises exclusivement, mais avec le désir de s’éclairer, à la lumière des documents récemment publiés aux archives d’Ottawa ou ailleurs, se voient obligés d’adopter cette opinion au sujet du meurtre de Howe.
Même dans les romans à fond strictement historique écrits et publiés par les Anglais, on n’ose plus aujourd’hui attribuer la mort de Howe aux prétendues intrigues du missionnaire Leloutre. Au contraire, ces romanciers nous montrent le prêtre de Beauséjour faisant des efforts inouis, employant tous les moyens possibles pour arracher le capitaine anglais aux desseins dangereux des quelques sauvages qui avaient juré sa mort. C’est ce que l’on voit clairement dans le roman historique de Mlle Amélia Fytche « The Velvet Siege of Beauséjour », publié récemment. (A tale of Acadie and its rival forts with pen pictures of noted characters of the times, drawn from original manuscripts in the Archives at Halifax, and from the private letter-book and journal of Richard Yolland, gentleman, lieutenant of the 24th. Foot, whereof general the Honourable Edward Cornwallis, governer of His Britannic Majesty’s Province of Acadie, was Commander.)
Ce petit ouvrage, écrit dans un très bon esprit, est tout à fait historique et nous semble retracer très fidèlement les mœurs, les coutumes, les défauts et les évènements de l’époque; soit dit en passant.
L’abbé Maillard confirme le témoignage de M. Prévost, le commissaire ordonnateur de Louisbourg, relativement à la mort de Howe. « Il fallait, dit-il, que cet homme, pour ne pas périr de même, évitât soigneusement toute rencontre de Micmacs. L’avis lui en avait été donné peu de temps avant que ce malheur lui arrivât. »
Citons maintenant à ce sujet le témoignage de M. de la Vallière qui était alors sur les lieux; Vers le 15 octobre, dit-il, les sauvages qui s’étaient aperçus et étaient informés que M. Howe, commissaire des troupes anglaises, venait souvent se promener sur le bord de la rivière où il avait déjà eu des conférences avec les officiers et missionnaires, parler aux habitants et tâcher de les engager à revenir à eux, en leur faisant beaucoup de promesses, furent avec des Acadiens s’embusquer pendant la nuit derrière une levée qui règne le long de la rivière, et, sur les huit heures du matin, Etienne Bâtard, sauvage dit père la Corne, fut, avec un pavillon, sur le bord de la rivière où les sauvages et Acadiens étaient embusqués. M. Howe vint aussi avec un pavillon vis-à-vis de l’autre bord de la rivière. Le sauvage, après avoir fait quelques questions à M. Howe, jeta son pavillon, et donna le signal à ses gens qui firent feu tout de suite sur M. Howe et le blessèrent mortellement. » Ailleurs, dans le même journal, il dit :
« Après le départ des sauvages micmacs, il y en avait deux de la mission du père La Corne qui avaient resté. » (Coptke et Bâtard)
« C’est le même sauvage qui fut avec un pavillon et qui fit tuer M. Howe. En second lieu, Jean-Baptiste Coptke était un sauvage traître aux Français aussi bien qu’aux Anglais. » (Journal de ce qui s’est passé à Chignectou et autres parties des frontières de l’Acadie entre les Français et les Anglais, par M. de la Vallière, officier français.)
M. Parkman n’a pas tenu compte de ces témoignages de M. Prévost, commissaire de Louisbourg, et de l’officier français de Chignectou, M. de la Vallière. C’est la raison pour laquelle il représente le sauvage Coptke comme un des sauvages de la mission de l’abbé Leloutre et agissant par là même d’après les avis et sous l’influence de ce dernier missionnaire.
En parlant des missionnaires des sauvages, l’abbé Casgrain dit : « Prêtres et Français, ces missionnaires poursuivaient deux buts également louables, également approuvés par tous les peuples civilisés; premièrement et avant tout, celui d’évangéliser et d’humaniser les tribus sauvages; secondement, d’affermir le pouvoir de la France, leur patrie, parmi ces nations, de les lui concilier, et, en cas de guerre, de les accompagner dans leurs expéditions, afin de leur continuer les offices de leur ministère, de leur montrer à faire la guerre à la manière des peuples civilisés, de les empêcher de commettre les cruautés auxquelles ils étaient si enclins, d’arracher souvent les prisonniers de leurs mains, comme ils l’ont fait en bien des occasions, l’abbé Leloutre en particulier. Ainsi, en temps de paix comme en temps de guerre, ces missionnaires étaient les bienfaiteurs de l’humanité. »
Le même historien va jusqu’à dire que les missionnaires des Acadiens (non ceux des sauvages) sont sujets à blâme, parce qu’ils prêchèrent trop la soumission à l’Angleterre, après le traité d’Utrecht. A son point de vue, les missionnaires français de l’Acadie auraient dû conseiller ouvertement aux Acadiens de s’unir aux Français de Louisbourg en 1744 ou à ceux de Québec en 1746-47. En toute probabilité, les Acadiens auraient alors réussi, dit-il, à s’emparer de Port-Royal et à chasser les Anglais de la péninsule. Que si les Acadiens n’eussent pas réussi, s’ils eussent été vaincus, ils n’auraient pu désormais se faire aucune illusion. Ils se seraient hâtés de se réfugier de l’autre côté de l’isthme de Chignectou, où ils auraient combattu comme de francs ennemis et, non-malgré eux, comme le firent les réfugiés qui servirent plus ou moins sous De Vergor, et par là ils auraient évité la déportation.
Quoi qu’il en soit de cette opinion, qui est celle d’une historien sérieux et consciencieux, il est pour le moins étrange de voir des historiens anglais et français réprouver la conduite des abbés Leloutre et Maillard, missionnaires des Sauvages seulement, et leur reprocher leur trop grand attachement à la France, lorsqu’un homme aussi intelligent et aussi renseigné que l’abbé Casgrain censure les missionnaires des Acadiens d’avoir péché par trop de soumission à la domination anglaise qui les abritait ou qui devait les abriter. Quand le Canada fut livré définitivement à l’Angleterre, par la capitulation de 1760, l’abbé Maillard devint un fidèle sujet de sa Majesté britannique. Les temps étaient changés. La France ne luttait plus pour garder ces régions qu’elle avait revendiquées auparavant comme siennes.
L’abbé Maillard mourut à Halifax en 1762. A ses derniers moments, lorsque le saint missionnaire eût perdu connaissance, un ministre protestant vint lire des prières au chevet du prêtre mourant, et ce bon ouvrier évangélique fut enterré avec pompe à Halifax. Les hauts fonctionnaires de l’Etat accompagnèrent ses restes mortels jusqu’à sa dernière demeure.
Pour revenir maintenant à l’abbé Leloutre, on sait qu’il a été injustement représenté par plusieurs historiens comme le tyran des Acadiens, l’ennemi juré des Anglais, l’organisateur, parmi les sauvages, d’expéditions guerrières cruelles et sanguinaires enfin un chargé d’âmes qui s’éleva toujours contre toute marque de loyauté envers l’Angleterre. Ce sont là des accusations gratuites provenant de plaintes surtout de Pichon, du commandant Le Vassan qui tous deux détestaient Leloutre parce qu’il était prêtre d’abord, et parce qu’ils étaient, eux, voltairiens jusqu’au fond de l’âme.
On reproche ensuite au missionnaire Leloutre d’avoir insisté pour faire venir les Acadiens de la péninsule, en deçà de l’isthme de Chignectou, c’est-à-dire sur un territoire supposé français.
Leloutre demanda aux Acadiens de la Nouvelle-Ecosse proprement dite de passer sur le territoire français de l’isthme de Chignectou. Il voulait par là les arracher à la déportation qu’il prévoyait devoir arriver. Ses prévisions ne tardèrent pas à s’accomplir. L’abbé savait très bien qu’avec un homme de la trempe de Duchambon de Vergor, Beauséjour et Beaubassin étaient voués à l’humiliation et à la défaite. Et le canton de Beaubassin disparaissant, les Anglais n’auraient aucune difficulté pour chasser les Acadiens de la péninsule. C’est ce qui arriva.
En troisième lieu, on reproche à Leloutre, comme (illisible) de politique arbitraire et despotique, d’avoir fait évacuer et incendier Beaubassin, en 1750, afin de ne pas laisser aux Anglais de quoi se ravitailler. Dans la relation du journal de Franquet, il est dit expressément que ce fut M. de la Vallière et les habitants de ce district qui se déterminèrent d’eux-mêmes à ce sacrifice extrême, et non d’après l’ordre du missionnaire.
Nous avons traité quelques pages plus haut du meurtre de Howe et nous pouvons ajouter que loin d’être le tyran des sauvages ou l’ennemi des Anglais et des Acadiens, l’abbé Leloutre rendit constamment aux uns et aux autres tous les services charitables que sa position et son influence lui permirent de rendre. Si ce missionnaire eût tyrannisé les sauvages, ces derniers n’auraient pas laissé que de se venger sur sa personne, à une heure opportune, dans l’ombre, comme ils savaient le faire. Cornwallis avait offert cinq cents dollars pour la tête de l’abbé Leloutre. Malgré leur grande convoitise et la facilité qu’ils avaient de s’emparer de la personne du prêtre, les Micmacs n’essayèrent jamais (illisible) à ses jours.
C’est l’abbé Leloutre qui obtint de la cour de Versailles, par son influence et ses efforts personnels, 50,000 livres, sonne très considérables vû la valeur de l’argent à cette époque, afin d’endiguer les marais de Chignectou et construire des aboiteaux sur les cours d’eau qui traversent ces marais. Connaît-on bien l’importance de ces marais de Chignectou?
C’est soixante et dix mille arpents de terre très fertile arrachés à l’Océan ou aux marées de la baie de Fundy. Cinquante-quatre mille arpents sur les rivières qui se jettent dans le Beaubassin, c’est-à-dire la rivière des Mines et celles de Macan, de Napan, de La Planche, de Missiguèche et de Tintamar; sept mille arpents sur la rivière Memramcook; quatre mille sur la rivière Petitcodiac et deux mille à l’ouest de la baie de Chipoudy, sur les bords de la petite rivière qui porte ce dernier nom.
Après la cession de 1760, lorsque ce territoire de Chignectou, jusque là considéré comme zone de limites en litige, passa définitivement à l’Angleterre, le gouvernement anglais n’eut rien de plus pressé que de se rendre compte par le menu de ces riches marais, de les faire arpenter soigneusement et d’en faire lever les plans par son envové spécial, Charles Morris.
C’est grâce aux subsides obtenus par l’abbé Leloutre, nous le répétons, si ces vallées se trouvèrent en aussi belle condition aux jours de la conquête.
Pichon et consorts ont prétendu que ces subsides avaient été plus ou moins gaspillés, et quelques historiens, après eux, ont répété ce mensonge.
Mais nous voyons aux Archives des Colonies que le Ministre de la Marine dit le contraire. Il déclare que l’abbé Leloutre « fait un usage modéré et prudent des subsides qui lui ont été accordés » (Vide Arch. fed. 1905, p. 297).
M. de la Vallière raconte dans son « Journal des évènements qui se sont passés à l’isthme de Chignecto » que l’abbé Leloutre se rendit un jour, au plus vite, sur une goëlette anglaise qui s’étaient rendus maîtres de l’équipage et la vie de ces marins anglais était évidemment en danger. Le missionnaire racheta les prisonniers, se constitua leur gardien durant deux jours et resta avec eux jusqu’à ce que les Anglais eussent été conduits sains et saufs à leur fort Lawrence (Amherst).
Dans les archives fédérales, année 1905, pp. 180, 181 etc., il est dit que, en 1753, l’abbé Leloutre qui était de passage en France, s’occupa activement des Acadiens non seulement pour leur obtenir des subsides affectés aux travaux des marais, mais pour se procurer des médecines qu’il distribua presque toujours gratuitement à son retour au pays. Après ce voyage, il prêta souvent aux Acadiens qui se trouvaient dans le besoin, l’argent voulu pour acheter le blé, la fleur, etc., et cela sans jamais demander un sou d’intérêt.
Personne n’ignore que, pour son dévouement à la religion et à la cause française, Leloutre fut emprisonné, à l’île des Jersey, Angleterre. Après avoir été mis en liberté, il passa en France où il se dévoua pour subvenir aux besoins des Acadiens déportés. Il contribua de toute son énergie à décider un bon nombre d’Acadiens à se fixer à Belle-Isle-en-Mer, Bretagne. Jour et nuit, pour ainsi dire, il allait frapper à la porte des riches, des homes influents, des bonnes âmes afin de se créer les ressources nécessaires pour établir les familles acadiennes qui arrivaient, dénuées de tout, au pays de leurs aïeux.
Il fut en relations d’affaires avec M. de Chanteaubriand, qui possédait de grandes fermes à Combourg, près Saint-Malo. Il obtint de ce dernier 2,500 acres de terre pour y placer les Acadiens qui, des diverses parties de l’Amérique où la déportation les avait jetés, se réfugiaient en France.
Dans les archives fédérales, 1905, Vol. II, 3e partie, p. 165, on voit que M. du Dézert, dans une lettre qu’il écrit à M. le comte de la Marche, dit « que l’abbé Leloutre n’a jamais voulu rien recevoir des Etats (finances du gouvernement), même le remboursement de ses frais personnels pour ce qu’il avait fait au sujet de l’établissement des Acadiens à Belle-Isle-en-Mer.
Il est constaté par les mêmes archives, que ce missionnaire déjà épuisé par l’âge et les fatigues s’occupait encore, aux derniers jours de sa vie, d’un projet d’établissement de quatre-vingt familles acadiennes en Corse. Et quand, le trente janvier 1773, deux jours avant son départ projeté pour accompagner à l’île de Corse, l’Ange de la Mort vint annoncer à cet énergique ouvrier de l’Evangile, que l’heure de la délivrance était arrivée, ceux qui pleuraient à son chevet étaient tous des Acadiens, des Granger, des Trahan, des Boutin qui, à côté du prêtre sulpicien qui administra au missionnaire mourant les derniers sacrements, eurent le bonheur de recueillir ses dernières volontés avec son dernier soupir. C’est à ces Acadiens que l’abbé Leloutre laissa tout ce qu’il avait d’argent, sauf la petite somme requise pour subvenir aux dépenses de ses funérailles.
Que les historiens anglais ou français qui ont parlé à la légère de nos missionnaires Beaudoin, Thury, Gaulin, de La goudalie, Laboret, du père Simon, de l’abbé Maillard et surtout de l’intrépide abbé Leloutre, lisent attentivement les ouvrages de l’abbé Casgrain intitulés, Une seconde Acadie, Les Sulpiciens et les Prêtres des Missions-Etrangères; qu’ils compulsent les archives de l’archevêché de Québec, celles du séminaire de Saint-Sulpice à Montréal, et leur conscience, ainsi que l’évidence des faits, leur fera un devoir de modifier, de changer même complètement leur opinion au sujet de la conduite des missionnaires. Jusqu’ici ils n’ont vu et entendu que les plaintes du parti averse aux missionnaires. Les Mémoires sur les affaires du Canada depuis 1749 jusqu’à 1760, par un auteur anonyme, et les Manuscrits et Lettres de Pichon, dit Tyrrell qui a vilipendé cordialement l’abbé Leloutre parce que ce dernier ne voulait pas se prêter à ses manœuvres d’hypocrisie et de trahison.
Salut, anciens, vénérés et vénérables missionnaires de l’Acadie, vous que la sainte Eglise a envoyés comme les prémices de l’apostolicité dans nos régions, pour y annoncer la parole de Dieu et tracer les voies du salut. Messagers et représentants de Dieu, vous avez été souvent obligés de mépriser les ordres dangereux des grands de ce monde, mais vous avez enfin triomphé et vous jouissez aujourd’hui d’une récompense qui n’aura pas de fin.
« Isti sunt triumphatores et amici Dei, qui contemnentes jussa principum, meruerunt praemia aeterna. »
Hommes de chair et de sang, vous avez implanté ici, aux prix de votre santé et de votre vie, la semence de la foi sur nos plages; vous avez bu le calice du Seigneur, c’est pourquoi vous avez été et vous serez toujours réputés les vrais amis de Dieu.
« Isti sunt qui viventes in carne, plantaverunt Ecclesiam sanguine suo. Calicem Domini biberunt et amici Dei facti sunt. »
(Nous insérons, dans les pages suivantes, une lettre qui prouve jusqu’à l’évidence le dévouement des premiers missionnaires français de l’Acadie et l’intérêt particulier qu’ils montrèrent toujours à l’endroit de nos missions.)
(A continuer)
(1) Ce mémoire n’est certainement pas de Raymond; je le crois de l’abbé Maillard. » Note de M. de Surlaville, major des troupes de l’île Royale.
(2) L’histoire nous parle ici et là de cette mesure d’extermination employée par les Anglais pour se débarrasser des sauvages. En juillet 1763, le général Amherst écrivait au colonel Bouquet, militaire huguenot au service de l’Angleterre : « Could it not be contrived to send the Small Pox among those disaffected tribes of Indians? » Bouquet lui répondit : « I will try to inoculate the… with some blankets that may fall in their hands, and take care not to get the desease myself. » Amherst lui répliqua : « You will do well to try to inoculate the Indians by means of blankets. »
There is no direct evidence, dit l’historien Parkman, that Bouquet carried into effect the shameful plan of infecting the Indians, though, a few months after, the Small-pox was known to have made havoc among the tribes of the Ohio. Certain it is, that he was perfectly capable of dealing with them by other means, worthy of a man and a soldier. » (Conspiracy of Pontiac, Vol. II, p. 39 et suivantes).