Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses (suite)

Journal
Année
1888
Mois
11
Jour
28
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses (suite)
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperses Par Napoleon Bourassa IV (suite) Ne te fâche pas, reprit Jacques, je serai très-surpris, malgré tout; André a cru que ce serait bien assez pour moi de retrouver ta sœur, toujours si bonne, si aimante et si jolie : puis mes anciens amis, puis tout ce qui m’était cher à Grand-Pré; et il m’a fait le plaisir de m’apprendre davance que tu avais sacrifié tes douze belles polonaises pour distraire Marie durant ses inquiétudes. Merci, P’tit toine; je vais retrouver avec vous, tous, bien des bons frères, à la place de ceux que j’ai probablement perdus pour toujours. La conversation roula sur ce ton durant tout le repas. Au commencement, elle s’interrompait souvent, et pendant ces intervalles, à part le cri des chouettes qui venaient regarder le feu et humeur de plus près le festin, on n’entendait que le craquement des croûtons, sous la dent de Jacques, qui renouaient connaissance avec cet aliment élémentaire des gens civilisés. Quant au Micmac, qui ne comprenait rien à la conversation, et qui détestait surtout la gêne des convenances à la table, il s’était retiré un peu è l’écart. Là, armé d’un long calumet, la tête appuyée au rocher, il chassait dans l’air d’énormes bouffées de fumée qu’il aspirait ensuite. Son regard, extatiquement fixé vers le ciel, s’abaissait de temps en temps sur les rares vestiges qui survivaient à son repas avec un air de profonde indifférence; il semblait méditer cette sublime pensée, qu’un fils du Grand-Esprit doit savoir se contenter de ce qu’il a. Quand les trois amis eurent satisfait aux premières exigences de la faim, André rappela à Jacques qu’il lui avait promis, en retour de ses indiscrétions, de lui raconter l’histoire de ses cinq ans d’absence, et il ajouta qu’il était prêt à l’écouter. Celui-ci commença donc immédiatement son récit. V Notre voyage fut triste, mais sans avaries; le plaisir que nous témoignèrent les parents qui nous avaient précédés sur la baie de Beau-Bassin [Beaubassin] donna quelque charme à notre arrivée dans ces lieux étrangers. Les occupations que nécessitait notre nouvel établissement chassèrent les premiers chagrins, et remplirent les heures que j’aurais été tenté de donner à l’ennui. Mes frères nous avaient choisi un joli vallon près de l’eau, qui ressemblait assez à celui que nous avions laissé sur les bords de la Gaspéreau; seuelement, il était submergé à chaque à chaque marée; il fallait des abboiteaux [aboiteaux] considérables pour le protéger contre la mer. Après avoir fait bénir la terre par le Père de Laloutre qui dirigeait alors cette mission, nous commençâmes les premières jetées; le bon prêtre venait travailler avec nous, nous donnait ses conseils et soutenait notre courage. Je faisais double tâche dans l’espoir de gagner plutôt ma feuille de route. Les dignes montèrent rapidement, et quand arrivèrent les grands froids et les fortes marées d’automne, nous avions déjà volé un beau domaine à l’océan. Nous songeâmes aussitôt à la construction des maisons : ce fut l’occupation de tout l’hiver; cette saison, qui s’annonça cette année là très à bonne heure, promettait d’être longue. Lorsque je vis toutes les rivières glacées et les champs couvertes de neige, vers le temps de Noel et de l’Epiphanie, il me vint souvent à l’idée, en songeant aux anciens jours de fête, de m’échapper sur mes raquettes, sous prétexte de courir le chevreuil ou l’original à la piste, et d’arriver jusqu’à Grand Pré, en suivant les rivages et surtout mon cœur. Je ne pouvais me faire à la pensée d’être séparé de vous, durant ces moments heureux où il semble que tous ceux qui se sont aimés devraient être réunis. Mais j’étais lié par un saint devoir, il fallait laisser à mes vieux parents un toit pour les années que je ne devais plus passer avec eux, et je ne pouvais pas manquer la dernière bénédiction de mon père. La veille au soir de cette nouvelle année, la table nous parut plus étroite, la famille s’embrassa plus tendrement, il nous semblait que nous avions de l’amour de trop… Nous pensions que c’était à cause des absents, mais Dieu voulait peut-être aussi nous rendre ces heures de réunions plus douces, puisqu’il devait encore nous séparer. Et le lendemain matin!.... je n’oublierai jamais le moment qui nous vit tous, à genoux, autour du lit de mon pauvre père pour lui demander de nous bénir. Je n’avais jamais aperçu en lui le signe d’une faiblesse; il ne nous laissait voir d’habitude que le côté énergique de son caractère, que sa prudence calme, toujours attentive à notre conduite et à nos besoins; mais, dans cet instant, il ne pouvait maîtriser son émotion, la voix lui manquait et j’ai vu briller des larmes dans ses yeux pour la première fois de ma vie. Quand il leva la main sur moi, il me dit : “Toi, mon Jacques, tu es le plus jeune, et tu vas retourner seul à Grand Pré; tu ne seras plus des nôtres;… peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais; je suis vieux, et les temps vont au pire… Va, je te bénis pour toute ta vie! Sois toujours un honnête homme, sois fidèle à ta parole. Tu vas rester avec les Anglais; eh bien! ne les trahis pas; si tu ne peux supporter leurs injustices, reviens avec nous : un homme, après tout, est bien maitre de sa personne, et libre de choisir son ciel; mais n’oublie pas que tu es un enfant de la France; le sang et la langue que Dieu donne, vois-tu, Jacques, ça ne se livre pas à la conquête, ça ne se sacrifie devant rien, ça tient au cœur; c’est un depôt que le Créateur veut qu’on garde dans quelque situation désespérée où l’on se trouve, pour accomplir ses desseins. S’en débarraser au premier obstacle, c’est insulter la Providence et douter de son pouvoir. Et puis, le sang que tu as reçu est assez plein de gloire pour que tu sois orgueilleux de le garder pur partout….” Pauvre père, il avait le pressentiment de ce qui est arrivé! Quoique je n’aie pu revenir à Grand-Pré, au printemps, comme il avait été convenu, cette bénédiction a été la dernière… Le reste de l’hiver se passa sans nouvelle inquiétudes, dans un travail sans relâche. Cette activité excessive m’était douce chaque entreprise accomplie était un pas de fiat vers un bonheur. Au mois d’avril, plusieurs maisons étaient terminées et nous pûmes installer nos vieux parents dans la plus spacieuse et la plus commode. Je commençais à rêver au retour et à m’y préparer insensiblement, quand on vint nous annoncer que les Anglais s’avançaient du côté de la Missaguash pour déloger M. de la Corne, qui occupait la rive opposée à celle où nous venions de nous fixer. Le major Lawrence avait aussi pour mission de nous faire jurer de gré ou de force à l’Angleterre. Cette nouvelle nous fut apportée, le dimanche, à l’heure des vêpres : les troupes anglaises n’avaient plus que six heures de marche pour joindre nos établissements…. Tout le monde se sentit frappé comme par une punition du ciel. Nous nous rendimes en tumulte à l’église pour prier et pour demander les avis de notre missionnaire. Le Père de Laloutre nous attendait sur le seuil de l’église. Après que nous fûmes tous réunis autour de lui, il nous tint à peu près ce discours : Mes enfants, le moment est venu où Dieu et la France veulent de grands sacrifices : serez-vous assez généreux pour les accomplir? - Oui, oui! Répondirent comme un seul homme tous les anciens. - Eh bien! voici les Anglais, nos éternels ennemis, nos persécuteurs acharnés; ils viennent encore réclamer cette terre sur laquelle nous avions cru retrouver l’autorité et la protection de la France, où nous pensions établir en paix nos demeures et nos familles. Ils disent qu’elle est leur conquête, qu’elle leur appartient par leurs traités; que nous devons à leur roi notre fidélité et nos hommages, quoique le traité d’Utrecht ne leur ait jamais livré que Port-Royal et son territoire. Ils viennent encore exiger de nous des serments pour un gouvernement qui fait jurer à son souverain et à ses représentants de proscrire, par tous les moyens, le catholicisme, de favoriser et de défendre la religion protestante. Pourrions-nous jamais commettre un pareil acte de lâcheté; accepter l’opprobre des transluges et des renégats, renoncer au titre de Français, appeler la proscription de notre culte, faire de nos enfants des ennemis de France…? - Non, non! jamais! s'écrièrent à la fois les hommes, les femmes et les enfants, en élevant leurs mains vers l’église comme pour affirmer leur promesse devant Dieu. - Alors, continua le prêtre, il ne nous reste qu’une alternative. Voyez-vous de l’autre côté de la rivière, sur les bases naissantes de ces fortifications, flotter le drapeau que nous aimons? Les soldats qui l’ont planté là ont voulu nous dire que ce sol est celui de notre véritable patrie, et qu’ils sont prêts à le protéger. Ici, nous ne pouvons pas nous défendre; nos demeures seront envahies, notre église sera profanée, nos toits serviront d’habitation à nos tyranniques ennemis, ils se nourriront de notre pain et de nos troupeaux, ils nous forceront à les servir comme des esclaves. Il n’y a de salut pour nous que dans la fuite; je sais qu’il est dur pour un Français de fuir sans combattre, mais les circonstances nous en font un devoir d’honneur. Fuyons donc; remportons ce que nous pourrons de nos biens, brûlons et détruisons le reste, nos maisons, nos églises, nos greniers, nos étables, tout, tout, jusqu’aux forêts, et l’herbe de nos prés, s’il est possible; qu’ils n’aient aucun abri, aucun aliment, rien à ravir, rien à souiller, et soyons encore Français!... - Oui, oui! cria la foule, brûlons tout! Vive la France! Vive notre drapeau! Alors le prêtre entra dans l’église; nous nous y précipitâmes derrière lui; il monta à l’autel; après s’être revêtu de ses habits de cœur, il tira du tabernacle toutes les saintes espèces; la foule entonna tout d’une voix un chant au Saint Sacrement, après lequel elle se prosterna pour adorer son Dieu une dernière fois sur cette terre de l’Acadie. Après la bénédiction, le prêtre abandonna l’autel, emportant avec l ui la sainte Eucharistie et les vases sacrés, laissant le tabernacle et l’église vides. Aussitôt le feu allumé dans le sanctuaire, dans la nef, au portail, à la sacristie, et en un instant tout ce qui avait servi au culte ne fut plus qu’un brasier. Pendant que le père de Laloutre s’avançait en silence vers le rivage, au milieu d’un petit groupe d’enfants de cœur, les habitants coururent à leurs maisons pour rassembler ce qu’ils pourraient de leurs bestiaux et prendre les objets qu’ils désiraient emporter. Lorsque tout fût prêt pour le départ, l’incendie général commença. Tout ce qui pouvait servir d’habitation à un être vivant fut atteint par les flammes. Il régnait dans la population un enthousiasme singulier. Les femmes et les enfants pleuraient, et cependant tous couraient à l’envie porter la destruction dans leurs demeures; personne ne voulut s’éloigner avant d’avoir la certitude que rien ne resterait debout. Mon père porta le premier la torche à sa maison; il n’y avait pas plus d’un mois qu’il y était logé. J’arrivais de l’église avec un brandon pétillant lorsque je le trouvai occupé de sa pénible besogne. Ma mère sortait en cet instant avec les quelques derniers objets qu’elle tenait à conserver; c’était des souvenirs de Grand-Pré qui prenaient le chemin d’un second exil. En quittant la porte, la pauvre mère regarda, sans rien articuler, cet intérieur déjà si chéri, et elle se contenta de dire à mon père : - Allons, allons, faites brûler, vite! En m’apercevant, le vieillard impatienté me cria : - Mais, arrive donc, avec ton tisonnier, ça ne prend pas, le bois est trop vert. Voilà ce que c’est des maisons trop neuves…. Je me mis de la partie, et la flamme commença bientôt à courir dans les cloisons et sur les planchers. Le père, qui s’était arrêté pour regarder mes succès, me dit, quand le temps de nous enfuir fut venu : - C’est bien, mon Jacques, je vois que tu as la main sûre : viens servir ton pays. Brûler aussi vaillamment la maison de son père et ses plus douces espérances par amour pour la France, c’est bien commencer. Allons, va maintenant soutenir ta mère. Trois heures avaient suffi pour accomplir cette ruine complète de notre village et du reste de notre fortune, et le soir était venu quand nous commencâmes à traverser la Missiguash. Les lueurs de l’incendie éclairaient au loin les deux rives et favorisaient avec les dernières lueurs du jour, l’opération de notre fuite : c’était le dernier service que nous rendaient toutes ces choses qui nous avaient coûté tant de travail. Le passage de la rivière se fit sans trop de désordre. Les femmes et les provisions furent transportées sur les quelques embarcations qui nous restaient, les hommes et les bêtes traversèrent à gué ou à la nage. A peine avions-nous touché l’autre rive, que nous vime apparaitre au milieu des ruines fûmates que nous venions de quitter, les premières vedettes du corps de Lawrence. Un sentiment universel de reconnaissance s’empara de nous. Notre premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier le ciel. Notre missionnaire éleva sur nos têtes prosternées le corps de notre Sauveur et nous pleurâmes de joie. Les troupes de M. de la Corne, averties de notre arrivée, accoururent dans le même temps pour nous accueillir, pour nous serrer dans leurs bras. Car, en les voyant, il semblait que nous avions retrouvé des frères et nous nous précipitons au-devant d’eux pour les embrasser. Oh! mes amis, ce moment a été la plus douce récompense de notre sacrifice; nous oublions que nous n’avions plus de toit, plus d’aisance, qu’il nous restait à peine de la nourriture pour les jours suivants; un seul sentiment dominait nos cœurs en les comblant de jouissance, c’était l’amour de notre patrie, nous venions de renaître dans son sein, de revivre de la vie de la France!... Quelle rage dut s’emparer de nos ennemis quand ils ne trouvèrent plus que des cendres à la place de nos demeures, que des victimes absentes; quand ils entendirent le cri de “Vive la France!” que nous adressâmes de notre rive! Ils se mirent à déployer leurs lignes, à courir sur le rivage, à faire entendre des commandements rapides mêlés de fusillades. M. de la Corne craignant une attaque immédiate, nous achemina vers ses retranchements situés à une petite distance; il rangea ses troupes en ligne de bataille et fit faire quelques décharges pour annoncer aux Anglais qu’il était prêt à combattre. Ceux-ci le comprirent bien vite, car ils se hâtèrent de se mettre eux-même en défense. Des deux côtés on passa la nuit sous les armes. Quant à nous, retirés sous les tentes que les soldats avaient laissées à notre disposition, nous cherchâmes le repos dans le sommeil. Ce premier soir passé sous le drapeau de la France ne fut pas le plus gai pour moi. Pendant tout le temps que durèrent les scènes du départ, nous étions restés sous l’empire d’une exaltation aveugle; les cris d’excitations, l’entrainement du dévouement et du sacrifice, les horreurs de la destruction, les lueurs et les mûgissements de l’incendie nous donnaient de l’ivresse; et moi, j’entendais toujours au-dessus de tous ces bruits les derniers mots du curé : “Soyons encore Français!” et ces mots avaient grisé ma raison… Mais quand tout cela fut passé, quand le calme de la nuit fut descendu sur cet attroupement de familles et de parents sans abri, il me vint en tête tout autre chose que du sommeil et des songes riants. Mes yeux errèrent sur cette frontière franchie, je me vis plus que ce village disparu dans les flammes, que ces bataillons anglais gardant l’autre rive, et je sentis, comme l’avait dit mon père, “que j’avais brûlé mes espérances…” En effet, ce second départ ne me promettait plus de retour; ma vie était désormais vouée aux chances des événements; je songeais que je ne pouvais jamais arriver jusqu’à Marie qu’en combattant. Le lendemain fut pour tout le monde un jour de réflexion et de projets divers : un jour bien triste, car il fallut songer à nous séparer de nouveau et à travailler à une existence que personne n’avait prévue. Nous étions entourés de forêts, sur un sol ingrat, et trop près des Anglais pour songer à nous y fixer; puis, ce que nous possédions d’aliments ne pouvait suffire pendant longtemps à notre nourriture. D’ailleurs, les Anglais n’étaient pas venus jusque là pour nous laisser en paix : dès le jour même, ils enjoignirent à M. de la Corne de quitter une terre qui, disaient-ils, appartenait à l’Angleterre. Celui-ci leur fit répondre qu’il était bien dans le domaine de la France, et qu’il ne reculerait qu’à l’ordre de son souverain ou devant une force supérieur; les négociations en restèrent là. On s’attendait à tout instant à voir l’ennemi franchir la rivière. Dans ces circonstances, notre commandant dut nous prévenir qu’il pourrait difficilement garder près de lui tant de monde sans compromettre les intérêts de la France, notre propre salut et celui de ses soldats. Il nous offrit de nous diriger du côté de Chédiac [Shediac] et de Miramichi, le long du golfe St. Laurent; il nous assurait que nous trouverions là tout probablement des vaisseaux du gouvernement qu’il ferait mettre à notre disposition. Nous partimes le soir même. M. de la Corne, pour plus grade sûreté, fit armer ce qu’il y avait de jeunes gens parmi nous, et nous donna pour guide Wagontaga, l’ami que voici. C’est de ce moment que date notre intimité. Rendus à Chédiac, nous apprimes qu’une petite flotte de transport venait de partir faisant voile pour Québec; on n’en attendait pas d’autres avant plusieurs mois. Quelques familles résolurent de s’embarquer sur de méchants bateaux pêcheurs qui couraient les côtes, et de se rendre à l’Ile St. Jean (Prince-Edouard), où un grand nombre de compatriotes s’étaient déjà fixés. Mais nous étions plus dénués que la plupart des émigres, puisque nous n’avions pu faire aucun approvisionnement considérable dans notre dernier établissement; nous restâmes doc à la merci de M. de boishébert, qui commandait dans ces lieux. Notre situation ne fit qu’empirer. Les secours que nous faisait espérer sans cesse le gouvernement n’arrivaient pas, les troupes étaient elles mêmes mal nourries, il fallut nous mettre à la ration, à la ration du poisson… Les Anglais, apprenant que des convois étaient partis de Louisbourg pour venir nous apporter quelques aliments, mirent des croiseurs sur toutes les passes entre la côte et l’Ile St. Jean, opur intercepter ces envois. Nous n’en reçûmes rien. L’hiver approchait et nous étions menacés de famine; nous couchions sur la terre, sous des cabanes d’écorce, à la manière des sauvages; il nous restait à peine de quoi nous couvrir la nuit et nous vêtir le jour. Nous étions sur une grève aride, sans aucun espoir de délivrance, ne comptant pour vivre que sur la charité du commandant. Cette situation était pour nous insupportable, et mon père ne pouvait s’y resigner. La faim le faisait moins dépérir que l’humiliation de se voir ainsi réduit jusqu’à la mendicité. Il ne s’arrêtait pas à la pensée que la France, qui avait inspiré notre sacrifice, était tenue de pourvoir, durant quelque temps au moins, à notre existence; il ne voyait que cet état misérable de dépendance. Il parla d’aller se fixer sur la rivière Coudiac, dans l’intérieur du pays, à quelques lieues de la Baie-des Français; plusieurs familles acadiennes étaient établies sur ces bords depuis quelques années. “Là, disait le pauvre père, nous trouverons peut-être quelqu’un dans l’aisance, et si nous ne pouvons pas tirer de suite notre pain de la terre, ils nous le ferons gagner : un salaire, c’est honorable, au moins; mais ici, la nourriture que je prends me répugne; et puis, là-bas, j’irai regarder quelquefois la côte acadienne!.... Qui sait?.... si la France venait à reprendre le pays!.... j’aurais moins loin à marcher pour y retourner.” A cette époque de l’année, et dans l’état où se trouvaient les affaires politiques ce projet était plein de dangers. Pour le faire manquer, ou au moins en retarder la réalisation, j’allai offrir mes services à M. de Boishébert, qui les accepta volontiers. C’était me mettre sous le coup de la peine capitale, dans le cas où je serais pris par le Anglais, et rendre mon pardon impossible; et puis je me liais pour cinq ans; mais il n’y avait pas à balancer. Plusieurs jeunes gens pour assurer à leurs parents une protection plus obligée, firent comme moi, et nous formâmes un corps à part, exempt pour le moment du service régulier, destiné autant à la chasse qu’à la guerre. Wagontaga se joignit à nous avec quelques sauvages de sa tribu. Il fut pour nous d’une grande utilité, connaissant les lieux fréquentés par le gibier et habitué qu’il était à le traquer. Nous avions ordre de ne poursuivre les bêtes fauves que sur le territoire français, en deça de l’isthme Acadien, et de ne commettre aucun acte agressif contre les Anglais. Mais si nous les rencontrions en deçà de ces limites, il nous était pas défendu de les traiter comme gibier de bon aloi. Nous passâmes ainsi l’hiver à poursuivre le chevreuil et l’orignal, le castor et la martre, faisant des amas de pelleteries pour notre commandant et des provisions de viandes fumées pour nourrir nos familles. Les Anglais seuls ne se présentèrent pas à l’effût, au grand regret de Wagontaga, qui a pour la chair anglaise un goût exclusif. Mais s’il en manqua durant toute la saison, il n’en a pas été privé depuis. En entendant ces derniers mots, Toinon s’éloigna de plusieurs pas du terrible sauvage, et poussa timidement de son côté quelques restes de pain et sa carcasse de canard où il restait pourtant assez peu à manger. Jacques reprit en riant son récit : Jusque-là cette vie ne manquait pas d’avoir son charme; la chasse était assez abondante, nous apportions quelques soulagements aux privations de nos parents et nous nous préparions à des aventures plus importantes. Il s’établissait un lien d’affection entre nous et nos armes qui nous servaient de gagne-pain, et nous éprouvions quelquefois le désir de nous en servir sur un autre champ. Un Français, placé comme nous l’étions, si près des ennemis, ne se familiarise pas avec le fusil sans qu’il lui vienne l’envie de le diriger du côté de frontière, et nous avions, nous particulièrement, bien des raisons de le désirer. Cependant, le printemps ne changea rien à la situation des émigrés Acadiens. Mon père, fatigué d’être inactif et de recevoir toujours l’aumône du gouvernement au prix du sacrifice de ses enfants, partit, comme il l’avait projeté, pour se rendre sur le Coudiac; il ne voyait plus de dangers à craindre, les Français ayant élevé des forts à Beau-Bassin, sur la Baie-Verte et à l’entrée du fleuve St-Jean; il était persuadé que la France finirait par reprendre des provinces dont les habitants lui avaient montré tant de dévouement, et il croyait à son départ ne faire qu’une seule étape avant d’arriver à Grand-Pré. Il fallut donc faire encore des adieux et cette fois j’allais être séparé de tout ce qui me restait cher. Car je ne pouvais pas m’éloigner avec eux; j’aurais rougi d’offrir un remplaçant à l’approche de la guerre, au moment du danger. D’ailleurs, comme il était évident que je ne pourrais jamais arriver à Grand-Pré qu’avec les armes de la France, je n’avais plus d’autre ambition, d’autre désir que de rester sous mon drapeau. Après le départ de mes parents, ce drapeau fut tout ce qui put me captiver; je lui confiai toutes mes espérances, il portait dans ses plis toutes mes amours; sa vue seule m’a fait supporter pendant trois ans la monotonie de ma solitude, l’absence de toutes mes affections, l’inquiétude que m’avait laissé. L’éloignement de tous les miens. Ah! que de rêves il faisait encore naître dans mon esprit fiévreux! Il m’arrivait quelquefois de m’arrêter à le contempler; Quand nous campions dans quelque lieu où se réveillaient mes souvenirs, alors je lui parlais dans mon cœur, je lui souriais dans mes illusions; je lui disais : “Signe de la France, non tu n’es pas trompeur, tu n’es pas infidèle à notre gloire, tu passeras encore sur cette terre d’où tu as été chassé; je te suivrai pas à pas, versant mon sang, frappant de toutes mes forces; je te suivrai jusqu’à ce que tu t’arrêtes sur ma chère Acadie, sur mon Grand-Pré, et qu’il n’y ait plus autour de toi d’ennemis, assez puissants pour menacer encore!” Et je me voyais arrivant ainsi dans mon village délivré, chargé de drapeaux ennemis, fier de notre triomphe, ramenant vers leurs champs mes parents exilés, demandant à Marie, restée fidèle à mon souvenir et à celui de notre vieille patrie, de me récompenser… Et je hâtais les événements de tous mes désirs, j’appelais la guerre!.... Et Dieu a voulu que tout cela fût de la folie!... Aujourd’hui, j’ai bien peu l’air d’un triomphateur, n’est-ce pas? Le départ de M. Boishebert, pour la rivière St. Jean fut encore pour moi un événement pénible, car il nous laissa sous le commandement d’un homme détestable, M. de Vergor, un commis de tripot plutôt qu’un soldat, un filou, un valet intriguant, un lâche; et nous étions à la veille de combattre. Le colonel Winslow venait de débarquer avec deux mille hommes à quelques distance de Beau-Bassin. Il fallait résister à une pareille force, et nous n’étions en tout que quatre cents, dont trois cents recrues, à peine années et levées à la hâte. Bien dirigée, cette petite troupe aurait pu causer quelque mal aux Anglais, et les arrêter pendant longtemps devant le fort Beauséjour; nous étions habitués à combattre un contre quatre. Mais notre chef était inhabile et personne n’avait confiance en lui. Je fus chargé avec mes gens de courir en éclaireurs et de faire l’escarmouche autour des palissades Cette besogne me convenait assez. Je connaissais bien le pays; les bois et les cours des rivières m’étaient familiers. Pleins d’ardeur, Wagontaga et moi nous courûmes au devant de l’ennemi Mais il venait de culbuter un corps des nôtres, retranché derrière quelques redoutes construites à la hâte. Nous dûmes nous retirer dans le fourré, nous contenant d’observer la marche de nos adversaires et de leur envoyer quelques décharges bien dirigées. La nuit, nous tombions dans leur camp avec un bruit d’armes et des cris sauvages capables de faire fuir les morts. Cette tactique eut d’abord son effet; elle déguisait notre nombre, ralentissait la marche des Anglais, en leur faisant craindre quelque coup de main, et elle donnait le temps à la garnison du fort de se préparer à la résistance où à la retraite. Mais elle ne pouvait se prolonger, l'ennemi était déjà prévenu de notre faiblesse. Il réussit bientôt à former ses lignes de siége. M. de Vergor s’y laissa enfermer, quoiqu’il dût savoir qu’il ne pouvait pas défendre la place; le feu des batteries fut ouvert, et quelques jours après je vis glisser le pavillon français : notre commandant avait capitulé. J’étais resté avec mes troupes en dehors de l’enceinte fortifiée pour battre la campagne et inquiéter les derrières de assiégeants : aussitôt que je vis tomber notre drapeau et le feu se ralentir, je compris notre malheur et je m’éloignai sans attendre d’ordres supérieures, sans savoir les conditions de notre honte; je sentais mon cœur plein de dégoût et de rage. J’avais résolu d’aller prévenir ma famille de cet échec et de pousser ensuite jusqu’au fort de la rivière St. Jean où commandait M. de Boishébert. Mais quelques-uns de mes hommes avaient été blessés, il fallait les porter à travers les bois, tantôt dans les routes escarpées et jamais bien tracées; puis nous avions les rivières à franchir, et nous manquions d’aliments sains. Toutes ces entraves apportèrent bien du retard dans notre marche, et les Anglais eurent le temps de pénétrer dans le Coudiac avant nous. (A suivre.)