Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperse (suite)

Journal
Année
1888
Mois
10
Jour
17
Titre de l'article
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperse (suite)
Auteur
Napoleon Bourassa
Page(s)
4
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse (Suite.) XIV Les dommages causés à la ferme avaient été réparés durant la journée, il ne restait plus que les meubles à raccommoder. George les avait fait transporter dans un bâtiment inoccupé de la ferme, et il avait ordonné aux ouvriers de faire faire l’ouvrage en secret. Le lendemain il alla jeter un coup d’œil à la boutique, et comme il fallait passer tout près de la maison, et que la maîtresse était à la croisée, il voulut s’assurer que tout avait été consciencieusement fait. Il vit que la porte tournait bien sur ses gonds, que les châssis fermaient juste; il vit aussi que Marie était aussi jolie que la veille. Après avoir fait un examen beaucoup plus minutieux qu’il n’était nécessaire, ne trouvant plus de prétextes suffisants pour rester à la maison, il se retira, priant la jolie fermière de prendre un peu patience, vu que la vieille chaise et l’antique table de chêne étaient très-délabrées, et qu’elles nécessiteraient une restauration générale. Il consacra toute son après-midi à l’étude de la nature morte : il fit un croquis d’une tête superbe de chevreuil qui ornait le chevet de son lit. Il avait réellement du talent, ce premier essai lui en donnait la preuve. Le jour suivant, il alla demander à Marie de choisir la peinture qu’elle désirait donner aux parties de la maison qui avaient été renouvelées, et il entreprit avec elle une dissertation subtile sur les teintes vives et les nuances indécises; d’où elle conclut qu’elle aimait beaucoup le rouge, que c’était pour le moment la couleur de ses souvenirs, et elle pria l’officier d’adopter celle-là de préférence. Il en fut charmé, puisque c’était ainsi celle de sa nation et de son uniforme; et il prit ce goût décidé pour un compliment, sans remarquer que les volées et la porte avaient été peints en rouge, autrefois. Les meubles n’étaient pas encore prets; et Marie se demandait ce qu’on pouvait faire de ces humbles vieilleries. A son retour chez lui le jeune militaire reprit ses crayons et passa sans plus de préliminaires à la nature vivante; il esquissa la figure de sa “Squaw”. Grand progrès!... Pour juger de la perfection qu’il avait déjà acquise, il exposa son carton sous les regards de la chatte de Butler qui se trouvait à passer; la commère féline, en apercevant cette image, fit le dos rond, sorcit ses griffes, se moucha dans l’air, d’une façon terrible et bondit vers la porte voisine : les deux bêtes se détestaient à l’égal de leurs deux maitres : l’artiste conclut qu’il serait bientôt l’égal de Xeuxis. Le quatrième jour, George vint encore faire une halte à la ferme pour une raison quelconque; satisfaire sa soif probablement, à la manière du messager d’Isaac au puits de Laban. Il entreprit une nouvelle dissertation, cette fois, sur les différents genres de constructions rustiques. La mère Trahan, qui n’avait jamais songé à faire une académie de son logis, ne comprenait rien de ce goût pour la discussion; Marie s’y complaisait parce qu’elle avait l’esprit curieux. Elle n’avait jamais vu d’autres monuments que ceux de Grand-Pré, mais certains livres illustrés de l’oncle Leblanc lui avaient laissé quelques notions d’architecture. Elle aimait bien, comme beaucoup de femmes, le style capricieux et orné des successeurs des Mansard, mais le gothique avait toute sa prédilection; elle l’admirait surtout dans les habitations rurales. Monsieur George parut encore plus enchanté de cet autre goût de la jeune fille; c’était absolument le sien. Quant aux vieux meubles, il n’en dit pas un mot, ils n’étaient pas encore prêts…. Après cette nouvelle visite, le lieutenant se remit à ses travaux artistiques. Cette fois, il voulut faire une première tentative sur la figure humaine et il demanda à Butler de poser. Le capitaine aimait mieux les chats que la peinture; cependant, pour jouir de la satisfaction de contempler une production de sa moustache, il consentit à subir l’épreuve. George procédait systématiquement; il voulait arriver au portrait de Marie après douze essais, comme on apprend aujourd’hui en douze leçons l’équitation, l’escrime, la calligraphie et même le dessin. Il prit Butler comme type de transition entre la bête et l’homme. La séance fut longue, le feu sacré entrainait l’artiste, le modèle commençait à jurer sur la sellette et il brûlait de voir l’ébauche de ces nobles traits. Enfin George lui fit grâce de quelques hachures, et le capitaine, certain d’être émerveillé, vint se placer devant le carton; mais hélas!.... Tout ébauche est un peu caricature : imaginez ce que devait être celle du visage de Butler…. George, dans l’ardeur du travail, tout occupé qu’il était à saisir les proportions générales et à jeter les premières lignes avec précision, ne s’était pas arrêté à comparer et à faire l’analyse de cette étrange physionomie : mais quand il se fut levé et mis à la distance convenable pour bien juger de l’ensemble, il partit d’un éclat de rire inextinguible, qui, pendant dix minutes, résista à tous les efforts qu’il fit pour l’arrêter. Chaque fois que ses yeux tombaient sur le dessin, son hilarité commençait. Quand il put prononcer quelques paroles, il se hâta de dire : - Excusez-moi, capitaine; pardonnez à une main novice; je m’aperçois qu’à mon insu, l’image de ma chienne s’est déteinte sur la vôtre; il est resté quelque chose de ma “Squaw” dans mon crayon; c’est le résultat d’une première étude trop bien faite; c’est pour cela que votre portrait ressemble au sien; il est probable que si j’eusse fait le sien après le vôtre, c’est elle qui en aurait souffert. L’explication ne calme pas la colère que l’éclat de rire du lieutenant avait causé à Butler; il franchit la porte tout enflammé, ne voulant plus écouter un mot de George qui s’empressait de lui démontrer qu’une seconde séance réparerait tout le mal, et qu’à force de considérer ses traits, il finirait par effacer de sa mémoire le museau de sa trop séduisante “Squaw.” XV Enfin, un jour devait venir où les meubles de Marie seraient réparés, et ce jour était arrivé. Le lieutenant, qui, le soir précédent, avait laissé des ordres très précis à ses ouvriers, se rendit chez la veuve avant l’aube. Tout son monde était sur pied et à l’œuvre; les enfants de la fermière, les menuisiers, la femme elle-même, tous s’occupaient à transformer la maison; l’œuvre s’achevait, tant on y avait mis d’activité. Les pièces étaient peintes, et si bien ajustées d’avance qu’il n’y avait eu qu’à les placer. Un porche élégant s’élevait devant l’encrée, surmonté d’un timpan pointu et d’une petite flèche gracieuse; trois légers balcons, avec des détails gothiques, ornaient les fenêtres; d’autres aiguilles s’élevaient sur le toit, dont une surmontée d’un coq tournant; les meubles étaient installées à l’intérieur; la boutique n’avait plus de secrets. Quand l’heure de l’arrivée de la petite maîtresse fut sonnée, tous les heureux complices allèrent se cacher derrière un buisson, pour jouir de l’agréable surprise que Marie ne pouvait manquer d’éprouver. Elle ne se fit pas longtemps attendre : elle était ponctuelle comme tout bon économe. Elle venait légère, sur les herbes blanchies de rosée, que personne n’avait encore secouées; sa marche empressée, l’air vif d’une fraiche matinée d’automne, l’espérance d’une belle journée de travail animaient sa figure; elle brillait comme la dernière reinette du verger. La brume était si épaisse ce matin-là que la petite fermière n’aperçut la maison qu’en arrivant dessus. Quand elle vit la modeste demeure se dessiner tout à coup avec ces flèches élégantes et toute cette toilette de fête, elle resta fixée sur la terre comme la femme de Loth, son teint se décolora, il vint deux grosses larmes dans un des yeux et elle fut obligée de s’appuyer à la clôture. George, croyant que c’était l’effet d’un plaisir trop soudain, s’empressa d’aller après elle. Marie le regarda avec un air plus triste que surpris, attendant un premier mot d’explication. Mademoiselle, dit-il, tout est complété, meubles et logis; et j’espère que le tort que nous vous avions fait est réparé à votre satisfaction. - Ah! monsieur le capitaine, c’est beaucoup trop…. beaucoup trop…. - Mais je ne crois pas; car on n’avait pas seulement détérioré votre propriété, on vous avit fait aussi un grand chagrin; vous aviez droit par conséquent à un plaisir compensatoire, j’ai imaginé celui-ci…. - Ah! monsieur, c’est trop de délicate (?)e, e…..mais…. et Marie resta plus que jamais embarrassée. - Mais…. Interrompit George, peut-être n’ai-je pas réussi? - Oh! oui, je vous suis très-reconnaissante…. mais j’aurais été assez indemnisée par ce que vous aviez déjà fait. - Voyez, reprit le capitaine, qui commençait lui-même à se décontenancer : on a rempli les deux pans de côté de votre vestibule en claire-voie; vous pourrez y faire grimper des vignes sauvages et du chèvre-feuille : j’ai fait donner assez de profondeur au balcons pour qu’ils pussent recevoir facilement plusieurs pots de fleurs : vous placerez là des géraniums, des héliotropes, de la mignonette, des œillets, et en ajoutant quelques pieds de pois d’odeur, tout cela composera un parfum qui ne sera peut-être pas désagréable à respirer, à vos heures matinales? Marie se taisait; ce parfum réjouissant n’avait aucun effet sur elle; il ne ramenait pas le sourire dans ses deux grands yeux nuancés de tristesse qui se promenaient sur toutes ces jolies nouveautés, elle semblait chercher la vieille demeure sous son travertissement de jeunesse. George resta désolé, il accompagna pourtant la jeune fille, qui s’était mise à marcher machinalement autour de sa propriété. Quant ils furent revenus sur leurs pas, celles-ci fit un effort pour dire à l’officier : -C’est bien joli…. c'est un cottage anglais, je crois? - Oui, mademoiselle; et cela ne vous convient pas, je le vois bien. - Monsieur George, je vous prie de me pardonner un sentiment que vous trouverez peut-être futile, mais que je ne puis pas maitriser : cette vieille demeure était un souvenir bien cher pour moi, je l’aimais avec sa pauvre porte ses volets rouges, avec toute sa simplicité d’autrefois. Que voulez-vous, j’aime mes souvenirs, moi, je n’avais pas encore songé à les varier, à les rajeunir… Tous ces beau changements m’ont trop surprise… Si vous m’aviez parlé d’avance, je vous aurais épargné tant de soins et de temps perdus. Les soins et le temps perdus pour vous, mademoiselle, ne sont rien, dit George en tendant sa main à Marie; seulement, je suis désolé de vous avoir causé de la peine; vous voyez au moins que ce n’était pas mon intention. – Il appuya au moins sur ces derniers mots; puis, il salua profondément. En s’éloignant il laissa des ordres à ses ouvriers, échangea quelques paroles avec la veuve Trahan; ce qu’elle lui dit fit passer un nuage sur sa vue; il était évidemment affecté. Une heure après son départ la maison avait reprit ses allures d’autrefois : comme une de ces vierges folles et surannées qui se sont masquées de jeunesse durant un jour de carnaval pour causer quelques dernières mystifications, l’antique chaumière se retrouva avec ses années et ses lézardes. Les gens de la ferme ne savaient que dire; la tristesse était générale. On s’était promis une fête autour de Marie, et tout ceci ressemblait à un enterrement. Pierriche faisait entendre une exclamation à chaque flèche qui tombait sous la hache des menuisiers, et quand celle de la girouette s’écroula, il faillit tomber lui-même; car il s’était bien promis d’aller faire tourner quelquefois la queue du coq contre le gré du vent. Aussi ne put-il retenir une réflexion : - C’est-il triste de laisser détruire ainsi une espèce de château! Notre maitresse, vous qui êtes née pour vivre dans les châteaux : ça aurait été si joli de vous voir dans votre fenêtre, à travers les pois d’odeur, comme disait monsieur l’officier anglais! Et moi, ça ne m’aurait pas fait paraître plus chétif, les pois d’odeur!.... - Oui, il me semble, dit sa mère à mademoiselle Marie, que vous auriez pu conserver ces améliorations… Si vous saviez comme ce pauvre monsieur George avait du chagrin; lui, le seul Anglais qui soit bon pour nous! - J’en suis aussi chagrinée pour lui; mais croyez-vous que Jacques eût été bien fier d’apprendre que ce bel Anglais s’était chargé de lui bâtir en partie sa maison pendant son absence? Vous savez comme il les déteste tous. Cela n’aurait pas été pour lui une agréable surprise. - Pourquoi pas? dit Pierriche; un château est toujours un château; qu’il vienne de monsieur George ou d’Adam, ça fait toujours plaisir d’en voir un, surtout quand on prend le châtelaine avec. XVI Jusqu’à ce moment le jeune officier n’avait fait aucun cas de cet absent qui s’appelait Jacques, le fiancé de Marie : c’était pour lui un être imaginaire comme l’Hippogriffe, le Sphinx ou quelqu’autre bête semblable, né du cerveau des poètes. Il ne concevait rien à une constance de cinq ans, et il s’était bien persuadé qu’il lui suffirait de se présenter avec sa belle figure, ses épaulettes, son habit rouge, ses attentions assidues, ses petits présents, pour effacer dans l’esprit de Marie, une première illusion d’enfance qui avait pu charmer un instant sa jeunesse, comme les histoires des follets, ou le conte de la belle au bois dormant. Mais aujourd’hui, après les mots que lui avait dits la mère Trahan, Jacques lui apparut comme une sérieuse réalité. L’échec qu’il venait de recevoir à la ferme blessait son orgueil : c’était le premier qu’il subissait. Il sentit en même temps que le sentiment qu’il éprouvait pour la belle Marie avait creusé de profondes racines dans son cœur. Naguère la multiplicité des objets aimés, et leur succession rapide, diminuait la force de ses liaisons : l’idole de présent fournissait des consolations pour celle du passé. Mais, ici, George ne pouvait trouver l’occasion d’être inconstant; il voyait surgir les mêmes entraves de tous côtés; il lui parut inutile de jeter le regard ailleurs. S’il avait peu réussi contre un rival à l’état de mythe quels avantages pouvait-il espérer contre ceux qui existeraient sous une forme visible et palpable?... Il ne tenait pas à recommencer tous ses frais de plans, toutes ses démarches matinales, toutes ses fantaisies d’architecte; sa vocation pour la peinture avait reçu même une terrible secousse; il en resta à son ébauche de Butler, et il ne se mit pas à la recherche d’un type de l’homme perfectionné. Cependant, il ne voulut pas s’avouer publiquement battu : on allait de l’aventure de la ferme; malgré toute la diligence et la discrétion qu’il avait apportées dans la prévaration et la démolition des embellissements de la maison, deux femmes, deux enfants et trois hommes en avaient le secret… ce secret avait toutes les chances de la popularité. C’eût été un ridicule de plus de rompre les glaces et de laisser percer son dépit. George se décida donc à continuer ses relations avec la famille. Landry comme elles étaient commencées, puis à s’effacer plus tard,…. Insensiblement. Résolution éphémère, comme il en a été pris un grand nombre, depuis la création. XVII Les relations ne cessèrent pas. Plusieurs mois s’écoulèrent après la chute du coq tournant de Pierriche, et George ne trouva pas l’occasion ou la force de s’effacer insensiblement : au contraire, il espérait maintenant ne s’effacer jamais. La solitude, l’habitude forcée de se parler à lui-même, le spectacle continuelle de la vie simple et honnête de cette petite population, le sentiment délicat que lui inspirait de plus en plus Marie; tout cela avait entrainé sa pensée dans une série de réflexions justes. Son âme s’épurait à la chaste flamme qui s’était allumée en lui; il eût du repentir d’avoir dissipé vainement les forces de son âme et les trésors de son cœur. En outre, un malheur sensible venait de lui arriver; dans de pareilles circonstances, il ne pouvait être plus cruellement frappé. Son frère avait été tué dans un engagement avec les indigènes; les barbares avaient bu son sang, et levé sa chevelure; son corps avait été brûlé. Cette mort horrible le plongea dans une grande tristesse, son caractère en resta profondément altéré; il n’était plus le même; quoiqu’il n’eût pas vu son frère depuis son arrivée en Amérique, et que, par légèreté ou par négligence, il ne lui écrivit pas souvent, ni longuement, c’était pourtant l’être qui l’afiectionnait le plus au monde : il ne sentait près de lui, sur la même terre; il savait que sa pensée accompagnait la sienne avec la sollicitude; il espérait bientôt le revoir. Sa mort lui fit éprouver la sensation d’une solitude affreuse, insupportable, et un besoin plus grand encore d’affection. Désormais une puissance irrésistible l’entrainait vers la famille Landry. Il résolut d’en finir avec les incertitudes et les ennuis de sa situation. L’inconstance est souvent la marque d’une grande puissance de passions; les circonstances ont manqué de fixer sur un but l’activité de ces natures d’élite; elles courent à vingt fantômes à la fois : mais si un accident de leur vie vient à rallier à temps les forces et les désirs de leur âme, pour les pousser vers un objet de leur choix, ils s’y précipitent alors, avec l’ardeur et l’aveuglement de la fatalité et du désespoir. George avait mis la mère Trahan dans ses intérêts, et la vieille fermière et ses enfants ne tarissaient pas sur son compte. Quand leur jeune maîtresse arrivait à la ferme, ils trouvaient moyen de mêler le nom du lieutenant à l’histoire de tous les légumes et de toutes bêtes à cornes du champ. Marie les laissait dire, souriant également aux éloges donnés au bétail et au jeune officier. George avait aussi conquis les bonnes grâces de madame Landry. Depuis quelques temps l’excellente femme pensait que sa fille était une créature extraordinaire, née, comme disait Pierriche, pour habiter les châteaux; elle ne voyait plus de partis convenables pour elle, parmi les habitants de Grand Pré; une ambition imperceptible s’était glissée dans cette âme simple. Elle ne croyait plus d’ailleurs au retour de Jacques, et souvent il lui arrivait d’exprimer son admiration pour monsieur le lieutenant : - Quel charmant homme! disait-elle; si peu fier! comme il nous témoigne de l’amitié! comme il est bon pour les Acadiens! comme il respecte notre religion! quel bonheur ce serait pour les habitants et quelle fortune pour une fille du pays, s’il allait se marier à Grand-Pré!... D’autres fois, la mère s’adressait plus directement à Marie :- Ma chère enfant, je ne veux pas te désespérer ni te causer du chagrin; mais je crois qu’il est inutile d’attendre davantage ce pauvre Jacques… Nous voilà vieux; il y a bien ces dangers qui nous menacent; tu auras besoin de protection…. La Providence nous envoie quelquefois des occasions…. des chances… dans les mauvais moments… il ne faut pas les mépriser. Marie écoutait toutes les choses, sans répondre, puis elle embrassait tendrement sa mère et s’en allait dans le secret de sa chambre prier Dieu et sa patronne. Elle comprenait parfaitement le sens et le but de semblables discours; mais comme sa mère restait dans les termes vagues, n’osait consulter ses dispositions ni lui proposer ouvertement des projets, elle ne se crut pas obligée de dévoiler ses sentiments en ses inclinations. Elle s’était bien aperçue de ce qu’il y avait de culte tendre dans les assiduités du jeune officier, et elle n’avait pas pu lui demander de les interrompre, quoiqu’elle subit quelques reproches à ce propos, de la part de plusieurs de ses amies. Elle éprouvait beaucoup d’estime pour monsieur George; sa conduite envers la pauvre fermière, dans les circonstances où il se trouvait placé au milieu de la garnison; ses procédés bienveillants, ses relations continuelles, avouées devant tous les siens, lui annonçaient une âme généreuse, un cœur sensible, un esprit sans préjuges, une conscience droite et indépendante; il avait acquis des droits à sa reconnaissance, cela avait suffi pour lui faire repousser les méchantes histoires venues de la garnison, et détruire en elle l’impression défavorable qu’il avait d’abord produite sur son esprit. D’ailleurs, il s’était toujours montré parfaitement délicat et réservé dans ses rapports avec sa famille, et elle, de son côté, ne lui avait jamais témoigné que l’amitié la plus simple et la plus sincère, ne lui cachant en rien l’attachement qu’elle gardait pour son fiancé. Elle ne crut donc pas devoir rompre, la première des relations qui s’étaient établies sur des motifs que légitimait sa conscience, qui plaisaient (illisible) ces parents, leur assuraient une puissante protection, sans que sa famille ou le militaire ne lui en donnassent l’occasion. Quant au père Landry, il ne variait pas ostensiblement de langage et d’habitudes depuis l’entrée de son jeune hôte dans sa maison : il était toujours affable, également jovial avec lui; mais quand l’occasion s’en présentait, dans l’absence de l’officier, il ne manquait pas de réciter les deux phrases suivantes qu’il tenait comme des axiomes de ses pères : “Qu’une Française n’a pas le droit d’aliéner le sang de sa race; et, qu’une fille des champs qui songe à s’élever au-dessus de sa condition est presqu’une fille perdue.” (A Suivre.)