l'Alliance française et les acadiens-français

Journal
Année
1893
Mois
11
Jour
9
Titre de l'article
l'Alliance française et les acadiens-français
Auteur
Pascal Poirier
Page(s)
2
Type d'article
Langue
Contenu de l'article
L’ALLIANCE FRANÇAISE ET LES ACADIENS-FRANÇAIS. Nous empruntons au Canada, la lettre suivante de l’Hon. P. Poirier, sénateur, qui "dit ce qu’il tait et ce qu’il pense de l’Alliance Française.” Mon cher Rédacteur, Vous me demandez s’il est vrai que les Acadiens sont en rapports d'affaires avec l’Alliance française, et ce que je sais et pense de cette association. Puis vous ajoutez, pour m’encourager sans doute, que chez vous ceux qui en disent quelque bien sont des ennemis de la Religion, murs tout au moins pour le fagot. Je n’ai nulle envie d’aller roussir en grève pour vous être agréable, et la question ordinaire aussi bien que l’autre a pour moi de médiocres attraits. D’ailleurs, si vous vous êtes mis dans de vilains draps, c’est affaire à vous. La grâce d’un bas ne vous a pas fait défaut. De Matane à Hull il ne manque pas de prophètes capables d’éclairer votre voie, de vous guider, et qui ne demandent pas autre chose. Que ne les suivez-vous dans les chemins frayés et sûrs, au lieu d’aller prendre pour guide cette boussole démodée, la conscience? En vérité votre cas m’inspire peu de sympathie. Si je réponds à votre question, c’est pour vous montrer jusqu’à quel point les voies des impies sont tortueuses, et comme il importe de fuir tout contact avec les méchants. Oui, nous sommes en rapports d’affaires avec l’Alliance française de Paris.—Ces mécréants se sont permis de nous tendre une main soidisant fraternelle, que nous avons, hélas! pressée. La langue s’en allait, dans certaines de nos provinces, à la Nouvelle- Ecosse, par exemple. Pas de français dans les écoles; pas de français à l’école normale; l’enseignement de l’anglais seul reconnu et rémunéré par l’Etat. Et avec la langue française s’en allait le sentiment catholique. Que faire? Enrayer le mal, sans doute. En l’attaquant à sa racine, procurer l’enseignement du français dans les écoles. Mais pour cela il fallait de l’argent, joliment de l’argent; assez pour former des professeurs et les indemniser; et, dans certains cas, fournir les livres gratuitement aux élèves. Cela devenait difficile, impossible même, les Acadiens étant sous le rapport des dollars aussi dépourvus que l’étaient les Canadiens il y a cent ans. L’un des premiers, parmi mes compatriotes, j’eus connaissance de l’Alliance française et de son œuvre. Je songeai à m’adresser à elle pour du secours. Des personnes pieuses, auxquelles je m’ouvris, m’en détournèrent saintement. Elles me représentèrent qu’il n’était pas permis à un catholique de pactiser avec les impies. Ces gens-là étaient tous des francs-maçons, des juifs, des athées, des républicains. S’ils soutiennent les écoles françaises dans les Echelles du Levant et jusqu’aux confins les plus éloignés de la terre, c’est pour en pervertir la jeunesse et l’attirer doucement à leurs détestables doctrines. Si les moines de l’Arménie, de la Turquie et de la Judée se louent de leurs procédés, c’est que déjà ils sont aveuglés par l’esprit du mal ou qu’ils ne lisent pas suffisamment certains journaux du Canada. On me fit comprendre qu’il était plus avantageux pour les Acadiens de rester dans une éternelle ignorance, en conservant l’estime des “honnêtes gens,” que de s’instruire et de s’élever avec le secours des méchants. La charité, le véritable désintéressement, ajouta-t-on, ne se rencontrent que chez nous, chez les nôtres. Essayez plutôt. J’allai frapper à la porte de l’une de nos institutions catholiques riche à millions, et leur exposai toute notre situation. Je fus doucement éconduit. Oh! mes amis, repoussez la tentation à ses premières atteintes, ou, comme moi, vous succomberez. Aveuglé, j’allai demander mon admission dans l’Alliance française, et, pour mon malheur, je fus aussitôt reçu. Un mauvais esprit me poussait à me rendre compte par moi-même des personnes et des choses. Je voulus voir à l’œuvre cette "canaille,” les républicains de France, et surprendre le procédé subtil par lequel ils sapaient l’influence de l’Eglise à l’étranger, tout en subventionnant ses missions. Ce que je vis ne jeta aucune perturbation dans mon âme, ce qui montre que j’étais déjà endurci. Un grand scandale vint alors ébranler mes dernières hésitations. Les journaux du pays annoncèrent un beau jour que M. le curé Labelle venait de pactiser avec les monstres; et la presse de Paris confirma la chose en donnant le compte-rendu d’un magnifique banquet offert à l’apôtre de la colonisation canadienne par les principaux membres de l’Alliance française. De ce moment ce fut fait de moi. J'entrai en correspondance avec le secrétaire de la société, et lui exposai l’état social des Acadiens, y compris le côté religieux. Afin qu’il n’y eut pas de mal entendu, et que l’on ne pût pas nous reprocher d’avoir cherché des secours sous de fallacieux prétextes, je déclarai que les Acadiens tenaient avant tout à leur religion catholique. Examinez bien, mon cher Rédacteur, ce que peut faire l’esprit du mal pour arriver à ses funestes fins. On me répondit de Paris que le but de l’Alliance était uniquement la propagation de la langue française dans le monde; que la question religieuse ne les regardait pas; que si les Acadiens étaient catholiques, tant mieux; cela, à leurs yeux, était une preuve qu’ils n'en étaient que meilleurs Français, ayant conservé intact tout ce que leurs aïeux avaient apporté de France en Amérique; que le rôle patriotique de notre clergé ne les surprenait pas, les charmait au contraire; qu’au reste, les missionnaires catholiques de la France à l’étranger en avaient toujours usé ainsi. On nous laissait, sans contrôle aucun, la libre disposition des secours pécuniaires fournis par l’Alliance, à la condition, toutefois, qu’ils ne fussent pas distraits de leur objet : qui était l’enseignement du français. Quant aux livres d’école qu’ils nous offraient pour distribution gratuite, c’était à nous d’en faire le choix parmi les échantillons que l’on nous soumettait. Bref! des horreurs! Et je ne vis pas que je pactisais avec les plus dangereux ennemis de l’Eglise et du trône; mes yeux demeurent fermés devant l’iniquité; je prenais pour de la philanthropie ce qui n’était en réalité qu’un moyeu détourné de nous perdre. Le dirais-je? Cette manière de faire mal, chez les Messieurs de l’Alliance française, me semblait plus évangélique que les procédés de charité de la riche institution canadienne à laquelle je m’étais adressé. Et, puisqu’il faut tout avouer, je confesserai, à ma grande confusion, qu’en dépit des avertissements des "honnête gens” il me reste encore certains doutes et certaines espérances. C’est que, voyez-vous, je me rappelle le temps où être libéral en politique fédérale ou provinciale, comme vous l’êtes par exemple, était un signe d’irreligion avancée. Mgr Conroy vint et changea tout cela. LE FRANC PARLEUR en mourut. Dans le même temps et plus tard c’était tenir un bon billet pour l’enfer que d’être républicain. Au nom de Gambetta les orthodoxes se signaient. Le grand Pape Léon XIII et Mgr Lavigerie ont décrété qu’entre la Marseillaise et Rome il pouvait y avoir des accommodements. Ce qui fait que le comte de Mun, M. Piou et les autres "ralliés” ont aujourd’hui quelque chance de faire leur Salut éternel. D’où j’en conclus bien à tort, sans doute, que les dogmes de certains de nos docteurs en théologie manquent d’immutabilité. Aujourd’hui il est bien entendu que la grande loi de charité ne doit pas exister dans les relations entre catholiques et protestants ou libres-penseurs, surtout si ces derniers sont des Français. Qui sait s’il ne surgira pas plus tard un autre Pape, plus grand encore, ou au moins plus écouté, que Léon XIII, qui parviendra à faire prévaloir, même parmi nous, la doctrine renouvelée de l’Evangile, que si les œuvres de ceux qui ne pensent pas comme nous sont bonnes et fraternelles, il ne faut pas pour cela que notre œil "soit mauvais.” C’est mal à moi, sans doute, mais j’attends. Quant à vous, mon cher ami, j’estime que vous êtes un homme fini, à moins que vous ne fassiez bien vite votre paix avec les "honnêtes gens.” PASCAL POIRIER. Ce 28 octobre 1893.