Armand de Jaillac

Newspaper
Year
1889
Month
6
Day
19
Article Title
Armand de Jaillac
Author
Arthur Appeau
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
ARMAND DE JAILLAC I PORT-ROYAL Le 20 août au matin, l’an 1707, la ville, ou plutôt le bourg de Port-Royal, était plein de rumeurs. Les hommes s’abordaient d’un air consterné. Les commères couraient de côté et d’autres, allant de groupe en groupe, levant les bras au ciel et jetant des hélas! lamentables. Les enfants effrayés, sans trop savoir pourquoi, se serraient contre leurs mères. C’est que la consternation des pauvres Acadiens était bien motivée! Une flotte anglaise, composée de cinq vaisseaux et de vingt-trois transports, portant deux mille hommes de débarquement, venait de faire son apparition devant la ville. Les traces du dernier siège étaient encore visibles; il y avait deux mois à peine que les boulets anglais avaient porté la ruine et la désolation au milieu de cette malheureuse petite ville. Il est vrai de dire que l’ennemi avait été repoussé; mais il revenait maintenant plus nombreux, et les Acadiens affaiblis ne pouvaient compter sur le secours des Canadiens. Résister alors eût été folie. Tout en se rendant à l’appel de Subercase, les hommes secouaient la tête avec découragement. Mais laissons un instant les Acadiens à leurs réflexions et suivons le jeune Gascon, qui vient de sortir d’une maison d’humble apparence et se dirigeant d’un pas vif et léger vers le centre de la ville. C’est un beau garçon, ma foi! Grand, bien fait et portant avec aisance le costume militaire, ses yeux noirs brillaient d’un feu ardent sous d’épais sourcils. Plongé dans ses réflexions, il ne s’est pas aperçu de l’émotion des bons habitants de la ville. Il marche la tête penchée sur la poitrine; de temps à autre un sourire passe sur ses lèvres. Cependant, dans la rue la foule grossit : les Acadiens des environs sont accourus à la ville, le mousquet sur l’épaule. Tout ce monde crie, s’interpelle et interroge les habitants de la ville sur l’opinion du gouverneur, M. de Subercase. Depuis un moment, un bruit sourd et contenu se fait entendre. En même temps la cloche de l’église se met à sonner à toute volée. —Au port! au port! s’écrient tous les hommes en s’élançant vers la rivière. Le jeune homme a entendu la cloche; il s’arrête, et, apercevant ces hommes armés qui l’entourent, il se dit : “Que veut dire ceci! serait-ce encore les anglais.” Il hésite un moment et se remet en marche en murmurant : Bah! j’ai le temps! Et il se dirige vers une petite maison blanchie à la chaux et cachée au milieu des arbres. —M. Poirier est-il ici? demande-t-il à la servante qui est venue ouvrir. —Oui, monsieur, répond celle-ci. —Alors, veuillez lui demander s’il veut m’accorder un moment d’entretien. II LA DECLARATION Arrêtons-nous ici un instant et disons ce qu’est ce jeune homme. Quand M. de Subercase arriva de Terreneuve pour succéder à M. de Brouillan, il était accompagné de quelques gentilhommes avides de sedistinguer contre les Anglais en Acadie. Parmi eux se trouvait notre héros, Armand de jaillac. Pauvre comme tous les cadets de la Gascogne et d’un caractère aventureux, il s’était embarqué au commencement de la guerre, pour l’Amérique, et s’était rendu à Terreneuve, Son caractère, son courage lui gagnèrent l’estime de ses chefs. Notre Gascon était de toutes les expéditions, et plus d’une fois il entraîna les soldats, quand, rendus de froid et de fatigue, ils refusaient de marcher en avant. M de Subercase estimait beaucoup le jeune homme, et lorsqu’il partit pour l’Acadie il lui offrit le commandement d’une compagnie. Le Gascon accepta et partit. Au premier siège de Port-Royal, en 1707, il rendit de grands services en enlevant quelques chariots de vivres aux Anglais, et en l’inquiétant par de continuelles escarmouches. Maintenant, que venait-il faire chez M. Jacques Poirier, le plus riche habitant de Port-Royal? C’est ce que nous allons savoir en suivant le jeune homme dans la maison. La pièce où M. de Jaillac fut introduit était fort simplement meublée. Quelques chaises et un fauteuil étaient rangés le long du mur. Une longue et solide table de chêne occupait le milieu de la pièce. Un des côtés de la pièce était occupé par la cheminée. Par une des fenêtres entr’ouverte, on apercevait la rivière de Port-Royal qui coulait tranquillement entre ses rives fleuries. A peine le jeune homme eut-il le temps de jeter un coup d’œil autour de lui, que la porte s’ouvrit et donna passage à un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants. —Je vous attendais, monsieur de Jaillac, dit-il en tendant la main au gentilhomme; que me voulez-vous donc? —Monsieur Poirier, vous pouvez d’un seul mot faire mon bonheur ou le détruire; c’est pourquoi je vous ai demandé hier soir cet entretien. M. Poirier prit une attitude grave. —Je vous écoute, monsieur, mais auparavant veuillez vous asseoir. —Monsieur, dit le gentilhomme en s’asseyant, je serai bref; je suis venu ce matin vous dire que j’aime votre fille et vous prier de m’accorder sa main. —Vous aimez ma fille! s’écria l’Acadien en bondissant de surprise, et depuis quand? Oh! depuis que je suis arrivé à Port-Royal. La première fois que je vis votre fille, sa beauté m’éblouit. Je l’ai rencontrée quelquesfois sur le port faisant l’aumône aux matelots malades ou estropiés; chaque rencontre me rendait de plus en plus amoureux. J’ai cherché à oublier, mais je n’ai pas réussi. Que vous dirais-je de plus, j’aime votre fille à en perdre la raison. Comme il n’y a qu’un remède à cela, le mariage, je suis venu vous formuler ma demande. M. de Jaillac se tut et attendit une réponse. M. Poirier avait écouté attentivement le jeune homme; quand il eut fini il se leva et fit quelques pas dans la salle. Au dehors un roulement de tambour se faisait entendre, s’éloignant peu à peu; aucun bruit ne montait de la rue. —Monsieur de Jaillac, dit M. Poirier en revenant vers le jeune homme, votre demande m’honore infiniment, mais vous êtes venu trop tard; depuis une semaine ma fille est fiancée à son cousin, Louis LeBlanc, qui demeure en arrière de Port-Royal. Le jeune homme devint si pâle, que M. Poirier fit un mouvement pour s’élancer sur lui. L’officier fit un geste de la main, et se levant péniblement de son siège, il marcha vers la porte. Arrivé là il se tourna vers le vieillard qui le regardait avec pitié. —Monsieur, dit-il d’une voix lente, j’avais fait un rêve trop beau pour qu’il fut réalisable. Maintenant, je suis éveillé, dites-moi que ma démarche ne vous a pas froissé, et que, si j’avais eu ce malheur, vous me pardonnez. —Mais pas du tout, mon cher monsieur, car enfin vous êtes un gentilhomme et je…… —Gentilhomme! interrompit M. de Jaillac avec amertume, gentilhomme! je donnerais de grand cœur mes titres pour être né paysan acadien. Adieu, monsieur, acheva-t-il d’un ton bref, et il sortit en trébuchant comme un homme ivre. III L'ATTAQUE Une fois dehors, il s’élança au hasard. Il marchait d’un pas incertain, se heurtant au mur des maisons. —Carambo! vous voilà enfin, lui cria une voix derrière lui, j’ai cru ne pas vous trouver. Ce n’est pas que la ville soit bien grande, mais.... —Qu’y a-t-il? interrompit M. de Jaillac. Au son de cette brusque voix il avait tressailli et promené autour de lui un regard hébété. Devant lui se tenait un jeune homme, portant un costume à peu près semblable à celui adopté par nos coureurs des bois. Il portait à la main une longue carabine. Cet homme était le valait de chambre de M. de Jaillac. Gascon comme son maître, il lui était profondément dévoué. Il avait suivi son maître en Amérique, couru les mêmes dangers que lui, combattu à ses côtés, et plus d’une fois reçu les coups destinés à son maître. Depuis son arrivée à Port-Royal, il servait dans la compagnie du gentilhomme. — Sandis! que vous êtes pâle, mon maître, dit le serviteur en mettant sa carabine sous son bras, bien sûr...c’est bon, fit-il avec humeur, en voyant M. de Jaillac faire un geste impatient de la main, je vais vous dire la chose en deux mots : le gouverneur vous a demandé deux fois, puis il m’a appelé et mis à votre recherche, voilà. —C’est bien, j’y vais. Le gentilhomme se dirigea vers le port, où tous les habitants de la ville et des environs étaient sous les armes. —Ce sont les Anglais qui sont revenus, plus nombreux qu’avant, dit le valet de chambre en suivant son maître; ils veulent venger leur dernière défaite, et ils ne se doutent pas que nous allons les frotter si rudement, qu’ils ne se hasarderont plus à gaspiller leur argent pour équiper des flottes. Il se tut sur ces paroles en maugréant intérieurement contre les gens maussades. En se rendant au port, tous les habitants avaient jugé leur position désespérée et avaient voulu capituler. Mais aux premiers mots, Subercase les arrêta et leur démontra que capituler serait la ruine et le déshonneur. Il leur rappela aussi comment ils avaient repoussé les Anglais. Bref, les Acadiens qui, au premier moment, ne songeaient qu’à se rendre, ranimés par la parole énergique du gouverneur, reprirent confiance et jurèrent de vaincre ou de mourir. Ce fut à ce moment que M. de Jaillac arriva auprès du gouvernement. —D’où diable sortez-vous, mon cher, que vous n’ayez entendu le tocsin? Rejoignez votre poste, et si vous n’êtes pas tué venez me voir se soir. Le jeune homme salua et s’éloigna. Une fois à son poste, il soupira. —Que me fait la vie, maintenant que j’ai tout perdu, murmura-t-il. Puis, au bout d’un instant : —Si je trouvais la mort dans la mêlée, ne serait-ce pas un bonheur! Il se croisa les bras, et, plongé de nouveau dans ses réflexions, il oublia ce qui se passait autour de lui. Les Anglais s’étaient retranchés sur le bord opposé de la rivière, en face de la ville. Quelques bombes bien dirigées les obligèrent à évacuer cette position. Ils se mirent en marche pour aller reprendre position plus loin, hors de la portée des canons français. Au nombre de quinze cents, ils défilèrent sous le feu de la place sans répondre. Tout à coup, une fusillade éclata. Saint-Castin attaquait les ennemis. Les Anglais, surpris, y répondirent d’abord; mais le désarroi se mit dans leurs rangs et ils lâchèrent pied. Ils se reformèrent à cent pas de là, et revenant vers leur ancienne position, ils commencèrent à se fortifier non loin de là, hors de portée de canon. Le gouverneur, enchanté de ce premier succès, fit renforcer de Saint-Castin par prés de trois cents hommes et se mit à tête du détachement. Son dessin était de tomber sur les Anglais aussitôt qu’ils feraient mine de se rembarquer. Bientôt le va-et-vient des chaloupes annonça que le gouverneur avait deviné juste. Encore quelques minutes, et on attaquait les Anglais. Mais au même moment une vive fusillade éclata, puis des hommes bondirent sur les retranchements. —Corbleu! qui ose attaquer sans mon ordre, s’écria avec colère le gouverneur qui, placé sur une éminence, observait attentivement le camp anglais. —C’est la compagnie de Jaillac, dit St-Castin, et ma foi elle s’en tire assez bien, voyez plutôt. En effet, les Anglais surpris par cette attaque imprévue abandonnèrent, après une courte résistance, la première ligne de retranchements. Enflammés par ce succès, les Acadiens se jetèrent sur la seconde ligne et l’attaquèrent avec furie. —Les imprudents, cria le gouverneur, ils vont se faire massacrer. —Allons, messieurs, continua-t-il, en se tournant vers ses officiers, le combat est engagé, en avant! Toute la troupe s’ébranla. Dans les retranchements on se battait avec acharnement. Les Anglais avaient vite repris confiance en voyant le nombre de leurs ennemis. Ils s’étaient ralliés et avaient attaqué à leur tour les Acadiens. Ceux-ci se défendaient avec énergie, ils s’étaient formés en carré et présentaient un front hérissé de baïonnettes. Quand un vide se faisait il était immédiatement rempli. Malgré leur courage, il n’était pas douteux qu’ils succomberaient sous le nombre; cependant nul ne pensaient à se rendre. Profitant d’un moment de répit, M. de Jaillac compta ses hommes; sur quatre-vingt qu’il avait lorsqu’il attaqua, trente seulement restaient debout. —Il faut tenir bon encore cinq minutes, pensa-t-il, le gouverneur doit être en marche avec le reste des troupes. Mais, il n’eut pas le loisir de réfléchir, les Anglais, après s’être reposés, revenaient à la charge. —Attention! commanda-t-il. —Rendez-vous, cria le commandant anglais. —Vive la France! cria le gentilnomme qui avait vu le gouverneur accourir à son secours. —Vive la France! répondirent les Acadiens en serrant leurs rangs. —Forward! commanda l’officier anglais. Tous s’élancèrent contre les Français. Mais au même moment des cris retentirent. Les Anglais étonnés s'arrêtèrent. Subercase et ses hommes venaient de sauter par-dessus les retranchements et se jetaient tête baissées dans la mêlée. Un combat corps à corps s’en suivit. M. de Jaillac, jetant son épée brisée, s’empara d’une hache et se lançait au plus fort de la mêlée, s’exposant à tous les coups. Tout à coup, il se trouva face à face avec un officier anglais qui se défendait avec rage contre deux Acadiens. Son uniforme chamarré de broderies indiquaient un officier de haut grade. —Si je pouvais le faire prisonnier, pensa-t-il....Il poussa un cri de rage. Les deux Acadiens venaient de tomber sous le fer redoutable de l’Anglais. Le jeune homme s’élança sur lui, la hache levée. Plus prompt que l’éclair l’Anglais fit un saut de côté, esquivant par là un formidable coup, puis il allongea le bras, M. de Jaillac, frappé au cou, tomba sur la terre ensanglantée. —Carambo! cria une voix, et un homme se précipita vers le gentilhomme. Cet homme, c’était le valet de chambre de M. Jaillac. Il s’agenouilla près du jeune homme, mais apercevant l’Anglais qui avançait vers lui, il brandit son lourd coutelas catalan. L’arme fendit l’air et vint s’enfoncer jusqu’au manche dans la poitrine de l’officier, qui tomba lourdement. Se penchant de nouveau vers son maître, il essaya d’étancher le sang qui coulait abondamment. Le blessé avait repris connaissance. Il sourit doucement à son fidèle serviteur et lui dit d’une voix faible : —Merci pour tes soins, mon bon Léon; mais ils sont inutiles. C’est fini. —Ne dites pas cela, s’écria le valet de chambre qui pleurait; ne dites pas cela, vous vivrez. —Non, mon ami, répondit le gentilhomme, d’une voix si faible que Léon fut obligé de se pencher pour l’entendre, non la blessure est mortelle. Tu prieras Dieu pour moi et... il ne put achever. Le valet de chambre mit une main sur son cœur. —Mort dit-il d’une voix; farouche, mort sans moi. Eh bien! je ne lui survivrai pas. II se releva et saisit son fusil. En ce moment, les Anglais étaient en pleine déroute. Affolés, ils se jetèrent dans les embarcations et gagnèrent leurs vaisseaux. Bientôt ceux-ci déployèrent leurs voiles et sortirent de la rade, poursuivis par les boulets français. IV LA TOMBE Le lendemain, le soleil levant éclaira ce champ de bataille où une poignée de Français avait mis en fuite près de deux mille Anglais. Des flaques de sang marquaient le lieu du combat. Au-dessus, des bandes de corbeaux tournoyaient, cherchant des cadavres à dévorer. Sur le monticule, où naguère se tenait le gouverneur, s’élève une humble croix de bois. Sur une planchette appuyée sur une croix sont gravés ces mots : ARMAND DE JAILLAC Tué le 20 août 1707 C’est maintenant la demeure du gentilhomme, que cette humble fosse, où pendant longtemps les Acadiens de Port-Royal vinrent s’agenouiller et réciter un De profundis. Les mauvais jours arrivèrent avec ce fatal traité de 1713, qui fit de l’Acadie une province anglaise; les Anglais commencèrent ce système de tyrannie et d’oppression qui ne se termina qu’en 1755. Les Acadiens, toujours en butte aux vexations de leurs ennemis, délaissèrent la tombe. Peu à peu, celle-ci disparut; la terre renflée s’affaisa. La croix rongée par le temps, tomba, l’herbe poussa et tout disparut. Rien ne marquait plus l’endroit où reposent les cendres de celui qui commença la victoire du 20 août 1707. ARTHUR APPEAU.