Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé

Newspaper
Year
1889
Month
4
Day
10
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES et MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par NAPOLEON BOURASSA TROISIEME PARTIE VIII [Suite] —Faites comme il vous plaira, dit Jacques, je vous obéis. Le religieux quitta son guide et les deux amis, et se dirigea seul du côté de la petite demeure du père Hébert, qui n’était plus qu’à quelques pas; l’enfant des voisins retourna aussitôt chez lui et Jacques attendit sur les lieux son quart d’heure d’angoisse. IX Le nouveau logis du père Hébert était assis sur un côteau, à un endroit où la rivière coulait plus rapide. C’était une maisonnette basse, bâtie de pièces superposées les unes sur les autres et blanchies à la chaux. Le défricheur avait pris soin de laisser autour de sa chaumière quelques grands arbres, vieux géants de la forêt qui devaient en perpétuer le souvenir. Jacques remarqua, sous les ombrages, la forme d'un banc rustique fait de bois encore tout neuf : cela lui rappela le bocage voisin de la Gaspéreau où sa vie avait laissé tant de souvenirs. Des rideaux blancs étaient tendus dans les petites fenêtres, à travers lesquelles on voyait vaciller faiblement les lueurs de l’âtre. La forêt, déjà reculée dans le lointain, ne laissait distinguer à sa base que des formes vagues, mais elle dessinait vigoureusement les découpures gracieuses et infiniment variées de la feuillée qui semblait suspendue comme une guipure noire devant la ligne du crépuscule. Jacques ne jeta qu’un oeil distrait sur ce tableau; sa vue était clouée sur les petits rideaux auxquels le mouvement des personnes de l’intérieur imprimait une légère agitation. Mais il ne vit personne sortir de la porte. Cela lui laissa l’espoir que son père n’était pas encore dans un état alarmant; et il compta les minutes par les pulsations de son cœur, ce qui raccourcit encore son quart d’heure d’attente. Le Jésuite en était encore à ses préliminaires, quand il entendit le capitaine Hébert poser le pied sur le seuil de la porte. —Diantre! fit-il tout bas, je devais pourtant m’y attendre! —On frappe, je crois... dit le père Hébert; en même temps il cria d’une voix vigoureuse : — Entrez!... La porte s’ouvrit, et Jacques s’avançant avec précaution pour éviter les rayons du foyer et raffermir sa démarche ébranlée par l’émotion, dit au maître du logis : —Nous sommes deux soldats en voyage; lassés, ignorant les chemins, nous venons vous demander le couvert pour la nuit. —Vous êtes les bienvenus, vous êtes des amis; des soldats qui servent si bien notre roi, doivent être reçus partout et à toute heure; vous trouverez seulement l’espace étroit et la table nue; nous avons tout donné pour l’armée. Asseyez-vous en attendant que ma fille puisse vous préparer un souper que vous partagerez avec le bon missionnaire que voici. La maison était divisée en deux petites pièces par une simple cloison de planches; la porte de communication se trouvait vis-à-vis la cheminée, qui était placée nécessairement dans la partie qui servait de cuisine et d’antichambre. Le vieillard était assis, dans ce moment, sur un lit, au fond de la seconde pièce, à moitié appuyé sur des oreillers comme un convalescent. Sa tête penchée en avant, entrait le profil dans le cadre d’une fenêtre, ouverte sur le couchant, et ses traits amaigris par l’âge se découpaient avec toute leur énergie sur le ciel encore lumineux, comme ces grands pins brûlés restés debout après l’incendie de nos forêts. Sa fille, accoudée à son chevet, passait son bras derrière le vieillard et appuyait son front sur son épaule comme pour le soutenir; et le Père de la Brosse, assis vers le pied du lit, se disposait à poursuivre la conversation, mais à l’approche de son ancien ami, il alla au-devant de lui, sans doute pour l’observer de plus près et le contenir. Quand Wagontaga eût été blotti dans un coin et que Jacques se fût assis près de la porte de division, le dos soigneusement tourné du côté du feu, le père Hébert dit aux voyageurs; —Vous venez de l’armée de M. de Lévis?... —Oui, monsieur, nous arrivons de Montréal, répondit Jacques. —Avez-vous vu nos deux enfants?... —Étaient-ils du corps de M de Boishébert?... —Du corps de M. de Boishébert!... fit le vieillard en tressaillant; oh! non, je ne veux pas parler de celui-là!... celui-là, on n’en parle plus!... Et le pauvre octogénaire resta un instant muet, pris d’un tremblement pénible que sembla partager celle qui l’appuyait; puis, après cette pause, il continua : —Vous avez nommé le corps de M. de Boishébert; est-ce que vous lui appartenez, par hasard? —Oui, c’est dans celui-là que je sers. —Alors, vous l’avez bien véritablement connu, ce pauvre Jacques, mon vrai fils!... car les autres étaient des adoptés, des orphelins proscrits. —Vous voulez sans doute parler du capitaine Jacques Hébert?...... —Oui, monsieur, Jacques Hébert, de Grand-Pré. —Oh! sans doute, je l’ai connu, c’était mon capitaine. —Votre capitaine!... s’écria le père Hébert ébahi; et des larmes remplirent ses yeux; sa fille fit entendre des sanglots. Vous avez été plus heureux, vous, monsieur; vous avez pu combattre tout le temps et vous avez échappé au sort de ceux qui ont succombé; lui au contraire….. Mais vous savez aussi bien que moi comment il a péri. Allons, ma fille, ajouta-t-il d’une voix caressante en se tournant vers celle-ci, ne pleure pas ainsi, je n’y pense jamais… je suis père, aussi, vois-tu ma petite!... —En effet, j’ai entendu dire, reprit Jacques, que votre garçon avait été fusillé à Grand Pré, mais c’est une erreur que je suis heureux de détruire, ici, ce soir; des amis l’ont enlevé au moment où il allait être exécuté, grâce à l’intervention d’une personne héroïque qui a troublé les bourreaux. —Comment! mon Jacques vit encore!.... s’écrièrent en même temps le vieillard et sa fille :—et celle-ci, quittant subitement le malade, fit un pas vers le militaire, joignant ses mains et le regardant d’un air suppliant et navré, comme pour lui dire :—Parlez-nous encore, achevez, achevez!— Lui, en apercevant cette figure qui recevait en face toute la lumière du foyer, fit un bond sur son siège; mais sentant en même temps la main puissante du missionnaire tomber sur son épaule, il resta foudroyé de son bonheur : c’était Marie!... et le salut de son père le clouait devant elle! il ne pouvait prononcer son nom que dans son cœur! —Oui, dit aussitôt le religieux, avec une feinte sévérité, vite, monsieur, dites à ces pauvres cœurs que vous ne venez pas leur apporter de vaines espérances, et qu’inspiré par une fausse pitié, vous ne vouliez pas tromper leur douleur en accréditant des rumeurs qui peuvent être incertaines. —Je vous le jure, dit Jacques avec énergie, votre enfant, votre frère vit encore; j’ai servi avec lui jusqu’à ces jours derniers; loin d’avoir été exécuté par les Anglais, il leur a bien rendu le mauvais quart d’heure qu’ils lui avaient fait passer à Grand-Pré. Alors il raconta toutes les circonstances de sa délivrance, appuyant avec intention sur les détails qui concernaient sa fiancée, louant avec effusion son dévouement et ne se ménageant pas à lui-même la censure que méritaient ses soupçons injustes et su conduite cruelle envers elle. L’entrain et la passion qu’il mit dans cette narration, l’exactitude avec laquelle il décrivit les moindres circonstances de ces événements qui étaient restées gravées vivement dans la mémoire de Marie, ne pouvaient laisser subsister le doute. Quand il eut fini, la jeune fille entraînée par cette confiance qu’on éprouve pour ceux qui vous rappellent avec sympathie les souvenirs les plus sensibles de votre cœur et qui se font les messagers du bonheur qui vous revient, Marie saisit les deux mains du narrateur et lui dit avec l’accent de la plus touchante émotion: —Merci! monsieur, merci! Oui, tout cela est bien vrai; excepté ce que vous avez dit ‘des soupçons injustes de la conduite cruelle de notre Jacques : ah! non, il n’a pas été cruel; il était malheureux et il aimait la France jusqu’à l’aveuglement; il a cru aux apparences; si vous aviez été à sa place, vous en auriez fait autant. Ah! monsieur, que vous nous apportez de bonheur pour le mauvais grabat que nous allons vous donner! Eh! croyez-vous que nous pourrons le revoir bientôt?... connait-il le lieu de notre existence? pourra-t-il nous trouver? pourrons-nous lui faire parvenir un message? Jacques tressaillait à cette tendre pression qu’imprimait sur ses mains celles de sa fiancée, et il était près de tomber à ses genoux. Mais le Père de la Brosse appuyait toujours sur lui son poing vigoureux comme pour lui dire : pas encore. — Heureusement que dans ce moment, le feu de la cheminée s’était presqu’entièrement assoupi sous la cendre, et que le temps et la conformation de son uniforme avaient apporté assez de changements dans sa physionomie pour tromper l’œil d’une ancienne connaissance dans cette demi obscurité; autrement il n’aurait pas pu garder plus longtemps l’incognito, tant Marie tenait avec persistance le regard fixé sur lui. Il lui répondit donc, en faisant un effort sur lui-même. —Le capitaine Hébert ne connaissait rien encore du lieu que vous habitez lorsque j’ai quitté, et il n’avait pu recueillir que des conjectures sur votre existence; il se proposait, aussitôt qu’il serait libre, de visiter tous les lieux où vos compatriotes se sont réfugiés, mais je vous promets de lui éviter les démarches inutiles; demain avant le soir, il saura où vous trouver. —Merci, monsieur, dirent Marie et le père Hébert, c’est le ciel qui vous envoie vers nous. —Il veut vous accorder quelque soulagement dans votre vieillesse, dit le Jésuite, et récompenser de suite votre bonne hospitalité. Maintenant, dit Marie avec une grâce suppliante, tenant toujours les mains de son hôte, racontez-nous ce qui est arrivé à notre Jacques depuis son départ de l’Acadie; vous semblez si bien connaître sa vie! Notre père sera si heureux de vous entendre, cela va le guérir, le rajeunir; il est persuadé que son fils a dû faire toutes les grandes choses de l’armée, et moi je pense un peu comme lui : je vais vous écouter de toutes mes oreilles, pendant que je vous préparerai un bien mauvais repas, je vous assure; que voulez-vous? vous avez dévoré, au camp, tout ce que nous aurions eu à vous donner de bon ici. Si nous l’avions su, nous aurions gardé pour ce pauvre Jacques, une petite part que vous auriez entamée avant son arrivée. —Je suis persuadé, mademoiselle, que le capitaine Hébert se nourrira bien durant quelques jours du plaisir de revoir son père et une si bonne sœur!... Jacques ne pouvait comprendre la prudence excessive du religieux, qui jugeait encore à propos de retarder le dénoûment d’une situation qui torturait son cœur; cependant, il se soumit à sa volonté, trouvant sans doute quelque compensation à cette contrainte dans le tendre intérêt que Marie montrait pour tout ce qu’elle entendait dire de lui, et il entreprit volontiers un récit qui allait le faire apprécier beaucoup comme historien et encore plus comme héros. Marié venait de s’éloigner, se dirigeant vers la cheminée; Jacques, jugeant qu’elle allait attiser la flamme avec toute la ferveur, du sentiment qui dominait son âme, et qu’il courait le danger d’être bientôt reconnu, se hâta d’entrer dans la chambre et d’occuper la place qu’elle venait de quitter. Après quoi, il commença l’histoire de tout ce qu’il avait fait depuis sa fuite de Grand-Pré, ayant soin de bien accentuer toutes les paroles afin que sa fiancée ne perdit aucun détail de son récit. Il aurait parlé moins haut qu’elle eût tout entendu. Tout en voyant avec une attention intelligente à tous les petits soins domestiques nécessaires pour offrir dans son indigence une hospitalité qu’elle aurait voulu rendre somptueuse, tout en exécutant ces mille évolutions d’une ménagère empressée que le bonheur est venu visiter avec ses hôtes, il ne lui échappait pas une syllabe de la narration. C’est encore une vérité incontestable, qu’il n’y a que les femmes qui savent bien faire plusieurs choses à la fois. On a vanté César qui dictait à plusieurs secrétaires en même temps; s’il eût été femme, il aurait pu en occuper le double, et trouver encore le temps d’ouvrir ça et là des parenthèses pour le compte d’une jolie voisine ou d’un voisin bien convenable : des Césars, j’en connais cent parmi le beau sexe, à qui il manque, pour être supérieurs au conquérant des Gaules, que d’avoir gagné quelques victoires de plus. Le père Hébert, en attendant raconter le combat du Coudiac et l'incendie du presbytère de Grand-Pré, ne put s’empêcher de s’écrier, dans l’épanchement d’une joie sombre : —C’est bien mon Jacques! ces coups-là soulagent la vieillesse de ton père! On se rappelle la haine profonde que le vieillard avait toujours nourrie pour les Anglais, avec quelle fermeté de résolution, pour fuir leur domination, il s’était arraché de Grand-Pré, après le sacrifice d’une partie de ses biens; il avait brûlé sa maison à Chignectou; cette haine ne s’était pas refroidi avec l’âge; au contraire, ses nouveaux malheurs l’avaient envenimée et les succès croissants de l’ennemi qui lui ôtaient désormais tout espoir de se voir vengé, laissaient son âme toute saturée de ce sentiment. Il ne pouvait donc se rassasier d’entendre parler des actions de cet enfant de prédilection qui avait si bien hérité de son amour national. En l’écoutant une vigueur inusitée s’emparait de ses membres; sa figure s’illuminait, une exaltation depuis longtemps disparue rallumait la vie dans tous son être, tout symptôme de caducité disparaissait de sa figure; il était maintenant redressé sur son lit; il sortait de la tombe comme Lazare à la voix divine du divin maître : c’était le miracle de l’enthousiasme. Le Père de la Brosse jouissait du changement qu’opérait sur le malade cette narration de son fils. Jacques lui- même subissait le charme que produisait ses paroles; sa voix vibrait de ses notes les plus sympathiques; son discours, qui n’était que la peinture de ce qu’il avait vu, que l’écho de ce qu’il avait senti, se déroulait avec la puissance de l’action aux yeux de ses auditeurs. Cette éloquence naturelle et incisive du soldat, cette passion entraînante du patriote dévoué jusqu’à l’héroïsme, faisait de Jacques un orateur dans la belle acception du mot; il avait oublié son rôle de simple historien pour parler dans le héros de son récit. Aussi, quand il vint à raconter la bataille de Ste-Foye, Marie abandonna sur son trépied le dernier chapon de sa basse-cour et vint s’appuyer du côté de la porte; elle resta là tout le temps du récit, immobile et sans haleine, comme, la femme de Loth après qu’elle eût regardé indiscrètement derrière elle. Sans la prévoyance de Wagontaga, qui veillait dans son coin à ne pas manquer de souper ce soir-là, et qui alla retirer du feu la volaille en danger, Jacques était cause que tout le monde allait jeûner, malgré toute la bonne volonté de Marie. Lorsqu’il eût fini ce beau chapitre de notre histoire, le père Hébert lui ouvrit ses bras dans le transport de son admiration, et lui ait en sanglotant : —Ah! vous avez parlé comme mon fils l’aurait fait! c’est la même voix!... les mêmes mouvements!... la même ardeur!... j’ai cru que c’était lui!... C’est ainsi qu’il aimait la France et qu’il haïssait les Anglais! Ah! avant que je revoie mon enfant, vous voulez me donner l’illusion de sa présence, me laisser croire que je l’entends et que je l’embrasse, pour plonger ma vie jusqu’à lui! Eh bien! partagez mon cœur avec lui; vous étiez deux frères d’armes, soyez deux fils dans mes bras; et si je meurs avant qu’il n’arrive, dites-lui que j’ai cru le presser là, à votre place!... Marie de son côté, l’âme saisie par une exaltation indicible, regardait avec extase cet étonnant visiteur : elle semblait tout à la fois entraînée vers lui par un ravissement d’une incompréhensible douceur, et repoussée par un doute accablant; dans cet état elle restait immobile et palpitante, avide de nouvelles paroles. Aussi, à peine le père Hébert avait-il donné cours à son émotion, qu’elle s’empressa de reprendre la parole : —Et qu’a-t-il fait ensuite; qu’a fait votre armée?... Ne craignez pas de nous fatiguer. —Notre armée?... dit Jacques avec étonnement, mais n’avez-vous pas su? —Nous avons su, dit son père, qu’elle avait quitté Québec au printemps, sans doute pour venir rosser les envahisseurs arrivés dans cette partie-ci du pays. Eh bien! notre victoire a-t-elle été complète? sommes-nous enfin délivrés de leurs insultes et de leurs ravages?... Nous attendions nos jeunes gens pour tout apprendre. —Ah! notre armée... dit Jacques avec hésitation, notre armée, elle n’existe plus! —Comment! elle a été battue?... —Non, elle s’est fondue partiellement devant les trois corps d’invasion des Anglais. Refoulés de tout côté par l’ennemi jusque dans Montréal, nous nous sommes aperçus que nous n’étions plus que quelques milliers de soldats sans vivres et sans munitions, et il a fallu se rendre. —Et le pays est perdu?... —Perdu!... A peine Jacques avait-il laissé échapper cette parole, qu’il sentit qu’elle tombait comme la foudre sur son pauvre père; mais la question lui avait été posée si explicitement, elle était de sa nature si difficile à éluder, qu’il n’aurait pas pu le faire sans mentir; et un enfant acadien était incapable de tromper. Le vieillard oscilla comme un sabre sous un grand vent, mais il ne fut pas renversé du coup. —Marie! murmura-t-il en faisant un effort pour se soutenir, approche, mon enfant. La jeune fille accourut vers lui; il lui passa la main autour du cou et il ajouta d’un accent brisé : —As-tu bien du courage, ma petite fille?... —Oui, mon père, je suis exercée au malheur depuis l’âge de treize ans et je suis encore jeune, j’endurerai bien cette nouvelle infortune si elle ne vous accable pas vous-même; si vous savez bien la supporter, avec calme, avec résignation... avec... —Peux-tu marcher longtemps, mon enfant, endurer la faim, le froid, coucher dehors? —Vous savez que j’ai marché depuis Boston jusqu’ici, que j’ai vu mourir des hommes épuisés, à côté de moi. —C’est vrai, ma fille, c’est vrai; oh! je t’aime, parce que tu étais digne de lui... La nuit est-elle bien noire? —Non, père, le soleil s’est couché bien beau, le ciel est plein d’étoiles. —Eh bien! partons!... —Partir! pauvre père! —Va mettre à part ce qu’il nous faut prendre pour le voyage; fais deux paquets, un gros et un petit... petit et léger, pour qu’il ne te donne pas trop de fatigue... Nous prendrons les devants et nous ferons dire à Jacques quel chemin nous aurons pris; il a le pas plus long que nous, lui. —Mais vous pouvez à peine vous lever, calmez-vous... je vous en supplie. Où donc voulez-vous aller? —Là où les Anglais ne pourront jamais arriver... à la Louisiane, à l’extrémité de l’Amérique! —Tous les chemins praticables vous sont fermés, dit Jacques, et l’ennemi n’a permis qu’aux soldats de rentrer en France; il a contraint tous les habitants à prêter le serment d’allégeance; votre fils lui-même en a passé par cette condition. —Jacques! s’écria le vieillard, en relevant la tête avec la fierté d’un prophète de Michel-Ange. Non, il n’a pas fait cela... On vous a trompé, ce n’est pas mon Jacques qui se serait déshonoré par une pareille lâcheté, par un parjure! Il est jeune, lui, et puis, n’est-il pas soldat?... libre de sa destinée, il se serait fait Anglais!... non, non, ce n’est pas dans notre sang, ces choses-là! —C’est avec la rage dans le cœur qu’il y a consenti... On ne lui laissait pas d’autre alternative pour arriver jusqu’à vous... —Mais il devait savoir que si j’existais encore, ce n’était pas dans un pays soumis aux Anglais qu’il devait me trouver. J’ai sacrifié trois fois mes biens, et il savait que ces sacrifices m’étaient plus durs que celui que je pourrais faire aujourd’hui; j’ai brûlé ma demeure, il en a été le témoin; j’ai vu trois fois ma famille jetée sur le chemin de la proscription, s’éparpiller, et s’éteindre autour de moi, me laissant seul... avec cet ange que Dieu m’a envoyé pour m’accompagner jusqu’au tombeau, et tout cela, pour fuir un joug abominable! Et lui... . il n’a fait que combattre, après tout, il le pouvait, c’était un plaisir... Ah! sans mes quatre-vingt-dix ans!... —Votre fils monsieur, a brûlé avec vous la maison de son père, et, comme vous le lui avez dit, il brûlait alors toutes ses espérances; il a fui, pour défendre la Nouvelle France, une terre qui lui offrait toutes les séductions d’une union longtemps désirée; il a laissé dans les larmes celle à qui il avait promis de revenir après 6 mois et qui lui a gardé pendant dix ans l’amour le plus constant et le plus dévoué; il a combattu pendant six ans, sans salaire et presque sans nourriture, courant à tous les dangers, restant sous le drapeau jusqu’à ce qu’il le vit tomber. [A suivre]