Jacques et Marie: Souvenir d'un Peuple Dispersé

Newspaper
Year
1889
Month
3
Day
20
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un Peuple Dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES et MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par NAPOLEON BOURASSA TROISIEME PARTIE III [Suite] Jacques, dans son premier mouvement, sans considérer qu’il avait devant lui un ennemi vaincu et blessé, se précipita vers cet adversaire impuissant, et levant sa terrible lame, il s’écria : Et c’est toi, misérable, qui l‘a tué!... Non, capitaine Jacques Hébert, répondit l’officier d’une voix calme et dans un français irréprochable, j’ai voulu le sauver!... Tu as voulu le sauver, toi? le sauver!... mais tu le tenais étouffé dans tes bras!... Et pourquoi done voulais-tu le sauver? Tu n’es donc pas un Anglais?... Oui je suis Anglais et j’ai voulu le sauver;... je ne vous dis pas cela parce que vous me menacez de m’enlever le reste d’une vie misérable à laquelle je ne tiens plus, mais parce que c’est la vérité ...j’aimais ce pauvre Antoine Landry?... mais il était trop tard, le fer qui l’avait frappé traversait son corps, je venais moi même d’être blessé, je n’ai eu que le temps d’arracher l’arme de la plaie et de me jeter sur sa poitrine pour empêcher le sang de sortir : je voulais aussi mourir sur un cœur ami; un cœur que ne pût me maudire, comme vous venez de le faire, M. Jacques!... Et puis, j’aurais voulu lui parler avant qu’il ne mourût... j’aurais voulu lui parler de vous et de Marie... lui dire... Mais je ne me trompe donc pas... interrompit Jacques, frappé et retenu par ces paroles et cette voix qui lui rappelaient une ancienne connaissance;—c’est bien vous capitaine Gordon, que je revois!... Pardonnez au premier transport d’une douleur cruelle. George, qui avait articulé avec effort les quelques phrases que nous avons attendues fut pris d’une grande faiblesse; tout son corps se couvrit d’une sueur froide; Jacques crut qu’il allait rendre le dernier soupir. Durant cette syncope, il étendait toujours sa main vers celui-ci comme pour vouloir l’attirer à lui, et il prononça plusieurs fois ces mots à travers un balbutiment inintelligble : Jacques Hébert!... Marie!..Mon Dieu!... Winslow!.. Où suis-je!... Le capitaine Hébert lui couvrit le front de neige, lava son visage que le sang voilait complètement, et il chercha sur son corps pour s’assurer s’il n’avait pas d’autres blessures graves, afin de les panser à la hâte. Une balle lui avait traversé le cou, au dessus des clavicules, deux autres avaient pénétré dans le ventre à la base du foie. En voila plus qu’il n’en faut pour le tuer, dit Jacques à ses compagnons. Faites un brancard avec vos fusils et nous allons le transporter avec le corps d’Antoine à l’hopital-général. Cet ordre s’exécuta sur-le-champ. Le trajet qu’il leur fallait faire était long et difficile, avec un pareil fardeau. Ils n‘en avaient pas franchi la moitié, que le capitaine Gordon fut saisi d’un frisonnement convulsif à la suite duquel il reprit connaissance avec un peu de vigueur; et il fit signe à ses porteurs de s’arrêter. —Où me conduisez-vous? dit-il. A l’hôpital, répondit Jacques, pour vous faire donner les soins que reçoivent nos officiers. Merci, capitaine, c’est inutile,n’allez pas plus loin...Dieu veut que mon chemin se termine ici... je sens la mort qui monte à mon cœur... veuillez toucher ma main, il me semble qu’elle est froide. Oui, répondit celui-ci, elle me paraît se glacer!.... Mais ce n’est peut-être que de la faiblesse… Oh! j’aurais voulu vous la donner chaude de toute la vie de mon cœur; mais je suis encore heureux de pouvoir vous rencontrer et vous dire quelques mots avant de mourir, un adieu d’ami...L’appelerez vous ainsi, vous? Jacques lui serra affectueusement la main, et ne lui cacha pas les larmes qui lui venaient aux yeux. George continua : M’avez-vous bien pardonné le mal que ma conduite légère et lâche a pu vous faire autrefois? Capitaine Gordon tout a été pardonné le soir où je vous ai vu lancer vos insignes militaires à la figure de Murray. C’est vrai! et vous me l’avez prouvé de suite en me délivrant d’un supplice que vous aviez bien le droit de m’infliger comme aux autres. Veuillez accepter un gage de ma reconnaissance pour votre conduite généreuse, et une preuve que j’ai fait des efforts pour mériter encore votre pardon et votre estime. En même temps l’officier anglais détacha péniblement son épée, et il l’offrit à Jacques, ajoutant : N’en ayez pas d’horreur; ce n’est pas elle qui a servi à chasser vos compatriotes.... celle-ci n’a jamais frappé un français en traître. Oh! je la reçois comme le souvenir d’un frère d’armes, et si jamais je la porte contre les vôtres, j’espère qu’elle saura distinguer les adversaires nobles et généreux comme vous!... Voici maintenant, poursuivit George, une lettre que j’avais prise sur moi, ce matin, espérant que j’aurais l’occasion de vous la faire parvenir; elle vous servira peut-être à retrouver Marie. En achevant ces mots, il la tira de la poche de sa veste; elle se trouva toute inondée de sang, et elle portait à un angle la trace d’une des balles qui avaient blessé George: Si vous la recevez et si vous pouvez la lire, vous voyez que vous ne pourrez pas en remercier votre bataillon. Et vous devez avouer que vous n’avez pas cherché à la mettre à l’abri de nos coups, répondit Jacques. Il passa un léger sourire sur la figure de George; et ce fut le dernier de sa vie; car aussitôt après, sa voix s’altéra sensiblement et il fallut le soutenir, car il s’affaissait; sa figure prit cette teinte de profond recueillement qui semble réfléter l’éternité. Faisant signe à Jacques de s’approcher, il lui dit à voix plus basse, en lui montrant un petit crucifix qu’il tenait entre sa main et son cœur : Je veux mourir catholique, j’ai pris cette résolution depuis plusieurs années;... ce n’est que l’occasion qui m’a manqué... je suis prêt...je sais ce qu’il faut croire... je désire être baptisé. Courez chercher l’abbé Daudin, dit Jacques à l’un de ses hommes, il doit être à la ferme Dumont. C’est trop loin! murmura George; le Père a, là, beaucoup à faire avec les siens, il ne viendra pas ici pour un Anglais! Il viendra, s’écria Jacques, cours Bastarache! Il y viendrait pour le diable, dit celui-ci en prenant ses jambes à son cou, si le diable voulait en tant soit peu ne plus être protestant et goûter de l’eau bénite, comme ce bon confrère anglais! Mais le messager était à peine parti qu’une seconde défaite s’empara de l’officier; Jacques crut que c’était l’agonie, il caurut à un ruisseau voisin, puisa de l’eau dans son chapeau, et revenant au mourant, il fit sur sa tête l’ablution baptismale en prononçant les paroles sacrementelles. George n’avait pas complètement perdu l’usage de ses sens; l’on voyait au moment régulier de ses lèvres qu’il récitait une prière, et sa figure semblait s’illuminer de cette joie surnaturelle qui rayonne d’une âme éclairée soudainement par la foi. Il resta, durant un moment silencieux et recueilli, puis il baissa la croix qui pendait à son cou, et, l’élevant ensuite vers Jacques, il murmura à son oreille : Je l’ai trouvée près de la maison du père Landry, après le départ de la famille, et je l’ai toujours portée; elle m’a bien inspiré; elle m’est arrivée quand mon bonheur terrestre m’était ravi pour me conduire vers les jouissances meilleures! Vous la laisserez reposer sur mon cœur.... Je puis, à présent, être mis dans un enceinte bénie; Je désire être enterré avec notre pauvre P’tit Toine : que je sois uni éternellement avec un de ces cœurs honnêtes, sur cette terre où l’on maudira si longtemps le nom des Anglais!... Jacques, quand vous retrouverez Marie, dites-lui que j’ai expié mes torts envers elle, que j’ai travaillé à votre réunion, que j’ai reçu mon pardon de votre main avec le titre de ma foi... Demandez-lui de ne pas haïr quelqu’un qui l’a sincèrement aimée... Dites lui. Jacques, dites-lui que j’emporte l’espoir, en mourant dans le sein de son église, de confondre ma vie avec la sienne dans l’océan de l’amour divin... Mon cher rival, ajoute-t-il avec plus de difficulté, la jalousie est une chose de la terre... elle ne sépare personne, là-haut... là, rien que l’amour!... que l’amour infini!... Jacques sentit encore un léger pressentiment sur sa main, après lequel le corps de l’officier resta immobile comme la terre sur laquelle il était couché. Un profond sentiment de piété et de respect religieux domina pendant quelque temps tous les témoins de cette triste scène : ils ne savaient à qui donner plus de regret, à George ou à Antoine: Jacques donna ses larmes de soldat et de proscrit aux deux; puis il fit transporter leurs restes au cimetière de la ville. Là, au milieu du recueillement, du deuilet de la nuit, il les fit inhumer cœur contre cœur, selon le désir de George, à un endroit qu‘il marqua; et quelques jours après, il alla planter sur la terre nouvellementélevée,une planche grocièrement polie sur laquelle il avait gravé avec son couteau, dans ses heures de bivouac, deux épées croisées, avec cette épitapheau-dessus: A MES DEUX FRERES PAIX ET BONHEUR AU CIEL Aussitôt que Jacques en eut le loisir, il ouvrit la lettre du capitaine Gordon; elle était ainsi conçue : Québec, 28 avril au matin. Monsieur le capitaine, “ J’ai su, l’automne dernier, que le corps de M. de Boishébert, dont vous faites partie, était attaché à l’armée de Québec; et comme je suppose qu’il doit encore prendre part aux opérations que monsieur de Lévis vient entreprendre contre nous, aujourd’hui, je me permets de vous écrire cette lettre, ayant l’intention de vous la faire parvenir par le premier moyen que le hasard m’offrira, soit que nous soyons heureux ou malheureux dans le combat que nous allons livrer. Depuis notre séparation au presbytère de Grand-Pré, j’ai cherché toutes les occasions de soulager la famille Landry dans l’infortune oùmon gouvernement l’a plongée. Arrivé à Boston, quelques jours seulement après madame Landry et sa fille, j’ai chargé une tante de notre colonel Winslow d’aller les recueillir avec la veuve Trahan et ses deux enfants au milieu des autres proscrits et de leur donner tous les soins que leur état requérait; pour ne pas éveiller leurs soupçons et effrayer leur délicatesse, j’avais prié cette dame de ne jamais prononcer mon nom devant ses protégées. “ Vos amis était à bord d’un transport qui avait été dirigé en premier lieu sur la Pensylvanie, mais que les vents rejetèrent sur les côtes du Massachusetts. “Sous prétexte de leur procurer un travail de leur choix, l’excellente famille Winslow les conduisit dans un petit village des environs où ils avaient une maison de campagne; je pus ainsi veiller sur eux et leur laisser ignorer ma présence dans la Nouvelle-Angleterre; et ils acceptèrent plus volontiers les services que je leur fit rendre. D’un autre côté, je leur fit faire partout des recherches pour découvrir le père Landry. Elles furent infructueuses à New-York et dans le Maryland. Vers la fin de l’hiver, j’appris qu’un grand nombre d’Acadiens avaient abordé la Philadelphie. Malheureusement, je fus obligé de partir presqu’aussitôt pour l’Angleterre, et je ne revins en Amérique qu’en 1758,avec l’armée d’Amherst, pour prendre part au siège de Louisbourg; et depuis, mon régiment est resté attaché à l’armée du St. Laurent. Mais j’avais, dans le colonel Winslow et sa famille, des amis dévoués à mes intérêts. “ Un an après mon départ, j’ai reçu de mon ancien commandant la lettre incluse dans celle-ci. Je vous l’adresse, quoiqu'elle révèle ce que j’ai pu faire pour votre fiancée et ses parents; je n’ai le temps ni de la traduire, ni même de vous en donner la substance. Elle témoignera de la sincérité do mon affection pour vos compatriotes et du désintéressement de mon cœur brisé; et vous donnerez, j’espère, à mon souvenir une estime que vous avez dû refuser à ma vie… . .car j’ai un pressentiment,... qui n’avait peut-être que la nuance d’un désir non avoué.... les trompettes qui sonnent l’alarme tout autour de moi me semblent l’appel d’une autre vie... j’espère qu’elle sera meilleure que celle-ci. “ Il me faut courir aux armes, peut être pour me trouver encore poitrine contre poitrine avec vous. . … Ah! soyez persuadé d’avance que je n’apporte à ce combat que l’estime pour vous et pour votre nation. “Je me rappelle que c’est une de mes lettres qui vous a fait le plus de mal à vous et à Marie : eh bien! puisse celle que vous allez lire avoir des conséquences plus favorables à votre bonheur : c’est mon désir le plus ardent. GEORGE GORDON. Jacques, dans son premier transport, ouvrit la seconde lettre, ouvrit la seconde lettre oubliant qu'il ne pouvait pas en lire un mot. Il fut au désespoir en constatant qu'il n'y avait aucune personne de sa connaissance en état de lui en donner la traduction. Il fut donc forcé d'attendre un Œdipe inconnu, pour avoir la révélation de cette énigme précieuse qu'il tenait sous la main. V Les Anglais étant entrés dans Québec, il fallait que Lévis entreprit un siège!... avec quoi?.., Avec du courage, de l'énergie, de la patience, avec de l'héroïsme, sans doute : mais notre armée était réduite à quelques bataillons; elle avait apporté de Montréal ses rations mesurées pour quelques semaines, et elle attendait de France la grosse artillerie de siège pour démanteler une ville qu'il lui faudrait rebâtir aussitôt après l'avoir prise, pour y subir lui-même d'autres assauts. Cependant Lévis ne balance pas; il jette autour des ramparts cette poignée de monde, et il fait commencer les tranchées: il comptait sur la providence—les colons étaient habitués à tout attendre d'elle;—il espérait encore recevoir des secours de la France;—on croit si difficilement à l'abandon d'une cause à laquelle on a tout sacrifié soi-même! Tout dépendait de la promptitude que notre métropole ou l'Angleterre mettrait dans l'expédition des envois de troupes. La première flotte venue devait décider du sort de l'une et de l'autre armée. Un jeu du vent et de la mer permis par les décrets de Dieu allait régler définitivement notre avenir national. Qui sait avec quel intérêt nos hommes se mirent à étudier le ciel et l'océan dans la directîon de la France?... Un nuage à l'orient, une houle menaçante qui courait sur le golfe faisait battre leur cœur. Leur dernier regard, le soir, se portait à l'horizon, et leur premier, le matin, se fixait encore sur cette ligne incertaine qui cachait leur destinée. Lévis réussit à faire arriver sur les lieux une quinzaine de canons : c’étaient des petites pièces insuffisantes à faire brèche. Elles étaient pourtant encore trop nombreuses pour les munitions qu’elles pouvaient consommer. On fut réduit à ne faire tirer à chacun qu’un boulet par heure. C'était se contenter de dire aux Anglais que la France était encore là; ils répondaient à ces faibles efforts par la voix de cent quarante bouches à feu de grand calibre. Il fallait qu'ils fussent eux-mêmes bien réduits, ou devenus bien prudents pour ne rien tenter de plus contre des assiégeants en pareil désarroi. Ce n'était pas là un siège, c'était une trêve forcée, un repos de lutteurs atterrés. Un soir, on vit dans le lointain une voile qui s'avançait sous le soleil couchant, un côté dans la lumière, un côté dans l'ombre, image du sort contraire qu'elle apportait à chaque armée. C'était une frégate : l'histoire semble dire qu'elle ne portait pas de couleurs. Elle voguait avec précaution : en écoutant les détonations qui retentissaient autour de la ville, elle interrogeait l’espace, lui demandant où était le vainquer, où était le vaincu. Et d’un autre côté, Anglais et Français demandaient en la regardant; “ Viens tu de France ou d’Angleterre?... viens-tu nous apporter la vie ou la mort? ” Quelle torture ce fut que ce dernier moment d’incertitude, sourtout pour les vainqueurs de Sainte-Foy! Le vaisseau s’approchait toujours. Quand il fut dans la rade, ne craingnant plus sans doute de révéler son drapeau, il salua la citadelle par vingt- et- un coups de canons. Alors le grande vérité se fit pour tout le monde, produisant d’une part le délire de la joie, et de l’autre le désespoir. La garnison prit plaisir à venir l’annoncer aux assiégeants, par des clameurs frénétiques qui durèrent des heures entières. Avec ces cris commença notre agonie; ils déchiraient nos coeurs et donnaient à notre deuil quelque chose de cruel. Deux jours après, deux autres frégates auglaises entrèrent dans le port: elles formaient l’avaut garde d’une flotte et d’une armée. Alors Lévis, le brave Lévis, fit ployer ses tentes et ce drapeau blanc qui ne devait plus revoir les bords du St. Laurent, et il alla dire dans tous les rangs “ Allons- nous-en! ” La France n’avait pas de secours à nous envoyer, cette année-là, mais elle nous fulminait de la banqueroute; eh, le faisait perdre à la colonie pour quarante millions de créances…… Nous nous étions saignés pour défendre la puissance et les intérêts de notre métropole et elle nous ruinait au moment de nous abandonner! Eh bien! ces hommes qu’on dépouille, qu’on affame sur le champ de bataille, qu’on méprise à la cour, qu’on ignore ailleurs, qu’on abandonne partout par impuissance et par égoïsme, ces soldats sans chemises et sans souliers, avec leurs gibernes et leurs sacoches vides, croyez-vous qu’en s’éloignant de Québec ils vont s’asseoir dans leurs chaumières pour y attendre la loi du vainqueur, et y recevoir le nom du nouveau maître? Oh! non, mille fois non! ils ont encore du sang, et la terre va leur produire du froment nouveau qu’ils mangeront sans prendre le temps de le broyer; puis ils défendront pied à pied tout ce qu’il leur restera de territoire depuis Québec jusqu’au lac Ontario, depuis le lac Champlain jusqu’au St.-Laurent; et quand on leur aura arraché, ils espéreront encore se frayer un chemin jusqu’au sources du Missisipi, franchir plus de mille lieues de solide et de forêts, pour aller abriter l’honneur des armes de la France dans les régions pestiférées de la Louisiane! Telle est leur résolution; ils n’étaient que quatre mille hommes contre cinquante mille adversaires! En vérité, on dirait des Titans pour qui le monde n’avait que l’espace d’une enjambée! Merci, nos pères! vous avez fièrement illustré notre défaite; votre héroïsme!...c’est un grand héritage, héritage que vous nous avez laissé dans notre infortune. Faut-il s’étonner si les Anglais, après la paix, trouvaient encore tant d’orgueil dans ces gentilshommes nécessiteux qui passaient devant eux avec mépris dans les rues de Québec?...Le joug n’abâtardit pas sitôt les héros de semblables épopées. Merci, nos pères! Ah! nous avions bien besoin, dans la carrière pénible qui allait s’ouvrir devant nous, du spectacle de vos vertus et de vos exemples, et vous en avez été prodigues. Et aujourd’hui, dans ces temps mauvais où des défections déplorables nous humilient tous les jours, où une légion d’autres Bigot s’apprêtent à vendre ce grand héritage de gloire que vous nous avez transmis, pour les orpeaux d’un petit pouvoir, ou les miettes qui tombent de la table d’une bureaucratie délétère...nous avons besoin de relire notre histoire pour nous sentir de l’orgueil national, encore!... Mais la fortune ne permit pas même à nos pères d’atteindre le but suprême de leur résolution désespérée et le chemin du Mississipi leur fut encore fermé. Pendant que Lévis courait à tous les points menacés, ranimait le courage des soldats, demandant de nouveaux sacrifices aux villageois épuisés, les trois armées anglaises entrées en campagne convergeaient vers l’île de Montréal : celle de Murray et Rollo par le bas du St.-Laurent, celle d’Haviland, par le lac Champlain, celle d’Amherst par le haut St.-Laurent. Pouchot, le vaillant défenseur du fort Niagara, arrêta pendant douze jours, avec deux cents hommes, toute la division du générail eu chef, devant le petit fort Lévis, une bicoque située au-dessous du lac Ontario. Cette division d’Amherst comptait onze mille combattants. Pendant ce temps-là Murray passa devant le fort Jacques- Cartier, et brûla Sorel; Haviland occupa l’Ile-au-Noix et St.-Jean, adondonnés successivement par Bougainville; et quelques jours après, Montréal se vit investi par les trois corps d’invasion. Cette ville n’était alors qu’un gros bourg, ouvert aux quatre vents, protégé simplement contre les flèches des sauvages. Il n’y avait plus de résistance possible; il ne restait de poudre que pour un combat, et nous n’avions de nourriture que pour quinze jours. Le gouvernement assembla un conseil de guerre, on y délibéra sur l’état de la colonie, on rédigea un projet de capitulation, et puis on fit proposer aux conquérants un armistice d’un mois. L’armistice fut refusé, mais les articles de la capitulation furent tous acceptés; sauf les deux qui demandaient la neutralité perpétuelle des Canadiens et les honneurs de la guerre les troupes française. Lévis, en apprenant ce refus, se leva indigné :il avait bien mérité les honneurs du soldat, celui-là. Il voulut aller se réfugier sur le petit ile Ste.-Hélène et s’y faire ensevelir avec le drapeau de la France. C’était un acte de désespoir qui exposait à la vengeance du vainquer des habitants restés à sa merci; M. de Vaudreuil et les autres trouvèrent plus humain d’accepter une humiliation qui assurait d’ailleurs à la colonie des conditions passables si elles étaient sincèrement accordées. Le 8 septembre, l’acte de capitulation fut signé, et les Anglais entrèrent dans la ville. Il n’y avait plus de Nouvelle-France; prés de deux siècles de sacrifices et de combats étaient perdus!... [A suivre]