Jacques et Marie: Souvenir d'un Peuple Dispersé

Newspaper
Year
1889
Month
3
Day
6
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un Peuple Dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES et MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse NAPOLEON BOURASSA XXVIII [Suite] Jacques et ses compagnons, entrainés par cette excitation que donne le succès, avaient bientôt épuisé le brasier formé pour allumer l’incendie, et ils plongeaient maintenant leurs fourches en pleines tasseries, retirant le foin en lambeaux échevelés du milieu de la flamme qui envahissait la grange, où quelqu'un pouvait s’être réfugié. Allons, s’écria Jacques, c’est assez ici: courons du côté de la cuisine, c’est la seul voie qui leur reste! En même temps, il franchit la clôture du jardin, suivi maintenant de tous ses hommes, qui n’avaient plus à garder les postes devenus inutiles. Mais il ne pouvaient plus retourner sur leurs pas; leur seule chance de salut était devant eux. Poussés les uns par les autres, ils se culbutèrent pêle-mêle sur leurs assaillants, qu’ils entrevirent pour la première fois. Ceux-ci tombèrent dessus avec leurs bâtons, leurs fourches et leurs coutelas, et en laissèrent plusieurs sur le carreau. Un grand nombre, cependant, réussirent à s’échapper; comme ils sortaient de deux côtés, sur la rue et sur le jardin, et par plusieurs ouvertures, et qu’ils se dispersaient dans tous les sens, il fut impossible à la petite troupe de les atteindre tous. Le dernier était à peine sorti des fenêtres que les longs jets de flammes attirés par le courant des fuyards s’élancèrent comme pour les menacer encore au loin. Jacques donna le signal de la retraite; l'alarme devait être portée aux casernes, car les cuisiniers avaient dû s’échapper depuis quelque temps; l’incendie allait envelopper la maison, la grange, et toutes les dépendances : ses lueurs pouvaient compromettre la retraite de sa troupe; il renonça donc à poursuivre l’ennemi : d'ailleurs, il était satisfait de son succès; Butler n’avait pu manquer de périr avec quelques autres; Murray devait au moins porter de cuisantes brûlures, s’ils n’avait pas été tout-à-fait écorché par la flamme; plusieurs étaient restés gisants dans le jardin; teus s’en allaient avec des habits rognés, troués, noircis, des chevelures privées de leurs queues, des visages balafrés, dont plusieurs sans barbe et sans sourcils; enfin, l’état-major se trouvait sans abri, et tous ses officiers superbes allaient être forcés, le lendemain, de présenter à leurs soldats le spectacle de leurs figures piteuses et la honte de s’être fait prendre et enfumer par une poignée d’hommes, à cause de leur inconduite. Pendant que ceci se passait à la maison, George était toujours resté enfermé dans la grange. Fort heureusement pour lui, la porte près de laquelle il se trouvait n’avait pas été fermée; il put ainsi respirer librement durant quelque temps. La couche de paille qui le recouvrait était légère et le cachait comme un voile transparent; il put donc voir l’incendie naître, se développer et l’enceindre rapidement dans ses terrible replis; et ce n’était pas un moindre supplice d’avoir conservé l’usage de la vue et de l’ouïe, lorsqu’il était privé de la parole et du mouvement. En pensant à celui qui l’avait fait ainsi lier au bûcher, il ne se fit pas illusion snr le sort qui lui était réservé : il l’attendit donc avec horreur. Vraiment, après ce qu’il venait de faire, le supplice était trop rigoureux, et bien qu’il se reconnût bien coupable envers Jacques et Marie, il se trouva trop puni. Son âme s’insurgea violemment contre une pareille destinée. —Ah! dit-il, il me semblait que j’avais payé un peu de la dette de ma conscience; et mon Dieu! vous savez ce que je voulais faire encore pour réparer mes torts... Mais il fallait bien accepter les décrets providentiels; on ne lui donnait pas le temps de les raisonner, ni la faculté de lesinfirmer. Déjà des tourbillons de flammes commençaient à se frôler autour des grands pans de la bâtisse, à glisser sous le toit, à s’allonger vers son grabat fragile comme des langues avides. A la lueur qui filtrait toujours davantage à travers la paille à l’air ardent qu’il respirait, à la fumée qui l’étranglait, il jugea que son linceuil épouvantable commençait à l’ensevelir. Jacques et ses compagnons dans leur démarche furibonne, ne faisaient guère attention s’il n’en s’échappait des étincelles vers le fond de l’air, quand ils venaient enlever leurs gerbes embrasées : la rafale en semait partout et soufflait ensuite dessus. Cependant tant que George entendit les pas des incendiaires, il ne voulut pas se croire condamné; mais il vint un moment où les pas s’éloignèrent pour ne plus revenir : alors il ne saisit plus au dehors que les clameurs et les râlements de ses compatriotes, et au-dedans que les efforts triomphants de l’incendie… Il était livré aux flammes! Le bois de la couverture, exfolié par le feu, tomba en tisons légers tout autour de lui; le vent qui s’échappait de ce foyer haletant chercha partout des issues et se mit à s’engouffrer en rugissant dans la porte, et chasser du côté de George des nués étincelantes et des faisceaux de dards ardents; le malheureux sentit sa paille s’agiter, se crisper, se roussir sur son visage, puis il entendit un pétillement qui s’étendait comme un cercle sur le plancher, de l’endroit où Jacques avait fait allumer l’amas de foin; puis il sentit, au frisonnement de la perche sur laquelle il était lié, qu’elle se fendillait, qu’elle éclatait à une de ses extrémités, sous le contact de l’élément terrible… Alors lui vint le vertige de son épouvantable agonie. Mais dans le même temps, quelques voix se firent entendre près de la porte. C’était Wagontaga qui se plaignait à Jacques de n’avoir trouvé que des chevelures ignobles, que du crin grillé. —Au moins, disait-il, tu vas me laisse prendre celle de ton lieutenant, pour faire paire avec celle de son frère. —Ah! pour celle-là, mon confrère, tu n’y touchera pas.. . d'ailleurs, je crois qu’il est trop tard : vois la flamme dans le haut de la porte…Mais cela n’y fait rien, dit-il, après une minute d’hésitation; il faut le sauver, parce qu’il a du cœur, celui-là. —Le sauver!.... dit en se récriant une autre voix : se brûler pour un Anglais?.. —Oui, pour un Anglais généreux; ils sont si rares qu’il faut les ménager... —Mais c’est impossible!.... c’est une fournaise!... Eh bien! j’irai, moi! s’écria Jacques. Et en disant ces mots, il s’enfonça dans la masse tourbillonante de feu et de fumée que vomissait la porte. La flamme, en sentant l’obstacle qui rebroussait vers elle, se replia sur elle-même et voilà un instant toute l’ouverture... un instant de silence et d’angoisse terribles pour les compagnons de l’héroïque Acadien.. Mais ils le revirent aussitôt percer le rideau brûlant, portant dans ses bras son ennemi à demi mort, encore lié sur sa perche. La flamme sembla se retirer avec respect devant lui, et couronner son front de ses sauvages splendeurs. En franchissant la porte, Jacques courut avec son fardeau se mettre sous le torrent que l’orage faisait descendre du toit, pour éteindre le feu qui s’attachait déjà aux habits du lieutenant. Quant aux siens, ils étaient intacts; la pluie dont ils étaient imprégnés les avait rendus incombustibles. En sentant l’eau ruisseler sur son corps et le contact de l’air pur, George reprit tout-à-fait l’usage de ses sens, pendant que son généreux ennemi tranchait d’un coup de couteau son haillon et ses entraves. —Vous êtes libre, dit Jacques! Un Français ne s’est paas infliger une mort ignominieuse à un ennemi respectable. —Merci, monsieur... après ce que nous vous avons fait, me traiter ainsi, c’est de l’héroïsme. —Si ces gens, répondit Jacques en portant sa main du côté du presbytère, n’avaient pas insulté aux malheurs qu’ils venaient de faire, je ne les aurais pas grillés comme des bêtes féroces. — Et que vous dois-je, maintenant, Jacque Hébert? — Rien, lieutenant; je ne vous demande que deux heures de silence. — Vous les aurez, avec toute une vie de reconnaissance et d’admiration. En même temps le lieutenant se précipita vers son rival pour presser sa main avec effusion, mais Jacques se hâta de s’éloigner. Il fit bien; car un instant après, l’ancien bourg de Grand Pré et ses environs furent battus en tous sens par la garnison tout entière. XXIX Le lendemain vers midi, George était seul avec Winslow, dans un appartement du gouverneur Lawrence, à Halifax. Il lui faisait un récit sincère de ce qui s’était passé la nuit précédente au presbytère de Grand-Pré. Quand il eut fini, le colonel, qui l’avait écouté avec intérêt, lui dit : —Mon ami, vous avez donné cours à des sentiments genéreux que j’apprécie et que je partage… Nous avons accompli une tâche dont je rougirai toute ma vie, pour mon pays. Mais les lois militaires ont cette inéxorable rigueur que, lorsqu’on y est soumis par ses engagements, il faut les subir jusqu’à la cruauté. Notre crime pèse plus sur nos supérieurs; nous n’avons été que leurs intruents. J’aurais voulu mettre trop d’humanité dans l’exécution des ordres qui m’ont été donnés; mais Butler, Murray et leurs subalternes m’ont dépassé partout, et le temps de mieux faire m’a été refusé.. Je ne vous punirai pas... Vos chefs, qui pourraient exiger votre châtiment, étaient eux-mêmes dans le cas de mériter les arrêts; d’ailleurs, ils ne peuvent se souvenir de ce qui s’est passé dans cette soirée, mais je vous donnerai un conseil : ne persistez pas à vouloir vous retirer du service sous ses circonstauces; je serais obligé à vous contraindre à y rester par la violence, ou à vous punir comme déserteur; vous seriez dégradé pour toute votre vie…Je sais qu’il vous est odieux de rester attaché à votre régiment et de séjourner plus longtemps dans cette province; or voici une frégate qui part pour Boston : je vais vous faire donner une commission de capitaine dans un régiment incomplet qui retourne en garnison dans cette ville avec une mission spéciale pour le gouvernement du Massachusetts…Acceptez-vous? Sous ces circonstances, un voyage dans la Nouvelle-Angleterre n’était pas antipathique au lieutenant…il remercia le colonel avec reconnaissance, et partit peu d’heures après pour la métropole de cette province. A peu près dans le même temps, Jacques, caché avec sa troupe dans les récifs du cap Fendu, regardait passer les uns après les autres, les navires qui emportaient bien loin son peuple, le bonheur de toute sa vie, et sa fiancée!.... Il attendait la nuit pour franchir lui-même la Baie-des-Français et s’acheminer sans illusions et sans espoir, vers un avenir nouveau!... La mer qu’il allait traverser ne portait déjà plus son premier nom…C’est ainsi que le souvenir et le génie malheureux de la France s’en allaient s’effaçant peu à peu de la surface de ce continent, de la persévérance acharnée de sa puissante rivale… Allez! maintenant, vils instruments d’une politique barbare, allez distribuer sur tous les rivages de l’Amérique cette moisson de la tyrannie, cette semence du malheur! Allez cacher dans les forêts vierges, sur des grèves sans échos, au milieu de solitudes sans chemins, sur des flots qui coulent vers d’autres hémisphères, ces tristes victimes, vous flattant de l’espoir que leur voix resteront muettes; que leurs pas ne retrouveront jamais le chemin de la patrie; que leurs récits n’arriveront jamais aux oreilles des peuples civilisés, et des cœurs sensibles; que Dieu et le monde les laisseront éternellement sans justice, et que vous continuerez, vous, votre règne sans anathèmes et sans châtiments!... Non, tous les enfants de ces mères aux entrailles fécondes ne seront pas étouffés sur la terre de l’exil; il survivra des cœurs conçus dans ces seins désolés, trempés dans les larmes de la nation, pétris dans le creuset de la souffrance, bercés aux chants de leurs malheurs, aux cris de leurs angoisses, aux tressaillements de leurs poitrines épuisées, pour vous jetter au-delà des âges la clameur vengeresse de l’histoire. Lawrence, Boscawan, Moystyn, Winslow, Murray, quoique fussent vos panégyristes, allez! cette clameur, elle tombera sur votre mémoire et descendra jusque sur les ossements de vos tombes menteuses! TROISIEME PARTIE I Cinq années de combats continuels et acharnés suivirent ces événements. En Canada, l’attention générale des colons fut toute absorbée parcette lutte gigantesque qu’entreprit de soutenir une poignée d’hommes héroïques pour garder à la France la moitié d’un continent, et repousser de leurs foyers une domination abhorrée. Toutes les passions individuelles se concentrèrent dans cet intérêt urgent de l’honneur national et du salut de la patrie. Chacun fit taire ses propres douleurs, oublia ses malheurs ses pertes, ses jouissances envolées ou différées, pour ne songer qu’au danger commun, au danger présent! La vie de la famille fut interrompue, arrêtée comme le soleil sur l’armée de Josué, pour laisser le peuple combattre; on ne pensa plus au bien-être du foyer qu’on avait payé si cher, on fit taire chez soi-même et les siens la fatigue, la souffrance, le cœur, le sang. La Nouvelle-France, épuisée par toutes les privations, accablée sous le nombre de ses ennemis, et cependant toujours debout, toujours menaçante, semblait avoir attiré dans son sein la vie de tous ses enfants pour porter de plus grands coups ou tomber tout d’une pièce; et ses enfants n’attendaient pas qu’elle leur demandât leur vie, ils couraient lui en faire l’offrande; des soldats de douze ans marchaient avec des octogénaires sous le même drapeau; on ne laissait à la chaumière que les femmes avec les plus petits de la famille; les prêtres, après avoir dirigé ces faibles ouvriers aux travaux de la moisson, allaient bénir ceux qui tombaient sur les champs de bataille : ils recueillaient le froment à la maison et les morts à la frontière!... Le peuple entier était à la ration, il n’avait presque plus de pain, on lui mesurait à l’anse le poisson séché et la chair des chevaux qui avaient fait leur temps ou qu’on ne pouvait plus nourrir. Eh! faut il le dire?... pendant ces calamités, une troupe de vampires s’était abattue sur nous et soutirait les forces de la patrie défaillante. Profitant du trouble et des embarras où nous tenait une tâche si laborieuse, un agent infâme d’un gouvernement sans nerf et sans gloire, aidé de complices encore plus dénués de vergogne, détournait les fonds destinés à la défense et au soutien de la colonie, affamait encore la population pour lui faire payer plus cher les grains qu’il extorquait, d’une autre main, les cultivateurs, par sa fourberie et ses vexations; des grains produits avec des sueurs des femmes, des vieillards et des invalides! que les soldats avaient semés et recueillis entre deux campagnes après avoir battu l’ennemi et couru sur cinq ceuts lieues de frontière!... Pendant que nous mourions de faim, la clique de Bigot se hâtait d’acheter des châteaux en province et des hôtels à Paris, pour aller dépenser en débauches, quand la France serait vaincue, le prix de notre indigence, de notre désespoir, de notre défaite! Est il possible qu’il se soit trouvé, à côté de tant de dévouement et de valeur, des Français si lâches et si dégradés! Ces extorsions, on ne les ignorait pas; on connaissait aussi l’indifférence de la Cour, l’ineptie du ministère, les dédains de la métropole, on en murmurait quelquefois; cependant, aucune pensée de désespoir, aucune faiblesse ne se manifestait au milieu de ces enfants abandonnés de la France; ils remettaient le châtiment des mauvais serviteurs au temps de la paix, et pour le moment, ne connaissaient qu’un devoir, celui de combattre. Aussitôt que la neige laissait la terre découverte, que les eaux reprenaient leurs cours, ils couraient aux avant-postes; la nature ranimée semblait leur rendre une vie nouvelle, leur donner d’autres bras; on aurait dit, aux coups qu’ils préparaient, qu’ils avaient grandi; à plus de mille lieues de la France, n’ayant pas dans leur gamelle leur repas du lendemain, et comptant dans leur giberne moins de cartouches qu’ils n’avaient d’adversaires : ne voyant derrière eux que la solitude et la ruine, et devant eux que des ennemis toujours croissants, ces hommes se levaient toujours sans crainte et sans murmure pour voler au combat, allant chercher les Anglais du Cap-Breton au Lac Supérieur, du St. Laurent aux limites de la Pensylvanie, et souvent, n’attendant pas le printemps pour tenter de pareilles expéditions. Victorieux, ils ne revenaient pas pour recevoir des couronnes—qui donc, parmi les distributeurs de lauriers, s’amusait à regarder de l’Europe ces pauvres batailleurs du désert? —ils allaient revoir pendant quelques jours la désolation de leurs chaumes;c’était leur recompense : vaincus, expirants, ils ne songeaient pas à se rendre, mais ils appelaient encore du secours; ils criaient à la France : "Du pain! du pain et seulement quelques bras!... " Ils attendirent durant des années entières, l’arme à l’épaule, jusqu’à la dernière charge de fusil, jusqu’à la dernière bouchée, ce pain et ces quelques bras qui ne vinrent jamais…Et pendant ce temps là, les femmes et les religieuses pansèrent les blessés avec leur linge de corps, les soldats bourrèrent leurs canons, sur les ruines de leurs remparts, avec leurs draps de lit et leurs chemises! La conquête nous prit presque nus. Ces héros qui se dressaient devant le monde pour soutenir sur leurs reins un empire immense qui leur échappait par lambeaux, étaient vêtus comme des mendiants; les rayons de leur gloire s’échappaient à travers les trous de leurs haillons! Malgré les victoires de la Monongahéla, d’Oswégo, de William Henry, de Carillon et de Montmorency, où nos soldats combattirent toujours un contre cinq, attaqués tous les ans par trois armées qui se décuplaient quand les nôtres se décimaient, nos défenseurs virent tomber un à un ces remparts qu’ils avaient jetés à travers l’Amérique, depuis le golfe St. Laurent jusqu’au Mississipi. Louisbourg, cette sentinelle du Canada, placée sur l’océan à l’embouchure de notre unique artère, fut pris et rasé; les forts Frontenac, sur le lac Ontario; Duquesne, dans les vallées de l’Ohio; Carillon et St. Frédéric, sur les lacs Champlain et St. Sacrement; Niagra, sur la route du Détroit, furent tous abandonnés, occupés par l’ennemi, ou détruits, nous avions perdu cette ligne de défense; les lacs et la mer, la route de France et celle de la Louisiane nous étaient également fermés. A mesure que notre phalange voyait les gardiens de ses avants-postes écrasés sur la frontière, elle se resserrait sur le cœur de la patrie. Enfin, Montcalm, ce dernier chavalier de l’ancienne France, tomba avec la fleur de ses officiers et une partie de son armée sur les plaines d’Abraham; et Québec, abandonné de son gouverneur, presque sans garnison, encombré de ruines et vide de provisions, avec une population sans toit, qui, à la suite des bombes des Anglais, voyait arriver les rigueurs de l’hiver, n’attendant plus aucun secours avant le printemps, Québec ouvrit ses portes au vainqueur. Cette citadelle fameuse, l’unique et dernier point d’appui de la puissance française en Amérique, était perdue. On appela cela un acte de trahison, de lâcheté!... A cette époque, dans notre pays, on était déshonoré quand on ne savait pas mourir de faim plutôt que de subir le joug des Anglais! Nos mœurs se sont bien radoucies; il y en a maintenant qui se rendent avant d' avoir faim. Le général Murray, en entrant dans la ville, fut obligé de faire distribuer du biscuit aux habitants; ils n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures; et les troupes se mirent à relever quelques habitations, sans cela elles n’auraient pas pu se loger durant l’hiver... Pendant ces cinq années de labeur, on n’entendit parler que bien peu des proscrits Acadiens, et il fut difficile de leur porter secours; que dis-je? on put à peine songer à eux, et si Jacques pensa souvent à Marie, il désespéra plus que jamais de la rencontrer de nouveau; il voyait l’espace qui le séparait d’elle s’élargir toujours davantage et se remplir d’obstacles de plus en plus insurmontables. Lorsqu’au Canada, les hommes valides, placés dans de meilleures conditions, ne voyaient plus le jour où ils s’arrêteraient pour reposer leurs têtes, sécher leurs sueurs, reprendre la vie tranquille avec ses jouissances, quels rêves heureux pouvait édifier ce malheureux exilé? II Avant d’arriver à l’époque où je dois reprendre le récit der événements de sa vie, je dois dire, en peu de mots, quel chemin il suivit durant cette période historique dont je viens d’esquisser le tableau. Ayant quitté pour toujours les côtes de l’Acadie, il rejoignit après dix jours de séparation avec P’tit-Toine et sa troupe expéditionnaire, le corps de M de Boishébert. Ces dix jours allaient désormais compter dans sa vie plus que toutes ses années!... Pendant plusieurs mois, il vit venir de tous côtés des fractions de familles, débris des populations de Port-Royal et de Beau-Bassin échappés axx fureurs des Anglais; ils arrivaient à moitié nus, se traînant à peine dans les boues d’automne, sur des chemins de neige, avec des figures livides, décharnées, un aspect de spectre; ils parlaient comme des insensés; l’excès de toutes les douleurs, de toutes les privations avait anéanti toutes les douleurs, de toutes les privations avait anéanti toutes les forces de leur âme; plusieurs n’étaient plus que des machines hideuses qui marchaient par le seul instinct de la vie : les plus forts traînaient les plus faibles, et quand ils n’en pouvaient plus, ils s’arrêtaient et ils attendaient que la mort les délivrât de leur fardeau, puis ils essayaient de continuer leur route; c’est ainsi que beaucoup déposèrent au bord des sentiers sauvages qu’ils ne revirent jamais, un enfant, une mère, un vieillard, une épouse!... semence d’affections qui ne rapportaient que des larmes... [A suivre]