Jacques et Marie: souvenir d'un peuple dispersé

Newspaper
Year
1889
Month
2
Day
13
Article Title
Jacques et Marie: souvenir d'un peuple dispersé
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES et MARIE Souvenir d’un peuple dispersé Par NAPOLEON BOURASSA XXIII [Suite] Par un hasard qui ne fut peut-être pas étranger à la volonté de George, la famille de la fermière et celle de sa maîtresse se trouvèrent réunies; c’est-à-dire, les femmes avec les deux bessons de la mère Trahan. On pouvait facilement voir une intention bienveillante dans cette réunion; car ces personnes ne s’étaient pas cherchées particulièrement, et les soldats n’avaient, pas pris plus de soins de ménager les liaisons et les affections de femmes qu’ils ne s’étaient occupés de laisser aux pères leurs fils. On poussait ces bandes d’adolescents dans les embarcations, comme on pousse les troupeaux qui se regimbent et s’attroupent dans la frayeur : les uns tombaient dans une chaloupe, les autres dans une autre, et les rameurs s’éloignaient de différents côtés, quand la mesure était pleine. Marie, durant tout ce tumulte, toutes ces clameurs des exécuteurs et des victimes, tous les sanglots de ses compagnes, resta morne et sans larmes; elle sembla n’avoir la conscience de rien de ce qui se paissait autour d’elle et parut indifférente à tout ce qui pouvait la menacer encore. Elle suivit pas à pas sa mère, comme si un lien caché mais insensible l’eût attachée au corps de celle-ci, marchant et s’arrêtant comme elle, l’imitant dans tous ses mouvements. Dans sa démarche machinale, elle attachait un regard glacé sur toutes les scènes qui venaient frapper ses sens. Depuis le soir du jour précédent, elle n’avait pas trouvé le temps, ou la pensée ne lui était pas venue de se dépouiller de sa toilette de mariée. Sa couronne blanche, tombée sur le champ de l’exécution, manquait seule à sa parure. On voyait de temps en temps, quand le vent soulevait les plis de son châle noir qui l’enveloppait encore de la tête aux pieds, apparaître ses habits de fête. C’était un spectacle étrange, au milieu du bouleversement et du deuil général, que de voir cette belle jeune fille errant, avec l’oubli de la vie et le calme de la mort, parée comme une vierge arrachée du temple. La vue du navire qui devait l’emporter, et de toutes ces figures étrangères qui se pressèrent autour d’elle au moment où elle monta à bord, ne la fit pas même sortir de sa torpeur : quand elle fut descendue dans l’étroit espace quelle devait occuper, elle entoura de ses deux bras le cou de sa mère, et en s’asseyant à côté d’elle, sur le plancher, elle lui dit avec un accent plus ému : — Il fait noir ici comme dans un tombeau!... Cependant, l’obscurité n’était pas complète; il descendait encore sous les ponts, par les écoutilles, une lueur vague; les proscrits en profitèrent pour se reconnaître, pour se chercher entre amis, entre parents, pour se compter... C’était l’heure de l’appel du sang. Oh! que cette heure fut triste. Que de fois le silence accueillit ces voix qui nommaient les noms chers du foyer!... Chez les femmes, ce moment fut plus poignant, car elles étaient plus divisées, se trouvant mêlées aux populations de Chignectou et des environs de Beau-Bassin, avec lesquelles les habitants de Grand-Pré n’avaient eu que fort peu de relations. Quelques-uns essayèrent d’aller regarder par-dessus le bord pour apercevoir sur les autres navires ceux qui leur manquaient; mais un ordre sévère défendait à toute autre personne que celles de l’équipage de se montrer sur les ponts supérieurs. Pendant ce temps-là, les troupes recueillirent sur les chemins une partie des bagages que les femmes avaient préparés et qu’elles n’avaient pu prendre avec elles, et ils en distribuèrent une part à peu près égale sur chaque embarcation. Chacun dut se contenter de ce qui lui tombait sous la main, et beaucoup se trouvèrent déshérités de ces faibles restes de leur fortune ; car les soldats s’étaient à peu près bornés à prendre les effets de lit. On avait disposé des liens de famille de ces pauvres gens, de leurs affections, on pouvait bien distribuer à loisir, au premier venu, leurs habits et leurs reliques... Dans l’antiquité c’était un crime de ravir aux exilés leurs pénates; et un peuple moderne a pu en chasser tout un autre sans lui laisser emporter les plus humbles souvenirs de ses foyers!... XXIV Cette première nuit dut paraître bien longue aux habitants de l’Acadie entassés sur les vaisseaux; ils durent mesurer avec une bien sombre amertume les heures qui leur apportaient le premier matin de la proscription avec les prémices de ses longues horreurs; peu d’entr’eux, sans doute, purent fermer la paupière; et le calme résigné, la force chrétienne dont ils étaient doués le leur eût-il permis, la mer et les vents les en auraient empêchés. La tempête qui s’était élevée peu à peu, durant tout le jour, après avoir appelé de tous les lointains abîmes ses nombreux acolytes, avait enfin pris son essor et déchaîné autour d’elle sa meute de vagues aboyantes et de vents mugissants. Ils vinrent assaillirent toutes ces plages avec une furie qui paraissait s’être concertée avec les Anglais pour porter la désolation sur cette terre. Si la flotte eût fait voile le même soir, il est probable qu’elle aurait été mise en pièces sur les récifs de la Baie-des-Français. Heureusement, elle ne pouvait être nulle part plus à l’abri que dans le Bassin-des-Mines. Cependant, les petits vaisseaux étaient secoués sur leurs ancres, comme le froment sous la main du vanneur. Les flots de la baie, accrus par une marée surabondante, refoulés par les grandes masses de l’océan, venaient s’engouffrer dans la Gaspéreau et inonder ses rivages jusqu’à une hauteur prodigieuse. La petite flotte y fut invinciblement entraînée. Là, les vaisseaux, pressés les uns contre les autres, se heurtant violemment à bâbord et tribord, attendirent anxieusement, avec l’équipage et les captifs, l’apparition du jour. Si ces derniers avaient été sur le pont pendant que l’ouragan se jouait ainsi des embarcations et des matelots, ils auraient pu souvent se donner la main d’un navire à l’autre, et peut-être se réunir à l’insu de leurs gardiens. Malgré tout ce tumulte des vagues et des aquilons, il fallait que les transports ne courussent aucun danger sérieux car Murray, Butler et les autres chefs passèrent bien la nuit sans s’inquiéter de leur sort, et cela n’empêcha pas le colonel Winslow de partir pour Halifax, dans le cours de la soirée. Il est vrai qu’après un pareil labeur, ces hommes devaient avoir besoin de repos et de distraction, la vieille précédente et le jour qui venait de s’écouler avaient été pour eux trop bien remplis, pour qu’ils ne fussent pas harassés dans leur corps et dans leur esprit. Et ils se disaient sans doute, avec satisfaction : « A d’autres leur part de sueur, d’iniquités, et d’inquiétudes! La nôtre est achevée! » Les victimes étaient passées à d’autres bourreaux, ceux-ci pensaient que leur crime allait aussi passer tout entier à d’autres consciences, parce qu’elles devaient le continuer, et ils se sentaient soulagés d’un poids énorme... L’Acadie était enfin déserte et prête à recevoir une autre race; de ce moment elle avait perdu son nom en perdant ses premiers habitants. On n’avait plus à craindre cette diabolique engeance, comme on les nommait, ces mauvais sujets qui étonnèrent, quelques mois plus tard, par le spectacle de leurs vertus, de leur patience et de leurs procédés honnêtes, tous ceux qui n’avaient pas intérêt à les calomnier et à les exproprier... Les soldats, après avoir pillé les caves les mieux garnies et mis le feu à toutes les habitations qui ne pouvaient pas être utiles à l’occupation militaire, s’étaient donc retirés dans leurs anciens cantonnements, repus et satisfaits. Ils ne s’arrêtèrent pas même, comme ce tyran de Rome dont ils avaient les instincts, à contempler cette illumination allumée pour le simple plaisir de ravager, puisqu’elle était inutile; cette vue à laquelle ils étaient habitués, ne leur donnait plus que de la satiété, ils s’en allèrent dormir. L’incendie ne pouvait les atteindre, non plus que le presbytère et l’église qui se trouvaient à l’écart; ils s’inquiétaient peu des ravages. D’ailleurs, le vent avait été si terrible que toutes ces constructions, pour la plupart en bois, avaient disparu dans l’espace de quelques heures, et, grâce à la pluie, le feu ne pouvait se transporter au-delà de ses foyers. Avant même le milieu de la nuit, on ne voyait déjà plus, sur toute l’étendue que couvrait le petit bourg, qu’une suite de brasiers d’où s’élevaient de vastes tourbillons de fumée et de vapeur. Ce fut à peu près dans ce moment que quelques hommes firent furtivement leur apparition sur les bords de la rivière, à peu de distance du coteau où fumaient les ruines de la maison de Marie. Ils marchaient avec prudence, rampant sous les rameaux affaissés des saules de la grève, comme des renards qui évitent l’affût. Quand une clairière menaçait de trahir leur démarche, ils la franchissaient, les uns après les autres, ventre à terre. Il eut été bien difficile, même à quelqu’un sur le qui-vive, de surprendre au passage, dans cet endroit isolé, ces étranges visiteurs; mais par un temps semblable, à une pareille heure, la chose devenait d’une impossibilité absolue. Les oies du capitole y auraient été trompées. Il est vrai qu’elles n’ont donné, depuis l’existence de leur espèce, que cette célèbre preuve de leur finesse, et elle n’a pu établir leur réputation. D’ailleurs, quand même elles se seraient égosillées, ce soir-là, il est probable que leur voix n’aurait pas été entendue, car la garnison s’était couchée avec trop de sécurité pour se troubler de si peu; de plus, tous les animaux n’avaient cessé depuis plusieurs jours de faire entendre leurs cris d’alarme, et dans ce moment leurs clameurs étaient générales. Réunis en grand nombre autour des cendres de leurs étables, les uns erraient inquiets, les autres regardaient avec effroi les lueurs agitées de l’incendie. C’était encore un spectacle touchant, après les scènes de la journée, de voir ces pauvres bêtes, qu’on avait pourtant bien négligées depuis quelque temps, venir seules gémir sur la désolation de leurs chaumes et le départ de leurs maîtres. Pendant que les Anglais s’endormaient près de là satisfaits de leur mauvaise action et indifférents à ses cruels résultats, les bêtes, plus sensibles, venaient rendre au malheur les devoirs de l’humanité... Haliburton dit qu’elles restèrent ainsi, pendant plusieurs jours, clouées sur ces chères ruines, sans songer à retourner au pâturage ou à l’abreuvoir. Elles s’appelaient ou se répondaient d’un troupeau à un autre, par de longs gémissements, se confiant ainsi leur douleur commune. Les chiens flairaient avec impatience les derniers pas de leurs maîtres, puis les suivaient jusqu’au rivage où ils finissaient par les perdre; là, après s’être agités pendant quelque temps, avoir aboyé aux vagues furieuses qui menaçaient de les engloutir, ils revenaient plus tristes, plus mornes, s’accroupir devant l’endroit qui avait été le seuil de leur maison. Celui de la fermière de Marie déjà caduc, venait de se blottir ainsi dans la cendre, presque sur les tisons, las de recherches et de hurlements, n’attendant plus que sa dernière heure, quand il se leva tout à coup comme pris d’une inspiration plus heureuse, et il se précipita, avec toutes les démonstrations de la joie et les notes les plus argentines qu’il put trouver dans son timbre cassé, du côté où s’avançaient nos maraudeurs nocturnes. Un « Va-te-coucher! » articulé par la bouche et le pied, avec autant d’énergie que pouvait le permettre la discrétion la plus circonspecte fut la seule réception que fit au caniche trop expansif un des hommes de la troupe. Mais un autre, saisissant l’excellente bête par le cou, lui dit à l’oreille, en lui imposant entre ses bras pour le faire taire une caresse qui faillit l’étrangler : « Non, vieux Farfadet, reste ici ; puisque tu es le seul qui puisse maintenant nous apporter une vieille amitié, sois le bienvenu : je te porterai plutôt, s’ils craignent tes indiscrétions : mais tais-toi, tais-toi; autrement, vois-tu, je serai forcé de te presser encore! ».... Alors, ccs hommes, dont il était encore impossible de préciser le nombre et de distinguer la figure et les habits, entrèrent dans l’ombre que projetait jusqu’à la rivière le bosquet d’ormes, placé entre celle-ci et le brasier où achevait de se consumer la maison de Marie. Ils marchèrent aussitôt dans la direction du groupe d’arbres, redoublant de vigilance, restant soigneusement dans les limites de l’ombre qui les enveloppait comme un rideau funèbre; car les ténèbres étaient si profondes que le regard ne pouvait les percer là où n’arrivaient pas les reflets de l’incendie ou des nuages illuminés : le ciel ne laissait voir à la terre aucun de ses astres protecteurs; il s’était complètement voilé. La bande joignit ainsi le tertre vert et s’y établit en éclaireur durant quelques instants. Ce point était tout-à-fait favorable à une étude secrète des lieux qui ne paraissaient pourtant pas étrangers à la plupart de ces explorateurs; il était bien abrité, isolé du village et il dominait tous les quartiers importants. Pendant un quart-d’ heure d’observation, il fut facile à ces yeux aguerris de constater que personne ne s’attendait à leur visite, et que si quelqu’un courait le danger d’être surpris ce n’était pas eux... Aucune forme humaine ne frappa leurs regards au milieu de ce désert, et ils n’observèrent d’autres lumières que celles qui s’échappaient encore faiblement des ruines de chaque maison; cependant, dans les fenêtres du réfectoire du presbytère ils crurent distinguer la lueur vacillante de quelques bougies et un peu d’agitation à l’intérieur, mais la distance était assez grande pour causer de l’illusion; ce pouvait être les reflets des feux voisins, D’ailleurs, on avait là l’habitude de dîner tard... Et à cette heure il était raisonnable de croire que l’état-major ne pouvait inspirer de crainte. — Allons, dit une voix, assez haute, les tigres dorment, les loups peuvent donc sortir, ils ont le champ libre... — Excepté les gros de là-bas... répondit une autre voix, moins vigoureusement timbrée Oh! pour ceux-là, dit le premier, ils se sont eux-mêmes rogné les griffes. Aussitôt douze figures d’hommes se dessinèrent vaguement au bord de la feuillée. Celui qui s’avança le premier marchait en s’aidant d’un fusil pour soulager une de ses jambes qui semblait ne le servir qu’à regret. Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta près du banc rouge sur lequel Jacques s’était agenouillé la veille, et malgré la pluie qui tombait toujours par torrents, il ne put s’empêcher de s’y asseoir, évidemment ému... Nous n’avons pas de temps à perdre, dit le plus jeune et le plus petit de la bande; ... À moi aussi, cela me fait de la peine!... Et le jeune homme essuya ses larmes et, en touchant de l’autre main l’épaule du premier, il continua : — Pauvre Marie!... C’est dans son troupeau que nous allons nous servir... Elle qui ne voulait pas permettre que l’on tuât un seul de ces agneaux!... Mais dans ce moment, elle serait bien heureuse de nous les voir tous prendre!... Le compagnon auquel il s’adressait plus particulièrement semblait ne pas l’entendre. ― Eh bien! laisse au moins aller notre Farfadet; les moutons le connaissent encore mieux que moi; il nous rendra leur abord plus facile. ― Va Farfadet! fut la seule réponse qui sortit de sous la peau de caribou chamarrée que nous avons déjà vue sur Wagontaga, et qui enveloppait le personnage taciturne de la tête aux pieds. [A suivre]