Histoire du Père Michel

Year
1909
Month
5
Day
6
Article Title
Histoire du Père Michel
Author
J. C. Taché
Page Number
8
Article Type
Language
Article Contents
Histoire du Père Michel Le Passeur de Mitis (Métis) J’étais si bon amis avec les sauvages qu’il ne s’en est guère manqué que je me sois “mis sauvage” comme mes amis Fitzbac et Lagorgendière, que vous avez tous connus. Vous me croirez si vous voulez, mais je vous dis qu’il n’y a pas d’homme plus heureux qu’un bon sauvage. J’aimais tant cette vie-là que j’abandonnai tout-à-fait la pêche à la morue, pour vivre entièrement avec les micmacs. Or, vous savez que les sauvages sont comme les caribous, ils ne s’arrêtent jamais, ils marchent continuellement : pendant quelques hivers et deux années entières, j’ai fait la chasse avec eux, j’ai parcouru tous les bois et toutes les rivières, depuis la Baie-des-chaleurs jusqu’à la rivière Rimouski. J’étais associé, à l’époque dont je parle, avec un sauvage du nom de Noël, et dans le moment nous étions à la rivière Mitis à darder le saumon. Une fois, après avoir “flamboté” une partie de la nuit, nous fumions notre pipe dans la cabane au bord de la rivière avant de nous coucher, lorsque Noël me dit : - Sais-tu ce qui s’est passé ici, il y a plus de trente ans? - Non, lui répondis-je? - Eh bien! je vais te le dire, reprit Noël. Voici donc ce que Noël m’a conté en micmac (Mi’kmaq), et que je vais traduire en français. A l’arrivée des Anglais dans le pays, il y eut une bataille entre des navires français et des navires anglais, à l’embouchure de la Ristigouche. Les Anglais étaient plus nombreux, ils eurent les dessus et firent une descente à terre après le combat. La pointe de Ristigouche était habitée alors comme aujourd’hui; il y avait un village micmac et un petit village acadien. Comme les acadiens et les micmacs avaient pris part au combat, dans le service de quelques batteries érigées sur la pointe, les Anglais mirent le feu aux maisons, et aux cabanes des deux villages, et donnèrent la chasse à toute la population qui prit la fuite vers les bois, emportant le peu qu’elle avait pu sauver des choses les plus nécessaires à la vie. Un sauvage du nom de Coundo vit tomber morte à ses côtés, frappé par une balle anglaise, sa femme qui menait par la main un petit garçon orphelin adopté par eux, en l’absence d’enfants leur appartenant. Coundo avait un caractère fier et superbe, c’était un vrai guerrier sauvage que la religion n’avait pas tout-à-fait dompté. Dans l’accès de sa rage et de son ressentiment, il voua sa vie à la vengeance. Il ne voyait pas dans un avenir bien prochain de chance probable de se venger à sa guise : mais un sauvage sait attendre. Il attendit, et en attendant, il élevait son fils adoptif dans les idées qu’il nourrissait, afin d’augmenter les moyens de satisfaire la haine qui le dévorait, guettant son heure avec cette patience qui caractérise sa race. Il se passa plusieurs années sans que Coundo eût pu trouver une occasion favorable à l’exécution de ses projets. Elle se présenta enfin. Les Anglais avaient établi des relations commerciales avec la Baie-des-chaleurs, et ils commerçaient à former des établissements dans la Gaspésie. Dans ce temps-là il n’y avait pas de bateaux à vapeur, et le moyen le plus prompt et le plus sûr de communiquer avec ces endroits était de passer par Mitis, en suivant le sentier des sauvages jusqu’au lac Métapédiac; puis de là, par un autre sentier, et à la raquette en hiver, par les lacs et les rivières, et en canot l’été, jusqu’à Ristigouche. C’est encore aujourd’hui la route que suit la post, avec cette différence que le chemin est un peu plus large que le sentier des “plaques.” Coundo se dit à lui-même : voilà mon heure arrivée! Son petit sauvage, qu’il appelait “Byette”, avait alors seize ans et c’était déjà un assez rude gaillard. Prenant froidement ses mesures, Coundo alla s’établir en compagnie de Byette sur les bords de la rivière Mitis. Il fit savoir partout qu’il se chargeait de faire passer la rivière et le bois jusqu’à Matapédiac, où il y avait d’autres guides, à tous les voyageurs qui désiraient aller à Restigouche. Pendant deux ans, tous ceux qui se confièrent à Coundo n’eurent qu’à se louer de son zèle, de son habilité, de ses attentions et de sa diligence à les servir. Bref, sa réputation était faite; on disait à tous ceux qui voulaient se rendre dans la Baie-des-chaleurs. –Allez trouver Coundo le passeur de Mitis. Un jour, se présente à la cabane du passeur un bourgeois anglais; il demande à Coundo si ce n’est pas lui qui a servi de guide à un de ses amis qu’il nomme, l’année précédente : sur la réponse affirmative du sauvage, il l’engage pour le conduire à Matapédiac. On partit et tout alla à merveille pendant quelques heures; mais une fois enfoncé dans le bois, Coundo dit à l’Anglais : - Arrêtons ici. - Pourquoi, dit l’Anglais. - Parce que je suis fatigué. Il y a longtemps que je suis fatigué. Tiens, j’ai une douleur là! il mettait la main sur son cœur. Puis il s’assit en soupirant sur un tronc d’arbre renversé. L’Anglais s’assit sur le même arbre, pendant que Byette avait l’air à mettre en ordre le bagage et les autres effets, déposés tout près de Coundo. - Tu es anglais, toi, dit le sauvage à l’étranger? - Oui, e suis anglais. - Ton père était anglais? - Oui, mon père était anglais. - Ta mère était anglaise? - Oui, ma mère était anglaise. - Ils sont morts tes parents? - Oui, ils sont morts. - C’est dommage! As-tu une femme? - Non, je ne suis pas marié. - C’est dommage, répéta une seconde fois Coundo. - Mais, dit l’Anglais, pourquoi me tiens-tu cet étrange langage, et pourquoi me regardes-tu fixement ainsi? - Je vais te le dire, répliqua Coundo parlant toujours tranquillement et mesurant chaque parole. Il y a neuf ans, Byette que voici avait sept ans, il a tout vu; il y a neuf ans j’avais une femme, j’avais un vieux père et une vielle mère : jusque-là nous avions vécu hereux, allant partout où cela nous plaisait et retournant à Ristigouche, de temps à autre, pour revoir nos gens de la même nation; tranquilles partout, bons amis avec les Canadiens, les Acadiens et les Français. Il y a neuf ans ma femme a été tuée, ensuite mon père est mort de misère, ensuite ma mère est morte aussi de misère et de chagrin. J’ai tout vu ça, moi!.... Sais-tu qui a tué ma femme! Sais-tu qui a fait mourir mon père et ma mère de misère et de chagrin? Sans attendre de réponse, Coundo s’étant levé se posait en face de l’étranger et, prenant des mains de Byette son fusil tout armé, il ajoutait : --C’étaient des anglais comme toi!.... Au même moment le malheureux voyageur tombait mort sous la balle de Coundo. Le terrible micmac tua ainsi, avec la même froideur et la même férocité deux autres Anglais; puis il prit les bois pour n’être pas (illisible); toujours accompagne de Byette qui, sauf le respect dû à son baptême, était un véritable payen. Ils vécurent tous les deux dans l’intérieur du pays, comme des ouas, pendant quelques années. Coundo avait un frère, plus jeune que lui qui, comme les autres micmacs, était venu de nouveau habiter le village de Ristigouche. Un jour, c’était la veille de la fête de Sainte-Anne, on vit arriver un canot monté de trois hommes; il venait du haut pays par la rivière Ristigouche, Dans ce canot était Coundo, malade au point de se traîner à peine, son frère et Byette. Le lendemain le Missionnaire annonça aux micmacs que, grâce à l’intercession de Sainte Anne la patronne des sauvages, un grand pécheur était devenu repentant. Il ajouta que le pénitent, consentant à imiter les premiers chrétiens, désirait faire une confession publique de ses crimes et en demander solennellement pardon à Dieu et aux hommes : il pria les sauvages de se rendre à la demeure du frère du coupable, parce que celui-ci était trop malade pour se transporter ailleurs. Coundo fit ce que le missionnaire lui avait conseillé et qu’il avait promis de faire : il se réconcilia avec Dieu et mourut, quelques mois après, dans les sentiments d’un sincère repentir. Byette fut instruit des vérités de la religion et, l’année suivante, admis à la première communion. C’est Noël le micmac qui m’a raconté cette histoire. C’est encore le même Noël qui m’a montré sur les bords du lac Mitis la tombe d’un missionnaire. Vous avez dû entendre parler de cela, car ceux qui ont fréquenté ces bois ci n’en sont pas ignorant. Cette tombe, au milieu de la forêt, est couverte de fleurs et de fruits sauvages tout l’été; elle est surmontée d’une croix de bois et entourée d’une petite palissade, lesquelles ont été déjà plusieurs fois renouvelées. Ce sont les sauvages et les chasseurs qui entretiennent la clôture et la croix; jamais ils ne passent dans ces endroits sans aller faire une prière sur ce tombeau, et voir si tout est en ordre. On ne connaît pas le nom de ce missionnaire; on ne sait pas, non plus, s’il s’est noyé ou s’il est mort par quelque accident. On explique sa présence en ce lieu, en supposant qu’il voulait se rendre de Mitis à la Rivière Saint Jean, en suivant une route quelquefois suivie par les sauvages maléchites (malécite), qui viennet faire la chasse à la pourcie dans le fleuve Saint-Laurent. Mes amis, nous dit le Père Michel, si vous me le permettez, je vais suspendre mon récit pour un petit quart-d’heure, afin de me reposer un peu et de fumer une petite touche : nous continuerons après, si cela vous fait plaisir. - Mois oui, Père Michel, il faudra continuer, s’écrira tout le monde, d’une voix commune. J. C. Taché “Forestiers et Voyagers”