Jacques et Marie: souvenir d'un peuple disperse (suite)

Newspaper
Year
1888
Month
12
Day
26
Article Title
Jacques et Marie: souvenir d'un peuple disperse (suite)
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperses Par Napoleon Bourassa XI (Suite) - C’est tout à fait lui, mon garçon; il a été pris ce matin en combattant, et il s’est vanté en arrivant ici d’avoir tué mon frère, du côté des Français. C’est pour cela que le colonel, pour le punir plus sévèrement, a décidé qu’il devait expirer devant cette maison qui appartenait jadis à son père, et qui est devenue celle de sa fiancée. J’aurais bien voulu éparguer la vue de ce sang à ta pauvre mère et ne pas le laisser répandre sur la terre de Mlle Marie, mais je n’ai pu réussir… Va, mon garçon, si ta mère dit qu’elle a trop peur, tu iras rester avec elle… D’ailleurs je serai là : Winslow a voulu que ce fût ma compagnie qui fit l’exécution. Pierriche partit comme un trait, heureux d’aller embrasser sa mère, de revoir la petite mère, de revoir la petite maitresse, mais surtout, tout ébloui de la confiance que le lieutenant venait de lui témoigner; il se croyait devenu si important, il se trouvait tellement grandi à ses propres yeux, qu’il ne savait plus marcher comme d’habitude; il s’imaginait que tout le monde devinait, en le voyant passer, que sa tête renfermait des secrets énormes; il se sentait véritablement accablé sous le poids des confidences qu’il avait reçues, et il lui tardait de se soulager un peu; heureusement que son maitre lui en avait fourni deux excellentes occasions. Une fusillade d’homme! c’était éblouissant à dire et plus à entendre. Les enfants et les esprits faibles croient s’illustrer par les grandes nouvelles qu’ils publient; ils trouvent de la satisfaction à proclamer les plus grands malheurs, même quand ils en sont frappés; le bruit que cela fait les console du mal que cela cause. C’est là toute la gloire que poursuivent les commères, et ce qui fait une partie de la bonne fortune de nos plus estimables gazettes, (une toute petite partie, convenons-en avec elles.) XII Quand le commissaire du lieutenant entra dans la demeure des Landry, Maire était assise dans une grande bergère qui s’élevait d’ordinaire au centre de la pièce principale de la maison comme un monument consacré aux générations passées et futures de la famille; dans ce moment on l’avait poussées en face de la cheminée où s’engouffrait comme dans un entonnoir renversé, la flamme d’un brasier fortement atoisé. Jadis, ce spectacle eût l’intérieur de ce foyer était bien changé : Marie était là, immobile entre son père et sa mère qui la regardait, courbés dans leur angoisse et leur silence; ses pieds joints comme dans la tome reposaient sur un trépied devant le feu; ses deux mains tombées de chaque côté d’elle pendaient comme des grappes de raisin que le froid a touchées pendant la nuit; sa tête affaissée sur l’épaule, vivement éclairée par la lueur de l’âtre, ressortait, avec sa pâleur de perle pure, sur le cuir marron du fauteuil comme une belle figure de camée antique. De temps en temps, deux voisines qui l’avaient ramassée sur le chemin et portée chez elle, faisaient quelques frictions sur son front et sur ses bras, avec une liqueur essentielle, pour y ramener la sensibilité; amis les mains retombaient toujours, et le front un instant relevé décrivait de nouveau sa courbe de tige fanée. Elle n’était pourtant pas évanouie, elle était anéantie. Pauvre fille, elle avait trop souffert pour la puissance (illisible) sa sensibilité; son âme avait été soumise à tous le genres de tortures; une furie semblait avoir pris plaisir à lacérer de ses fouets toutes les fibres de son (illisible). Depuis le matin, elle avait passé par plusieurs crises terribles où sa raison semblait devoirs s’envoler pour toujours; dans son délire, des images hideuses avaient succédé à des visions célestes; on aurait dit qu’elle était précipitée des régions bien heureuses dans des abimes de douleurs. Chacun de ces tableaux déchirants, qui défilaient devant elle comme des visions d’halluciné, paraissait laisser tomber sur elle, en s’éloignant, un poids qui l’écrasait; mais il s’en présentait un surtout qui faisait frisonner tous ses nerfs : on la voyait alors raidir ses membres comme pour le repousser, et ou l’entendait s’écrier d’une voix étranglée : - Jacques! c'est assez… c’est trop!... ta marches sur ma gorge, je sens ton pied écraser mon cœur! pourquoi me traiter ainsi?... je n’ai pas mérité tant de haine, tant de mépris! Je ne suis pas ce que tu penses…. Ton amour était encore tout dans mon cœur : et la France! Ah! comme e l’aimais, pour toi, pour moi, parce qu’elle est belle, grande, toujours glorieuse!.... Mais personne ne te l’a donc dit;… pas un homme, pas un frère, pas un ange?... Douce Vierge Marie, je vous avais demandé, à genoux, de lui parler de moi!... et des méchants m’ont calomniée, avilie, perdue :… vous l’avez permis! c'est le démon qui a gagné. Et toi, Jacques, tu as pu croire que j’étais tout cela… sans foi, sans cœur, sans vertu!... ah! c’est trop cruel, c’est trop injuste cela!... Va-t’en! va-t’en! je ne veux plus de toi…. Tu me fais horreur avec ces yeux de feu, ces poings fermés ce sang… Du sang! c'est vrai, il en était couvert… Malheureuse que je suis! Et la pauvre délaissé versait des torrents de larmes : c’est ce qui lui conservait la vie. Dans ce moment elle avait du mieux : l’arrivée de son père semblait avoir opéré quelque bien; les lueurs d’une aurore nouvelle coloraient le chaos de cette nature bouleversée. Ses yeux s’entr’ouvraient de temps en temps, et s’abaissaient sur son père avec un sourire comme en ont seuls les anges de la terre quand ils retournent au ciel, un sourire où rayonnait toute sa tendresse filiale : elle n’avait plus que cet amour-là, mais il débordait de tout celui qu’on lui avait si cruellement rejeté. Au moment où Pierriche ouvrit la porte et présenta la lettre du lieutenant, elle fit un léger mouvement; ses membres tremblèrent comme une feuillée de lianes quand une brise a passé dessus, et elle murmura, si bas, si bas que personne ne put l’entendre : Dieu! ce n’est pas lui! - Une lettre de monsieur George?... dit avec empressement la mère Landry. - Oui, madame, répondit le garçon : c’est comme je le pense bien, pour à savoir des nouvelles de votre santé; car il m’avait l’air d’en avoir grande envie, le maître. - Comment, le maître? dit le père Landry, est-ce que tu restes chez lui?.... - Mais oui, il m’a pris hier, me disant, comme ça, que c’était pour me garder à ma mère; il m’a soufflé ça à l’oreille, comme par manière de secret; aussi je ne le répète à personne; ah! oui da! je crois bien que vous monsieur Landry, avec l’oncle LeBlanc et moi, nous sommes les seuls vieux au-dessus de dix ans, qui ayons la permission de ne pas être prisonniers. - Tu crois, Pierriche?.... - Ah! qui da! monsieur George me l’a bien dit…. je pense qu’il me l’a dit… je suis presque sûr qu’il me l’a dit (toujours en secret)! Il m’a dit qu’il essaierait de me sauver de l’exil, avec ma pauvre maman et Janot par-dessus le marché, de même que toute votre famille. Ah, pour ça, je l’ai entendu de mes deux oreilles. En même temps, il m’a poussé dans la main ces six belles pièces que voilà, par manière de consolation pour ma mère –Et le garçon était la aux rayons de la cheminée son brillant trésor. –Ah! s’ils étaient tous comme celui-là il n’y aurait pas tant de gens en larmes à Grand Pré, aujourd’hui! PIerriche allait continuer, mais la mère Landry lui fit signe de retenir un instant son caquet; elle venait d’enfourcher sur son nez une immense paire de bésicles qui brillaient devant la flamme comme des œils-de-bœuf de cathédrale au soleil couchant, et elle se mit à épeler la lettre du lieutenant. La mère n’était pas très-versée dans les difficultés de l’écriture à la main; les ratures la mettaient aux abois, et la note du lieutenant, écrite sous l’empire de l’excitation, en renfermait quelques-unes : c’était Marie ou P’tit Toine qui se chargeaient d’ordinaire de griffonner ou de débrouiller la correspondance de la famille; et comme, dans ce moment, ni l’un ni l’autre ne pouvait agir et que la maman d’ailleurs brûlait de connaitre le contenu de la lettre, elle s’y aventura résolument. Elle prit d’abord un ton uniforme et continu, comme la chanson d’un vent de cheminée, passant par-dessus les points là où la ligne se déroulait lucide, et s’arrêtant juste au milieu d’une période quand se présentaient des mots revêches, biffés on accolés comme des jumeaux sous une même rature, ce qui produisait souvent le sens le plus burlesque. Voici cette lecture : “Mon…si…eur, Dans votre douleur j’ai la consolation de vous apprendre que… que… que je pue…. que je pue…. que je pue.” - Allons, dit le père, ça ne peut pas être ça. La femme fit une pose, consolida sa verrerie, tourna le papier du côté du feu, fit un grand salut, avec mine d’avaler quelque chose de très difficile, et reprit : “que j’ai pu obtenir de notre… de notre c, o, co… co… de notre coco, que j’ai pu obtenir de notre coco.” - Mais pauvre femme interrompit encore le bonhomme, tu n’y es pas, ça doit être colo…nel. - Ah! oui, je crois qu’il y a une l; c’est que voyez-vous, il y a là une pataraphe qui a coupé l’l et la queue de colonel, et ça fait coco. - “Que j’ai pu obtenir de notre colonel de vous resteriez libre, sous ma res….pon…sa…bi…li..té, sous ma responsabilité, jusqu’au moment du départ des bais… des bestiaux…. Des vessiers, des vais…. - Des vaisseaux! Murmura le père Landry impatienté. Il passa dans ce moment un léger sourire sur la figure de Marie qui fut immédiatement suivi d’une première nuance d’incarnat. Sa mère continua : “C’est tout ce que j’ai pu, pour vous, aujourd’hui : peut-être que si j’étais dans d’autre conditions, il me serait permis d’espérer davantage, mais il faudrait pour cela l’inter…ven…tion de la Providence et des actes qui ne dépendent pas de ma seule volonté. Je prie et je désire de toute l’ardeur de mon… de mon c…o…e…u…r,… de toute l’ardeur de mon tieur que ces choses s’accomplissement.” Ici la lectrice prit cinq minutes de repos; elle était épuisée d’avoir franchi sans obstacle un si long passage. Elle alla donc prendre un plein gobelet d’eau fraiche, cette ressource providentielle de tout orateur échoué dans le désert de ses idées; après quoi, ayant retrouvé sa tonique, elle reprit sur le même air : “Je n’ai dans ce moment qu’une pan… qu’une pause… qu’une seule panse”…. Jusqu’ici, Pierriche avait réussi, quoiqu’avec peine, à brider son hilarité, naturellement impertinente, comme d’ordinaire à cet âge. Mais il avait fallu, pour lui en imposer, la gravité des circonstances, le triste état de Marie, l’âge vénérable de la lectrice, et avec cela la pression de ses deux mains qu’il tenait serrées sur sa bouche par un effort désespéré. Mais quand il vit arriver, à la suite des autres quiproquos, la panse de son maître, il perdit tout frein, jeta ses deux bras autour de son ventre comme pour l’empêcher d’éclater, et il partit d’un de ces éclats de gaieté qui ne se terminent que par les larmes ou la colique. Tout le monde en fut atteint; ce fut une explosion générale, et comme on est jamais mieux disposé à rire que lorsqu’on a beaucoup pleuré, chacun sentit son cœur se dilater. Marie, que les bonnes nouvelles annoncées par le lieutenant avaient ranimée quelque peu, fut prise d’une révolution nerveuse mêlée de saillies joyeuses et de sanglots qui dura longtemps et eut sur elle un effet inespéré. Car cette crise, dans l’état où la jeune fille se trouvait déjà, aurait pu devenir fatale; mais elle la sauva. Sa pauvre mère, qui aurait pu se trouver froissée de l’impitoyable accueil fait à ses débuts, était toute heureuse du résultat qu’ils avaient eu pour son enfant, et elle était prête à recommencer la dose; mais Marie lui épargna ce soin délicat en la priant de lui passer la lettre, lui faisant signe, en même temps, de s’approcher bien près d’elle, pour qu’elle pût se faire entendre. Alors elle recommença la lecture de la précieuse opitre que sa mère avait trop agréablement variée pour ne pas en altérer un peu le sens et l’effet : la voici intégralement. “Monsieur, dans votre douleur, j’ai la consolation de vous apprendre que j’ai pu obtenir de notre colonel que vous restassiez libre dans votre famille, sous ma responsabilité, jusqu’au moment du départ des vaisseaux. C’est tout ce que j’ai pu pour vous aujourd’hui; peut-être que si j’étais dans d’autres conditions, il me serait permis d’espérer davantage, mais il faudrait pour cela l’intervention de la Providence et des actes qui dépendent pas de ma seule volonté : je prie et je désire de toute l’ardeur de mon cœur que ces choses s’accomplissent… Je n’ai dans ce moment qu’une pensée, qu’une seule préoccupation, c’est d’alléger vos maux. Ma position est bien précaire, mon action est fort restreinte; mais s’il est quelque bien, quelque grâce que je puisse obtenir pour vous, faites-les moi dire par Pierriche Veuillez aussi m’apprendre l’état où vous vous trouvez tous. Votre ami dévoué et respectueux, George Gordon.” A ces derniers mots, Marie laissa tomber le papier, et elle sentit de nouveau le tremblement de la feuillée de liane courir sur ses membres; mais un effort de sa volonté y ramena bien vite le calme; elle étendit ses deux bras autour du cou de son père et de sa mère, et attirant leur tête sur son sein, elle leur dit en touchant leur front de ses lèvres : - Que Dieu le bénisse, il a eu pitié de vous, au moins, cet ennemi-là; il eset bon, monsieur George, n’est-ce pas, père?.... Le père fit un léger signe de tête, mais ne répondit pas. Pierriche, impatient de voir que personne n’articulait une syllabe après une pareille lecture, se hâta de s’écrier : - Je vous l’avais bien dit qu’il voulait vous sauver tous! Puis s’approchant de sa petite maîtresse les mains jointes, avec un air d’adoration : Mon Jésus, mamselle! ajoutera-t-il, que ça me donne du contentement de vous voir sourire ainsi de la façon d’autrefois; c’est toujours comme ça que je vous voyais, moi! avec ça, seulement que vous etiez plus colorée. Monsieur George va se ravigoter aussi quand je vais lui dire comment vous vous sentez. Je vous assure qu’il faisait une furieuse lippe quand je l’ai quitté, et que ça lui demangeait le cœur tout autant qu’à moi d’avoir de vos nouvelles! N’est-ce pas que je lui dirai que vous êtes bien? - Oui, mon Pierriche. - Que vous êtes bien heureuses de ce qu’il fait pour vous? - Mais oui, mon garçon. - Que vous voulez bien être sauvée, s’il peut le faire et si c’est son envie, à lui?... N’est-ce pas que vous viendrez encore à la ferme, tous les soirs? Ah! c’était trop dur, l’idée de quitter tout ça à l’abandon, moi qui ait tant soigné toutes ces pauvres bêtes!... Ma chère Rougette, si vous saviez comme ça me crevait le cœur de lui dire adieu; Tenez, tout à l’heure, après avoir embrassé not vielle mère, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller à l’établer… et je l’ai embrassée aussi, ma rougette elle et son veau, sur les deux joues. Voyez vous, mamselle Marie, si ça vous plaisait de rester, j’en aurais encore plus soin. Et vous poules!... qui vous ont fait vendre tant d’œufs à M. George; je vous promets qu’elles pondraient qu’elles pondraient… qu’elles pondraient qu’elles pondraient; --et Pierriche étendait les bras comme s’il eût eu des œufs à brassée, et ses larmes inondaient son visage. - N’est-ce pas, maîtresse, que je lui dirai tout ça, à monsieur George? - Pas tout, Pierriche pas tout; mais tu lui dirais qu’il a tant de titre à notre reconnaissance, que nous ne pourrons jamais assez le remercier, et que nous prierons Dieu pour qu’il lui rende le prix de ces bienfaits. - Rien que ça?... - Oui, Pierriche. - Et vous, monsieur Landry, dit le garçon en regardant le vieillard avec une expression de bienfaisance modeste vous auriez-t-il quelques services à demander, pour faire plaisir à not’maître? - Non mon homme, aucun autre pour le moment; tu remercieras M. le lieutenant comme te l’a dit Marie; va. Aussitôt Pierriche s’achemina vers la porte; il se faisait tard. En s’éloignant, le garçon tournait et retournait son feutre, se grattait le front, regardait en arrière, comme un homme qui n’est pas tout à fait satisfait de sa mission. Il n’avait pas parlé de Jacques, et ça lui démangeait violemment la langue, comme il aurait dit lui-mêmee. Marie lui avait paru si faible qu’il avait senti son indiscrétion naturelle liée par sa pitié pour sa jeune maitresse. Mais il lui en coûtait de s’éloigner sans jeter son secret dans quelque coin de la maison; son embarras fut bientôt compris. Le créateur a donné à certaines femmes un flair exquis et tout spécial pour saisir les secrets; elles savent où ils gisent quand ils parent, où ils s’arrêtent; elles les suivent à la piste comment le levier suit le chevreuil. Les deux voisines, qui n’avaient plus de soins à donner à la maison, firent mine de profiter de la porte ouverte pour s’esquiver avec le commissaire. A peine eurent-elles franchi le seuil, qu’elles saisirent l’enfant au collet et l’accrochant à leurs bras, elles débutèrent toutes deux en même temps, comme un orchestre qui frappe le premier accord d’une symphonie qu’il va jouer : - Masi où cours-tu, P’tit-Pierre? Attends-nous donc un peu, nous avons peur des soldats? - Moi étout mesdames. - Et puis, P’tit Pierre, il y a quelqu’chose qui te tourmente encore, il y a du mystère dans ta caboche; hein, sournois, t’as pas tout dit, n’est-ce pas, p’tit finaud, que tu n’as pas tout dit? Quand on est, comme toi, dans la manche du lieutenant et d’l’état-major, on doit savoir bien des choses… Parions qu’ils t’ont dit qu’ils te feraient un officier?.... - pas si dru que ça; et puis, c’est que je dirais nenni! Fierriche Trahan ne tient pas à ce métier-là… Mais tout de même j’ai mes secrets. - Des secrets!... des secrets! s’écrièrent les deux femmes en l’arrêtant tout court et en étendant vers lui leurs quatre oreilles, qui représentaient en ce moment une puissance acoustique égale à quatre cents (illisible) de la plus fine trempe. Des secrets! –Et un silence solennel s’établit sous ces deux câlines qui couvraient le jeune homme de leurs immenses passes en se rejoignant presque par-dessus sa tête. - Oui, des secrets, reprit Pierriche; mais je crois que je peux bien vous les faufiler sous bonnet, en cachette; mais vous n’en soufflerez miette avant que ça coure un peu, toujours; on m’appelerait babillard… - Parole de voisine, P’tit Pierer!... - Eh bien! il parait que Jacques Hébert, qui est revenu… (ah, ça! vous n’en soufflerez pas un brin!) vous savez bien, le Jacques, le garçon du bonhomme Hébert qui sont ceux qui nous ont mérité tout c’te persécution…. s'ils s’étaient tenus tranquilles, aussi les enragés : ils bavardaient toujours contre les Anglais… et il fallait que cet autre vint, à présent, tout gâter, faire le sabbat… battre mamselle Marie, étrangler M. George!... Ah! mais…. - Eh bien! quoi, amis?.... - Eh bien! c’est lui qui est arrivé et qui a tué le frère de not lieutenant! Je l’ai vu, moi. - En v’la un secret, une nouvelle! C’est-ti tout ce que tu sais, ça? Mais t’es bête, P’tit Pierre; j’y étions, j’avons tout vu, tout entendu; c’est nous qui avions ramassé mamselle Marie, je l’savions ben avant toi. - Mais c’est fini; c’est que j’étais pour vous dire qu’il en avait tué bien d’autres; et ça ne leur a pas fait plaisir, comme de juste; c’est pourquoi le Jacques va s’en repentir… Il ne s’en repentira pas, parce qu’il va se faire fusiller. - Fusiller!.... - Oui, fusiller, le 9, à neuf heures du soir; et pour que ça lui fasse plus de chagrin, que ça lui donne plus de contrition d’avoir tué des Anglais ils vont le faire mourir devant l’ancienne maison de son père… L’avez-vous bien vu?... en a-t-il un air de sauvage? ….Mais il faut que je me hâte; j’étais si fort pressé de venir ici que j’ai oublié de dire à c’te pauvre mère de n’pas avoir peur; elle craint tant les fusils et les soldats, à présent. M. George m’a dit pourtant qu’il y serait, pour commander la fusillade; mais ça n’fait rien… elle aura peur. Bonsoir! –Et sans attendre d’autres questions, le garçon disparut dans la direction de la ferme de Marie. A peine la poussière de ses pas était-elle retombée sur la terre qu’une des femmes se répandait déjà dans le voisinage, semant partout sa nouvelle sinistre; l’autre était rentrée chez les Landry pour leur apprendre discrètement un événement qui devait les intéressar si fort. Mais Marie venait de s’assoupir doucement dans les bras de la bergère séculaire; le père et la mère préfludaient tous deux à un faible repas qu’ils tenaient sur leurs genoux, aux coin du feu. Ils regardaient toujours leur fille, leur amour, leur adoration : ils tremblaient qu’un souffle ne l’éveillât. La comère fut invitée à prendre un morceau, ce qui lui permit d’attendre une occasion favorable de déposer dans l’intimité sa petite moisson de nouveautés. Il est probable qu’elle attendit longtemps, car elle ne rentra chez elle que fort tard; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle se sentit alors le cœur soulagé et que peu d’instants après, il était bruit par tout le bourg que Jacques avait mangé cent Anglais, au moins, depuis son départ, et que le diable avait dû le soigner puisqu’il n’était pas mort empoisonné : car c’était alors un préjugé universellement répandu que ceux qui mangeaient de la chair humaine devaient en mourir. La rumeur que le père Landry avait donné sa fille au lieutenant pour échapper au malheur commun, prit aussi une telle consistance que personne n’en douta davantage; et il est aussi certain que Marie ne rentra pas dans sa chambre sans avoir entendu la révélation des secrets de la voisine. Sa mère tenait trop à lui faire comprendre l’inutilité du retour de Jacques sur ses destinées futures, pour ne pas la prévenir du sort de sou cruel fiancé. Elle pensait qu’après le coup terrible qu’il avait porté à sa fille, la nouvelle de cette exécution ne pouvait pas lui causer plus de mal. Quoi qu’il en soit, elle reçut cette confidence, qu’elle pressentait d’ailleurs, sans désespoir apparent : soit qu’elle fit un effort suprême pour cacher son émotion à ses parents : soit qu’il y eût chez elle impossibilité de souffrir davantage, on ne fit sur sa figure qu’une contraction fugitive. (A suivre)