Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses (suite)

Newspaper
Year
1888
Month
12
Day
5
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple disperses (suite)
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperses Par Napoleon Bourassa V (Suite) Nous étions arrivés à quelque distance de cette rivière quand nous rencontrâmes plusieurs familles de nos compatriotes; elles étaient dans un état déplorable, presque sans habillements, manquant à peu près de nourriture; elles se trainaient à peine et elles essayaient de fuir. Leur éprouvante était si grande que lorsqu’elles nous aperçurent elles ne voulurent pas nous reconnaître, et crurent que nous venions pour les massacrer. C’était des anciens colons de ce lieu; je n’en connaissais aucun. Pauvres gens! ils semblaient croire qu’Il n’existait plus d’Acadiens dans le monde… Lorsqu’ils virent qui nous étions, ils s’écrièrent avec désespoir : - “Ah!.... vous venez trop tard!.... les Anglais sont passés chez nous!....” Nous comprimes que le feu avait dû y passer aussi. C’est en effet ce que nous apprîmes par le récit de ces malheureux. Aussitôt après la reddition de Beauséjour, Winslow avait détaché quelques troupes et il les avait envoyées par eau dans le Coudiac pour détruire tous les établissements qu’elles rencontreraient sur leur passage. Ces hommes s’y rendirent de nuit, entrèrent dans les maisons, saisirent les habitants au milieu de leur sommeil, les poussèrent dehors et mirent ensuite le feu à leurs demeures. Dans la terreur qui s’empara d’eux, ils se précipitèrent au hasard dans les bois environnants. Vous comprenez mon angoisse et mon désespoir en entendant raconter ces détails. – Et les Hébert! m’écriai-je, que sont-ils devenus? ….les connaisiez-vous? – Les Hébert! répondit un de la bande, si nous les avons connus? …Ah! oui, capitaine; les braves gens! c’étaient nos voisins, ils habitaient parmi nous depuis trois ans seulement, et déjà ils étaient à la veille de jouir de leur travail. Quel courage! …si vous aviez vu les vieux à l’ouvrage! …c’était à faire rougir ceux de notre temps. Ils possédaient déjà une maison et plus de défrichement qu’il ne leur en faillait pour vivre. Et il leur a bien fallu partir comme nous autres. Mais ça coûtait aux enfants; ils voulurent résister, et ils en ont tué deux! - Qui en a tué deux? m'écriai-je. - Les Anglais… Ils ont fait feu, et deux des aînés sont tombés; nous ne savons pas leur nom. Les autres de la famille se sauvèrent de notre côté. Ils allèrent bien quelques jours; mais la pauvre mère était trop âgée pour tant marcher, pour tant souffrir; et elle est morte!.... - Ma pauvre mère est morte! …m’écriai-je en étouffant de douleur, morte dans ces bois!.... - Quoi! c'était votre mère, reprit le conteur. Ah! pauvre monsieur, allez, n’ayez pas tant de chagrin, elle est mieux que nous tous à présent, c’est une sainte martyre qui se repose au ciel. Si vous aviez vu ses derniers moments… comme c’était beau! Elle a dit à ses enfants de se réunir autour d’elle; elle était couchée sur un lit de sapin au pied d’un gros arbre près de cette petite rivière qui passe non loin d’ici. Il y avait encore dans le ciel un peu de la lueur du soleil couchant et ça éclairait sa figure comme les regards du bon Dieu. Quand toute sa famille fut agenouillée autour de son grabat, elle demanda à son mari et à ses enfants de lui pardonner le mal, les chagrins et les scandales qu’elle avait pu leur causer dans sa vie; puis elle a prié Dieu de ne pas punir les Anglais à cause de leurs cruautés et elle lui a demandé de réunir un jour ses enfants autour de leur père dans un pays français; et pendant que nous étions tous à réciter le chapelet avec elle, elle a rendu l’âme. Ses yeux étaient tournés vers le ciel; nous pensions qu’elle priait encore… et elle avait quitté la terre… Durant la nuit, nous creusâmes une fosse et nous déposâmes le corps dedans. C’était bien triste de ne pas voir là de prêtre pour bénir la terre; mais tant de larmes de malheureux sont tombées dessus que Dieu a dû la trouver assez sainte… Après ça, votre pauvre père a fait deux grandes entailles en forme de croix sur l’arbre près duquel reposent les restes de sa défunte femme, et ils ont continué leur chemin… Je restai un instant torturé par l’excès de ma douleur, puis je demandai à ces gens pourquoi ils n’avaient pas suivi mes parents. - Ah! reprit celui qui m’avait parlé, c’est que c’était impossible; pendant que vos frères résistaient aux Anglais, les autres avaient pu saisir quelques aliments, de quoi se couvrir et un canot d’écorce. Arrivés sur les bords de cette rivière, comme ils ont jugé qu’elle devait se diriger du côté de Chédiac, ils résolurent de suivre son cours par eau. Nous ne pouvions pas tous entrer dans le canot; il fallut donc nous séparer. Après nous avoir lassé une partie de leurs provisions et pris avec eux ceux d’entre nous qui pouvaient le moins marcher, ils se sont hâtés de s’eloigner pour nous envoyer plus tôt du secours. Voilà quatre jours maintenant que nous cheminons seuls. Il était inutile d’aller à la recherche de ma famille, je n’aurais pas pu la rejoindre; j’étais à peu près sûr de la retrouver à Chédiac et de rencontrer prochainement quelques uns de mes frères quand ils reviendraient au-devant des malheureux restés en arrière. Et puis, je brûlais de courir sus aux Anglais et de leur enlever le butin qu’ils avaient dû faire dans leur expédition. Il était aussi, plus que jamais, nécessaire d’aller informer M. de Boishébert, pour empêcher l’ennemi de lui couper la retraite. Nous laissâmes donc tous nos blessés et toutes les provisions dont nous pouvions nous dispenser à la rigueur parmi les émigrés que nous venions de rencontrer, et nous nous remîmes en marche. Le lendemain soir, comme nous allions faire halte, nous entendimes à quelque distance, en avant de nous, les hurlements d’une meute de loups-cerviers. Je m’avancai dans la direction du bruit et j’aperçus, dans un endroit que les voyageurs de la veille m’avait décrit, l’arbre marqué par mon père. C’est à ses pieds que les animaux sauvages faisaient leur affreux sabbat. Je pressentis quelque chose d’horrible et je m’élancai de ce côté. J’avais bien deviné; les affreuses bêtes, après avoir déterré le corps de ma mère, achevaient de s’en repaître …Il n’y avait plus autour de la fosse que quelques ossements épars, comme les restes d’un repas de camp. C’était là tout ce qui restait de l’image de ma mère…. Ma mère! ma pauvre mère! elle n’avait pas même pu dormir en paix dans la terre de cette solitude, sous cette forêt sauvage! ce cœur si tendre, des loups l’avaient déchiré et mangé! Mes chers amis, je ne sais plus ce qui se passa dans ma tête et dans ma poitrine dans ce moment là; je sentis quelque chose comme le bouleversement d’un orage qui vient; je crus que j’allais devenir fou de douleur et de rage. Je me rappelle que je m’arrêtai devant cette croix que la main d’un infortuné avait laissée là pour veiller sur le corps d’une martyre; je la regardai presque avec mépris et je lui demandai ce qu’elle avait fait de sa relique, des larmes et des prières des miens… Puis, je ramassai un à un tous ces débris, je les montrai au ciel et je lui demandai s’il était juste d’accabler ainsi tant d’innocence, de poursuivre jusque dans son dernier refuge tant d’infortune! Je fus même tenté de jeter vers Dieu (ah! qu’il me le pardonne!) de jeter comme un défi, comme une insulte, ces restes palpitants. Mais l’âme santifiée de ma mère, qui devait voir mon désespoir, me retint sans doute, elle qui avait pardonné aux Anglais, et je n’articulai pas un blasphème sur ces saintes dépouilles… Je les pressai sur ma poitrine… Mais moi, je ne pardonne pas. Oh! non, je ne pardonne pas! Ma sainte mère serait venue dans cette instant me demander ce pardon, à deux genoux, avec ses pleurs, avec sa voix tendre, avec son amour céleste, que j’aurai repoussé ses deux mains jointes sur mon cœur!... Une haine brûlante s’était allumée dans mon sang, et désormais je ne pouvais plus me coucher sur cette terre sans m’être vengé. Je le jurai là devant cette croix marquée par mon père… Après avoir déposé au fond du lit de la rivière les restes de ma mère, je dis à mes hommes : - Eh bien! maintenant pouvez-vous me suivre? Ils m’aimaient, ils partageaient mon exaspération, ils répondirent tous : - Oui, oui! nous irons partout; sus aux Anglais! - Alors en avant! m’écriai-je en ouvrant la marche, et nous partimes ainsi sans avoir pris de repos ni de nourriture. Nous ne nous arrêtâmes que pendant quelques heures de la nuit. Le lendemain matin, nous touchions aux rives du Coudiac; en explorant ses bords, nous apercûmes au loin dans le ciel une colonne de fumée. Ce ne pouvait être un incendie; le nuage était étroit et s’élevait avec calme comme du foyer d’une chaumière; or, il n’en existait pas une debout : ce ne pouvait être que le feu du camp des Anglais. Cette conclusion parut juste à tout le monde et elle nous remplit de joie, car jusqu’à ce moment, la crainte de trouver l’ennemi disparu m’avait laissé dans une grande inquiétude. Je fis prendre à ma troupe une double ration et le repas expédié, nous préparâmes nos armes pour le combat. Nous portions tous un fusil et un grand coutelas de chasse. Les fusils furent chargés jusqu’à la gueule, et chacun s’assura que sa lame tenait ferme dans le manche. Un frisson d’impatience courait sur tous nos membres, et je pus à peine retenir mes hommes le temps d’une halte. Il fallut se remettre en route. Les chemins étaient ici mieux tracés et plus unis : après trois heures de marche forcée, nous pûmes reconnaître la position des Anglais, leur force et leurs moyens de défense. Ils occupaient le fond d’une anse située au pied d’une petite hauteur; ils étaient au nombre de cent, à peu près, distribués autour de trois feux et s’occupant à discourir bruyamment comme des gens qui ont trop bu. Ils semblaient n’avoir prévu aucune attaque, deux sentinelles seulement stationnaient à chaque extrémité du camp; un troupeau de bêtes et des amas de butin encombraient le rivage et les embarcations; les armes étaient groupées par faisceaux à côté des soldats. Les imprudents! ils n’avaient pas même fait occuper le monticule. Nous nous hâtâmes d’y monter nous-même, à travers les broussailles. Aussitôt arrivés au sommet, je disposai ma petite troupe sur trois files de dix hommes chacune, et je leur dis à demi voix : “Descendons d’abord à pas de loup, jusqu’à la moitié de la distance qui nous sépare de l’ennemi; là, nous nous diviserons, dix à droite, dix à gauche, dix au milieu. Parvenus à vingt verges les uns des autres, vous vous rangerez en linge des combat, vous armerez vos fusils, vous choisirez vos victimes et vous resterez attentifs… A mon signal, faites la décharge, jetez vos fusils, prenez vos couteaux et tombez tous ensemble sur eux. Frappez aux extrémités et au centre tout à la fois, et surtout frappez juste, par un coup perdu, pas de merci!.... Nous partimes : des branches mortes craquaient sous nos pieds, les feuilles s’agitaient à notre passage; mais les Anglais riaient si fort que les sentinelles n’entendaient que les éclats de leurs voix. Nous nous glissâmes abrités derrière une lisière d’aunes qui s’étendaient jusqu’aux abords du camp et le cernaient en partie. Là, nous nous séparâmes, les dix hommes que je gardais avec moi se tapirent et j’attendis durant quelques instants, l’oreille tendue… Quand les branches eurent cessé de craquer, quand je n’entendis plus une seule feuille trembler, je jugeai que tous mes gens étaient à leur poste. Alors, je fis trois cris, imitant la voix du chat-huant; les trois décharges éclatèrent et nous nous élancâmes le bras tendu, en poussant des rugissements sauvages. (A suivre)