Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple Disperse (suite)

Newspaper
Year
1888
Month
10
Day
31
Article Title
Jacques et Marie: Souvenir d'un peuple Disperse (suite)
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par Napoleon Bourassa XVIII (Suite) George par un hasard singulier, se trouvait à passer dans ce moment; le chant, la nouveauté du spectacle fixa d’abord son attention, et quand Pierriche accourut pour lui dire de quoi il s’agissait et l’inviter à s’arrêter, il se laissa facilement entrainer. Il n’avait pas vu Marie et ses parents depuis qu’il avait fait remettre sa lettre à la jeune fille. Le premier moment de leur rencontre leur donna visiblement beaucoup d’embarras; l’officier semblait inquiet et Marie évitait sa conversation; le père et la mère se contentaient de les observer : quant aux autres, ils attribuèrent au deuil du lieutenant la gêne qu’il paraissait éprouver; d’ailleurs, la charrette venait de faire son entrée triomphanle dans la grange, chacun s’empressa de la suivre. George, voyant tout ce monde délibéra un instant s’il était opportun pour lui de s’y mêler; mais entraîné par le mouvement général, ne sachant d’ailleurs quelles excuses trouver pour se retirer, il fit comme les autres, il entra. Quand tous furent arrivés sous le chaume, on installa la grosse gerbe au milieu de l’aire, qui avait été préalabement tapissé de feuillage frais, puis on en fit hommage à la maitresse, avec grande pompe. Ensuite tous les assistants prirent place autour de la reine de la fête, sur des sièges improvisés avec des bottes de foin. George eut la place d’honneur à côté de Marie : un gros feu de joie fut allumé par les enfants, en face de la grande porte, de sorte que tout l’entrain du bâtiment en fut éclairé; puis on servit le souper. Le repas fut d’abord assez animé; les jeunes gens y mirent tout l’entrainement qui leur était habituel en pareil circonstance. Quelques rasades de vieille eau-de-vie apportèrent encore au banquet un élément de gaieté. Mais tout cela n’empêcha pas la conversation de devenir languissante; la verve folle s’onvolait souvent. Pour la retenir on essaya de la danse; mais les cotillons n’allèrent pas dans les mouvements allègres; les plus beaux danseurs trainaient derrière la note, enfin, la fête marchait tirée par les cheveux. Les enfants seuls ne participaient pas à cette langueur générale; au contraire, leurs cris, leurs gambades, leurs culbutes dévergondées autour du bûcher, qu’ils attisaient, établissaient un contraste accablant avec les amusements forcés de l’intérieur. Marie participait, plus que tout autre, à la contrainte qui l’entourait; elle était dominé par un sentiment pénible. Plusieurs avaient été priés de chanter quelques-unes des romances du temps; le tour de la maîtresse vint; le lieutenant joignit ses sollicitations à celles des convives qui s’empressaient de vaincre la répugnance que la jeune fille avait à se faire entendre, ce soir-là. Elle finit par céder. Mais, soit à cause de son embarras, soit avec intention, elle choisit un vieux chant breton composée sur le combat de trente. Voici quelle était cette ballade : Dans le beffroi d’un antique castel S’assit, jadis, une haute baronne, Pour regarder aux champs de Ploermel (illisible) Les trente preux de noblesse bretonne Qui combattaient contre Bembro l’Anglais : Elle suivait, dans les flots de poussière, L’écu d’acier que Beaumanoir portait Et les éclairs que lançait sa rapière. Longtemps son œil vit le fier chevalier Frapper d’estoc sur la troupe félonne, Guider, aux flots des crins de son cimier, Les rangs bardés de sa noble colonne. Mais vint un temps où la dame en émoi De Beaums noir ne vit plus les promesses; Car il fléchit, et le champ du tournoi Resta voilé sous des ombres traîtresses. “Seigneur, Jésus! Messire Beaumoir Serait-il mort, pour son roi, pour sa dame!” Et, se mettant à genoux, jusqu’au soir Elle pria pour la paix de son âme. Morne, dolente, ainsi resta la belle, Prétant l’oreille aux clairons des hérauts, Suppliant l’air d’apporter la nouvelle. Au couvre-feu se fit entendre enfin Un bruit de fer au loin dans la campagne, Des pas pressés qui brûlaient le chemin, Des troubadours qui chantaient la Bretagne. “Abaissez vite, au-devant du vainqueur, Les ponts-levis, cris la châtelaine. C’est lui! c’est lui! il revient, mon seigneur, Il n’est pas mort j’entends sa voix lointaine.” “Accourez tous, mes pages, mes valets, Préparez-lui sa tunique de soie, Apportez-moi les bons vins, les bons mets, Mon luth d’argent, je veux chanter ma joie, Baiser son front au milieu de ses preux, Mettre à son cou mon écharpe de reine; Mon Beaumoir revient victorieux, Bembre l’Anglais est couché sur l’arène!” Bientôt au seuil de l’antique manoir Caracola la noble cavalcade. Qu’il était beau, le sieur de Beaumanoir, Celui que chante en tous lieux ma ballade! Qu’il était beau, le chevalier breton, Quand, détachant de dessus sa cavale Du chef anglais le sanglent écusson, Le mit aux pieds de sa dame féale! “Salut, salut, haut et puissant seigneur! Dit notre belle en répandant des larmes, Dans ce grand jour votre bras est l’honneur De la Bretagne! et la France et nos armes Ont fait par vous trembler encor l’Anglais. Sire, acceptez le prix e la vaillance, Et le baiser des champions courtois.” Et chacun dit : “Vive le roi de France!” “Et vous, dit-elle, écuyers et barons, Brillante fleur de la chevalerie, Les troubadours iront chantant vos noms De Ploermel aux déserts, d’Illyrie; Et notre roi mettra sur vos écus Le lys d’argent des souverains de France, Et l’on verra des ennemis vaincus, S’enfuir au loin l’audacieuse engeance.” La châtelaine, après ce beau discours Et le baiser reçu vif sur sa bouche, S’alla vêtir de ses plus beaux atours Et préparez le repas et la couche De son époux. Messire Beaumanoir Eisait aux preux en régardant la dame : “Quelqu’un de vous a-t-il jamais pu voir De par le monde une plus noble femme!” ENVOI Si vous voulez des chevaliers français Nourrir la gloire, exciter les prouesses Et couronner leurs travaux, leurs hauts-faits, Ecoutez-moi, filles, dames, duchesses : Ayez amour pour les exploits guerriers, Ayez vertu sans trop de pruderie, Aux fronts vainqueurs déposez des lauriers Et le plus par de vos chastes baisers. Dons vos chansons célébrez la patrie, Notre roi Jean, notre chevalerie! Marie ne put pas arriver au bout de sa ballade; le sentiment qui lui en avait imposé le choix fit sans doute bientôt place à une autre; car à mesure qu’elle chantait, sa voix limpide et vibrante s’attendrit peu à peu; au troisième couplet, elle trembla; au quatrième, quand elle articula ces vers : “C’est lui, c’est lui, il revient, mon seigneur; Il n’est pas mort, j’entends sa voix lointaine!” l’air expira dans ses sanglots. Fort heureusement pour M. George; car s’il eût entendu la fin de la pièce, il en aurait été tout à fait offensé. Il méditait déjà sur le motif probable qui avait si mal inspiré la chanteuse, et il se proposait de lui demander si elle ne savait pas, par hasard, quelques chants semblables composés sur la bataille de Poitiers, autre événement fameux arrivé sous ce bon roi Jean. Mais l’émotion de Marie et le malheureux succès de la ballade calmèrent son dépit. Il avait attaché machinalement son regard sur le feu de joie, il ne le détourna pas même pour juger quelle impression avait pu saisir la jolie maîtresse. Cet incident finit de tuer la conversation. Ceux qui auraient désiré fournir un sujet assez intéressant pour fixer l’attention générale lançaient quelques phrases détachées, mais elles passèrent sans provoquer de réponses; elles semblaient tomber dans un abime sans produire plus de bruit que ses cailloux qu’un enfant s’amuse à jeter dans l’océan. La mère Landry n’était pas plus habile que les autres, mais elle était femme, elle était femme, elle était curieuse, et ne pouvait consentir à voir expirer une conversation dans sa compagnie : elle parla justement de ce dont personne n’osait discourir. - C’est demain, dit-elle, le jour de la grande assemblée, c’est bien à trois heures juste qu’elle a lieu, Monsieur le lieutenant?... George n’avait pas encore détourné ses yeux des spirales brillantes de la flamme, quand il s’entendit ainsi brusquement interpeller, sur une matière aussi délicate; il tressaillit comme un courrier qu’on vient d’éperonner aux deux flancs : il pressentait où cette première question allait le conduire. Les convives subirent la même commotion et tous les regards tombèrent en un même instant sur l’officier. Il répondit, en se remettant tant bien que mal : - Mais, oui, madame, je crois que l’assemblée est bien convoquée pour trois heures; il me semble que l’ordonnance était très-explicite là-dessus. - Je me rappelle, maintenant, reprit la mère Landry, qu’elle était bien précise sur l’heure de la réunion et sur l’obligation de s’y trouver; mais elle l’était si peu sur son objet que j’ai confondu. D’ailleurs, je vous avouerai que personne n’y comprend rien à cette proclamation. Nous pensons bien que le gouvernement n’a pas de mauvaises intentions à notre égard; mais s’il nous avait éclairés davantage sur ce que le roi veut bien faire pour nous, elle aurait empêché les gens de mal parler. Je vous assure, Monsieur le lieutenant, que vous nous feriez un grand plaisir si vous pouviez nous expliquer un peu l’écrit de votre colonel. La question était indiscrète, mais la brave femme l’avait faite avec l’intention sincère de servir également le gouvernement et ses compatriotes; elle était persuadée qu’un conseil où était entré M. George ne pouvait décréter un acte infâme, et que quelques révélations de la part de leur ami pouvaient ramener la confiance. Le militaire comprit tout ce qu’il y avait de bonhomie dans la curiosité de madame Landry, et cela ne le mit pas plus à l’aise. Sa situation ne pouvait être pire; il sentait son âme livrée à toutes les tortures; il eut préférer se trouver en face d’une batterie de siège chargée à mitraille. Il était assailli par mille sentiments divers. Un mot inconsidéré, une confidence trop hâtée pouvait briser tout cet édifice de bonheur qu’il était peut-être sur le point de couronner. D’un autre côté, il se croyait obligé de calmer les inquiétudes de Marie et de tous ces bons parents. S’excuser sur l’obligation de garder les secrets d’office… cela devait confirmer les gens dans leurs appréhensions. Déguisez la vérité… elle devait être révélée le lendemain au grand jour, et connue par tous et par Marie… Sa droiture naturelle se révoltait à cette idée. Le regard pensif et brûlant de la jeune fille était d’ailleurs fixé sur lui, comme pour percer dans sa pensée. Le père Landry se tenait en face, avec sa longue chevelure blanche, et sa figure vénérable lui semblait la divinité de l’honnêteté et du vrai. Il se sentit atterré, il eut peur de ses premières paroles; par malheur pour lui, aucune ne devait passer inaperçue : le silence était complet; car les enfants eux-mêmes, que le chant de la petite maitresse avait attirés, étaient restés mornes et tristes. George fit donc la réponse la plus inconhérente et la plus embrouillée; chacun des sentiments qui l’agitait semblait en dicter une phrase; de sorte que le document de Winslow n’en parut que plus incompréhensible. Seulement, les auditeurs crurent comprendre que le lieutenant leur disait de rester rassurés sur leur sort. La mère Landry, qui ne se sentait pas plus instruite, allait revenir à la charge pour obtenir quelques commentaires plus lucides. Mais sa fille se hâta de la prévenir : Ma chère mère dit-elle, je vous en prie, n’imposez pas à monsieur un interrogatoire, auquel il ne peut être préparé; ne les mettez pas dans la pénible situation de vous dévoiler ses secrets d’état ou de forcer sa conscience pour vous laisser les charmes d’un faux espoir. George sentit un trait passer à travers son cœur. Il regarda sa montre, et sans avoir vu l’heure, il dit qu’il était très-tard, puis il se leva pour partir : tous les autres en firent autant. On était venu pour se réjouir et personne ne s’était amusé. Chacun se croyait un peu coupable du sentiment pénible qui avait attristé la fête, et se trouvait obligé de témoigner plus d’amitié aux autres pour se faire pardonner sa prétendue morosité. On se souhaita donc plus tendrement le bon soir, on se serra plus cordialement la main, on se promit des veillées plus agréables. George seul ne participa pas à cet épanchement suprême; il se sentait comme un point isolé dans ce centre d’affection; il n’osait offrir sa main aux autres; il trembla en se présentant à Marie, quand il fut seul en face d’elle. La jeune fille ne leva pas même sa main : elle la laissa pendante comme un crêpe attaché à la porte d’un mort. Heureusement que les feux de joie s’étaient affaissés; les ombres qui envahissaient déjà la grange cachèrent l’motion dont le jeune officier fut saisie à ce témoignage de mépris. – Au revoir, M. George, dit Marie, d’une voix ferme, mais sans aigreur. Je vous dois une réponse, je vous prie de venir la recevoir, après demain… Pardonnez-moi ce retard : mais il me semble que dans des moments aussi difficiles, on ne peut songer à fixer sa vie… Elle appuya sur ces derniers mots. - Je croyais, mademoiselle, reprit le lieutenant, que votre chanson de ce soir et cette manière inusitée de me congédier… étaient votre réponse, et je n’en attendais plus d’autre… Dieu veuille que celle que vous me promettez ne vienne pas trop tard!... Je vous pardonne ce nouveau délai; je vous pardonne aussi le sentiment qui vous a inspiré le choix de votre complainte et le traitement que vous m’infligez maintenant : vous croyez avoir des raisons légitimes pour me faire subir cette double humiliation, je ne vous les conteste pas, peut-être apprendrez-vous un jour combien je viens de souffrir! Quoi qu’il en soit, vous trouverez toujours en moi le protecteur le plus dévoué, le plus respectueux, le plus constant. – Il salua. Sa voix tremblante et brisée révélait assez tout ce qu’il éprouvait. Marie ses sentit touchée; elle lui tendit la main, mais il était déjà disparu dans les ténèbres. En regagnant leurs demeures, les conviés à la fête rencontrèrent des petites patrouilles qui parurent les épier. George trouva tout le monde debout au corps de garde; le conseil siégeait au coin du feu, sans lumière. Il entra droit chez lui, et se jetta, tout botté, sur son lit; il était fiévreux et harassé, et il avait ordre d’être debout avant l’aube. – Quel terrible jour que ce demain! dit-il, en tombant sur le grabat comme un fardeau trop lourd. Pauvre gens!... j’ai peu d’espoir… Quand elle aura connu les terribles enchaînements de ma situation, quand elle aura compris toute la sincérité de mon cœur et de mon dévouement, elle me rendra son estime, au moins…. peut-être davantage… Les événements feront le reste…. XXI Le lendemain, vers midi, près de deux mille personnes étaient réunies dans le bourg de Grand-Pré. Beaucoup étaient venus d’une assez grande distance, avec toute leur famille. Tous étaient groupés le long de la rue principale, devant la maison, autour de l’église; la plupart s’occupaient à expédier un léger repas qu’ils tenaient sous le pouce. Il n’y avait pas de tumulte; au contraire, une sorte de stupeur régnait sur toute cette foule. On s’entretenait à demi-voix, comme autour d’une guillotine, à l’heure de l’exécution, comme sur la porte d’une tombe où l’on va déposer un ami du bien public. Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heureux, dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leur cœur se serrer; les groupes se mirent à s’ébranler. Au même instant, un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c’était le signal annonçant l’ouverture de l’assemblée. Aussitôt la population tout entière se mit en marche. La plupart des membres d’une famille (?) tenaient réunis. On voyait ça et là quelques têtes blanchies, et autour, se pressaient les reorésentants de plusieurs générations, échelonnés selon leur âge : on aurait dit des patriarches s’acheminant dans les plaines de la terre promise. Quelques femmes, quelques filles, avides de connaitre plus tôt le résultat de cette grande et mystérieuse affaire, s’étaient aussi mêlées à la masse des hommes. Marie voulut suivre son vieux père; elle l’accompagna jusqu’au perron de l’église. La grande porte était ouverte à deux battants, et la population l’encombrait, en s’y précipitant, comme aux plus beaux jours de fête, lorsque Grand-Pré jouissait de son prêtre et de son culte. La compagnie de M. George était distribuée de chaque côté du porche; lui-même se tenait tout près de l’entrée, veillant à ce qu’il n’y eut pas de désordre. Sa vue rassurait les braves gens, et tous s’empressaient de le saluer, en passant, comme d’habitude. Mais lui, en rendant la civilité, n’avait plus ce sourire naturel et bienveillant qui naît sur le visage de tout homme bien né, devant ceux qui les respectent et qui l’estiment : chacun de ces saluts lui faisait monter le rouge à la figure, et il semblait désirer se soustraire à ce témoignage de confiance et d’amitié. Mais quand il vit Marie, il pâlit; car la jeune fille avait attaché sur lui un regard terrible comme celui de la justice. Le sien ne put y résister, il tomba vers la terre. Elle était à deux pas de lui. Au moment de se séparer de son père (car les femmes n’avaient pas la permission de rentrer), elle le retint un instant lui demandant à l’embrasser; et comme il se penchait tendrement vers elle, elle lui dit en lui montrant le sanctuaire, et assez fort pour que le lieutenant pût l’entendre : Voilà notre autel, notre saint autel! Si c’est un sacrifice qu’on va faire, Dieu sera plus près des victimes et des faux prêtres…. Pour se retirer et sortir du courant de la foule, Marie dut passer si près du jeune officier que ses habits frôlèrent les siens; dans ce moment, elle l’entendit qui disait : - Miséricorde pour moi, Marie, et courage pour vous… pauvre enfant! Elle se détourna fièrement, puis elle alla se mêler au noyau des autres femmes qui s’étaient assises sur les bancs et sur la pelouse de la place, à une petite distance de l’église. Quand le dernier de cette longue procession d’hommes fut entré et que le petit temple fut plein de tout ce qu’il avait vu jadis prier et chanter, on vit s’avancer Winslow, Butler et Murray, entourés d’une garde qui portait l’épée nue; tous franchirent le seuil de l’église, et après avoir ouvert un sillon au sein de l’assemblée, ils allèrent s’arrêter sur les degrés de l’autel. La porte se referma derrière eux et un double rang de soldats fit le tour de l’église, l’enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées. Un silence effrayant s’établit partout, au dehors comme au-dedans. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé; il hésita quelque temps à rompre; il semblait faire des efforts pour ramener sa voix dans son gosier devenu tout à coup aride et tendu; sa main tournait et retournait le fatal parchemin, sans pouvoir le déployer; elle était agitée de spasmes nerveux comme celle d’un assassin novice. Murray et Butler se sentaient déjà de la pitié pour tant de faiblesse, quand le colonel, prenant énergiquement sur lui, put enfin formuler ces quelques phrases : - “Messieurs, j’ai reçu de son Excellence le Gouverneur Lawrence la dépêche du roi que voici. Vous avez été réunis pour connaitre la dernière résolution de Sa Majesté concernant les habitants français de la Nouvelle-Ecosse, province qui a reçu plus de bienfaits, depuis un demi-siècle, qu’aucune autre partie de l’empire…. “Vous ignorez moins que personne comment vous avez sur le reconnaitre…. “Le devoir que me reste à remplir maintenant est pour moi une dure nécessité; il répugne à mon caractère, et il va vous paraitre bien cruel… vous avez, comme moi, le pouvoir de sentir. “Mais je n’ai pas à censurer, je dois obéir aux ordres que je reçois. Ainsi donc, sans plus hésiter, je vous annonce la volonté de Sa Majesté, à savoir : “que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toutes espèces, tout ce que vous possédez, enfin, sauf, votre linge et votre argent, soit déclaré, par les présentes, biens de la couronne; et que vous-mêmes soyez expulsés de cette province.” “Vous le voyez, c’est la volonté définitive de Sa Majesté que toute la population française de ces districts soit chassée. “Je suis chargé, par la bienveillance de notre souverain, de vous laisser prendre votre argent et autant d’effets de ménage que vous pourrez en emporter, sans encombrer trop les navires qui doivent vous recevoir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous assurer la possession de ces choses et empêcher que personne ne soit molesté en les transportant. “Je veillerai à ce que les familles soient embarquées sur les mêmes vaisseaux, et à ce que ce déplacement s’opère avec autant d’ordre que le permettra le service de sa Majesté. “J’espère que, dans quelque partie du monde que vous soyez jetés, vous serez des sujets fidèles, paisibles et heureux. “Je dois maintenant vous informer que c’est le plaisir de sa Majesté que vous restiez en sûreté, sous la garde et la direction des troupes que j’ai l’honneur de commander. En conséquence, je vous déclare tous prisonniers du Roi.” Ces derniers mots produisirent une commotion générale, comme le premier effort d’un volcan qui entre soudainement en éruption; il s’échappa de toutes ces poitrines tendues une exclamation déchrante pleine d’angoisse et de sanglots; c’était le cri de mille cœurs broyés, de mille victimes atteintes du même coup. Tous ces malheureux, subitement frappés, se sentirent instinctement portés vers celui d’où portait le coup, comme ces naufragés sous les pieds desquels vient de s’ouvrir l’abime, s’élancent avec l’instinct de la vie vers le rocher qui les a perdus. Tous les bras s’élevèrent simultanément vers Winslow, implorant…. Implorant sans paroles, avec des cris étouffés, avec un désespoir déchirant… Mais la sentance était portée, le sacrifice accompli; Winslow, Murray, Butler descendirent les marches de l’autel; les épées de leur garde éloignèrent les bras implorants, les poitrines haletantes, et les trois bourreaux passèrent, mornes, froids; ils semblaient s’efforcer de paraître impassibles, comme s’ils eussent voulu, après avoir commis cette mauvaise action, mieux cacher la honte qui devait les poursuivre devant tant de consciences honnêtes si cruellement mystifiées. Les portes s’ouvrirent pour les laisser passer; mais elles se refermèrent derrière eux…. (A suivre)