Jacques et Marie

Newspaper
Year
1888
Month
9
Day
26
Article Title
Jacques et Marie
Author
Napoleon Bourassa
Page Number
4
Article Type
Language
Article Contents
JACQUES ET MARIE Souvenir d’un Peuple Disperse Par Napoleon Bourassa II (Suite) Peu de personnes accompagnaient les pauvres émigrants; ils s’en allaient comme ces cercueils ignorés qu’accompagnaient les seuls parents en pleurs. On avait craint d’éveiller l’attention de l’autorité, qui commençait à tenir l’oreille ouverte, même à Grand-Pré. Arrivé sur la grève, il se fit un peu plus de bruit; l’installation de tout ce monde et de tout le menu ménage, au milieu des ténèbres et de l’aveuglement que donnent les larmes, entraina quelque désordre : on s’appelait à demi voix, on préparait la manœuvre, on dégageait les amarres. Mais bientôt le bruit cessa peu à peu, on entendit encore quelques voix qui se disaient adieu sur divers tons de la gamme des douleurs; on entendit aussi des cris d’enfants troublés dans leur sommeil. Pauvres petits!.... Une brise froide et humide passait sur leur visage; ils sentaient bien que ce n’était pas là le souffle caressant de leur mère un vigoureux ballottement commençait à se faire sentir sous l’effort des rameurs; ce n’était plus pour eux le doux balancement du berceau! Ils pleuraient; et leur voix, errant au caprice des vents, fut la dernière chose que l’oreille put saisir dans les solitudes de la mer. III Deux personnes se tenaient encore debout sur le rivage : c’était le vieux voisin Landry et sa fille Marie. Quand ils ne virent plus rien sur la silhouette incertaine des flots, quand les ondes soulevées par les rames eurent cessé d’apporter à la plage l’adieu lointain et suprême des voyageurs, le vieillard se retourna vers l’enfant qui s’appuyait à son côté, et il lui dit avec effort et d’une voix incertaine : “Ne pleure pas, petite; tu sais bien qu’il reviendra, ton Jacques, au printemps;” puis la main dans la main ils s’acheminèrent lentement du côté de leur demeure. Marie marcha quelque temps sans rien dire, se contentant de soulever souvent jusqu’à ses yeux le coin de son tablier blanc; après elle dit à son père : L’année dernière, au mois de mai, un petit ménage de rossignols était venu s’établir dans une belle touffe de trèfle rouge et de millet sauvage; une grande feuille de plantain se penchait sur le nid, lui servant de toit, et le taillis de pruniers lui jettait toute son ombre. Aussitôt que je vis le couple assidu au logis, je me mis à chasser tous les chats du voisinage : je mis même Minou prisonnier dans la cave; le perfide m’avait grippé un poulet, autrefois. Tous les jours, quand la mère allait diner (et elle n’allait pas loin, car je lui portais Toute la mie de mon pain sur cette grosse pierre plate, de l’autre côté du taillis), moi, je courais bien doucement, comme aurait fait Minou, puis écartant les grandes herbes, je regardais si les quatre petits ne mettaient pas le nez à la fenêtre de leur maisonnette. Quand ils en furent sortis, je leur portai bien autant de vers que si j’eusse été leur maman; et je remarquais en passant le progrès de leurs plumes. Un jour, je trouvai toute la famille perchée au bord du nid; un d’eux même avait grimpé au plus haut faite de la feuille de plantain; et tous ensemble ils regardaient le ciel et la prairie, où jouaient les grand oiseaux, leurs ainés. Je jugeai qu’il était temps de laisser un souvenir à mes petits ambitieux, et je leur attachai à chacun un fil de soie rouge à la patte droite. Le lendemain à l’aurore, ils étaient déjà en plain pré, trottinant et soulevant l’aile à chaque brise qui passait. Jassayai de les attirer avec mon pain, en imitant le cri de leur mère, mais elle les appelait plus loin dans le feuillage, et ces enfants du ciel ne voulaient plus que l’espace et et de l’air; ils firent tant qu’à la fin une rafale vint les saisir, et ils allèrent en tourbillonnant se perdre, les uns dans les futaies, les autres dans les charmilles. J’en ai vu tomber un dans la rivière; il a surnagé longtemps, suivant le cours d’eau, et je ne l’ai pas vu revenir…. Les autres s’appelèrent encore jusqu’à la nuit; mais le jour suivant je ne les ai plus entendus : eux aussi, ils s’étaient dit adieu!..... Ce printemps, au premier chant du rossignol, je suis allée vite, vite, voir si le nid était en ordre, si les écureuils ne l’avaient pas pillé, pour leur lit d’hiver; il y était encore, aussi mollet, aussi caché; et j’attendis l’heure de la couvée, croyant que l’un de mes petits ne manquerait pas de venir confier ses enfants où il avait lui-même trouvé tant de soins et de bonheur…. Aucun n’est revenu!... et le nid est encore trop vide! J’ai eu bien du chagrin! J’ai pensé qu’ils étaient peut-être tous morts… Un méchant hibou aurait bien pu les croquer dedant leur sommeille… Ils ont peut-être été gelés dans leur maison d’hiver…. Ils ont peut-être tombés dans la mer, en voulant la traverser pendant la grosse tempête du moins de juillet…. Les oiseaux, mon cher papa, est-ce que ça se souvient de quelque chose? – Puis, sans attendre la réponse, qui tardait un peu, Marie reprit :-- Depuis ce temps-là, mon cher papa, j’ai pensé que le départ c’était toujours une chose bien triste! C’était le premier que je voyais!.... et ce soir…. Et la jeune fille reprit le coin de son tablier blanc. Oui, mon enfant, ce soir, c’est un départ bien pénible; mais au moins Jacques n’a pas fait comme tes oiseaux, il t’a promis en partant, qu’il reviendrait; il reviendra. Je ne suis pas bien sûr si les rossignoles se souviennent de quelque chose; comme les tiens ne sont pas de retour, c’est le meilleur signe qu’ils ne se rappellent de rien. Mais les garçons, Marie, ça se souviens toujours! Il paraît que ceci était déjà décidé de revenir à Grand-Pré, au printemps. Comme il était le seul des Hébert non marié, il devait suivre son vieux père pour l’aider dans son nouvel établissement; mais il était connu, en famille, qu’on ne le retiendrait pas après les premières semailles. IV Cependant, quoiqu’il emportât l’espoir d’un prochain retour, le départ n’en avait pas été moins pénible pour lui. Il n’avait pas, sans doute comme ses parents, à rompre avec de vieilles habitudes : il n’avait que dix-huit ans; cependant, celle toute petite quelque temps lui parut bien aussi difficile à briser que les plus antiques et les plus solennelles. On comprend qu’il ne s’agit ici ni de cartes, ni de pipe, ni de course au clocher, mais bien d’une fille d’Eve. Il y en avait beaucoup à Grand-Pré, et elle n’attendaient pas d’avoir vingt ans pour charger leurs frères d’aller dire à leurs amis qu’elles étaient bonnes à marier; et quand elles étaient jolies et douces comme Marie, elles pouvaient facilement se dispenser de confier aux frères cette mission délicate, qu’ils remplissaient d’ailleurs toujours assez mal. Dans ces heureux temps, les épousseurs se présentaient presqu’aussitôt après la démolition de la dernière poupée. Ainsi, Marie avait à peine treize ans au départ de Jacques, et les fiançailles étaient déjà une affaire convenue entre eux et leurs familles. Raconter minuteusement les origines et les phases de cette liaison serait chose futile; qu’il me suffise de dire que ces origines ne remontaient pas à la nuit des temps, et que les phases les plus saillantes n’étaient pas extraordinaires. Un petit tableau de l’état des coutumes des colonies acadiennes fera deviner en partie au lecteur ces simples et suaves mystères dont chacun a plus ou moins dans son cœur la secrète intuition. L’isolement où se trouvaient ces colonies; le nombre encore peu consdérable des habitants; leur vie sédentaire surtout à Grand-Pré; leur industrie, leur économie la surabondance des produits agricoles, le grand nombre des enfants, la pureté et la simplicité des mœurs, tout cela rendait les rapports sociaux faciles et agréables, et préparait des mariages précoces. Tout le monde se voyait, se visitait, s’aimait de ce sentiment que dorment l’honnéteté et la charité réciproque. Les enfants trouvaient facile de se lier entre eux dans cette atmosphère de bienveillance où vivaient leurs pères : toujours mêlés ensemble autour de l’église, de la chaumière, des banquets de famille, ils rencontraient bientôt l’objet sympathique et l’occasion de marcher sur les traces de leurs généreux parents. Les entraves ne surgissaient pas plus après qu’avant ces liaisons. Il n’y avait pas d’inégalité de conditions; à peu près la même éducation et la même noblesse : toutes choses qu’ils acquéraient facilement avec leur intelligence, leurs cœurs honnêtes et les lumières de la foi. Or, le curé ne pouvant pas se marier, personne n’avait donc à se disputer sa main; lui, de son côté, tenait beaucoup à faire des mariages. Quand au notaire, comme il était ordinairement seul dans le canton, on ne pouvait toujours le ravir qu’une fois, ou deux tout au plus, dans le cas d’un veuvage, ce qui le rendait déjà moins ravissant. Cet énorme parti, ce suprême personnage une fois fixé, les grandes ambitions du village, n’avaient plus de but, car il n’y avait pas d’avocat – ô le beau temps! Comme le curé, le notaire n’avait pas de plus grand intérêt que de conjoindre les autres. Ainsi, tout contribuait à faire les voies larges et fleuries à ce sacrement des cœurs tendres. Donc pas de longs pour parlers; ce que l’on gaspille, ce qu’on laisse évaporer de beaux sentiments ailleurs, avant le mariage, on l’apportait là, en plus, dans la vie d’époux et de mère. Oh! nos saintes mères! combien nous devons admirer et bénir leur héroïque existence! Si jamais rôle de femme a été complètement accompli, c’est le leur; si jamais quelqu’un a su se donner aux autres, avec joie, abandon et sincérité dans le silence et l’obscurité du foyer, celles-là l’ont fait plus que tout autre. Les familles étaient bien nombreuses, et vous pouvez noter facilement, sans doute, le chiffre des rejetons; mais vous ne trouverez jamais le nombre des pensées d’amour, des heures sans sommeil, des soins coquets donnés à tous les marmots; vous n’additionnerez jamais les points d’aiguille, les tours de quenouille, le allées et venues de la navette; puis les fromages, puis les conserves, puis les produits de jardin, puis les milliers d’autres travaux d’économie domestique, accomplis avec joie pour vêtir et nourrir, pour fêter même cette postérité d’Abraham! Vous ne compterez jamais, non plus, les services rendus aux voisines, aux filles et aux brus, dans les temps de maladie, ou pour leur faciliter le rude apprentissage du ménage. Ah! vous, leurs filles, qui, après avoir laissé courir longtemps vos doigts sur des claviers ingrats et vos pieds sur des tapis brûlants, durant les jours et les nuits de votre jeunesse, osez vous écrier, dans l’énervement de vos forces, quand vos enfants pleurent pas assez vous servir! Que la vie est difficile! jugez, devant le souvenir de vos fortes mères, quelles femmes vous êtes! Jacques et Marie ont donc commencé à filer la trame de leur bonheur, absolument comme leur père, leur mère et tous leurs devanciers de Grand-Pré le firent autrefois. Ils vivaient à côté l’un de l’autre, leurs familles étaient intimes, leurs relations journalières. Jacques avait à peine quatre ans de plus que sa petite voisine, et, comme il est proverbial que les garçons ont l’esprit beaucoup moins précoce que les filles, que leur mémoire ou leur tête est beaucoup plus dure – dans l’enfance, bien entendu – Jacques et Marie se trouvaient au même degré de développement moral. Ils suivirent ensemble les instructions religieuses du bon curé, qui leur enseignait, en même temps, à lire, à écrire et à compter. Pendant plusieurs saisons ils tracèrent, de compagnie, le petit sentier qui conduisait à l’église, le long du grand chemin. Tantôt Marie trottinait devant, tantôt Jacques pour lui battre la neige, quand c’était l’hiver, ou lui faciliter le passage des mares boueuses, si communes, en automne; bien entendu qu’à tous les mauvaises pas, le sexe fort aidait au sexe faible. Le jour de la première communion venu, les deux enfants allèrent ensemble à la sainte table, et quand ils revinrent à la maison, au milieu des parents en fête, il s’échappait un rayon de grâce de leurs fronts purs et candides. Marie était charmante sous son petit bonnet blanc, et dans sa toilette chaste et simple comme son âme. Un séraphin n’aurait pas pu mieux se travestir pour visiter notre pauvre terre, incognito. Il est probable que ce bon Jacques ne constata pas encore le fait, tout occupé qu’il était à regarder une grande enluminure que lui avait donnée monsieur le curé. V Depuis lors, Jacques se remit aux travaux des champs avec ses frères, et Marie aux occupations nombreuses d’une ferme aisée. Ils avaient pris à l’autel de leurs pères cette énergie morale qui caractérise les colons de ce temps; ils allaient se former, dans leurs familles, à cette vie forte, active et régulière, à ces habitudes de travail et d’économie, de bienveillance et de probité qui furent tout le secret de la richesse et du bonheur des Acadiens. En grandissant, ils ne perdirent pas complètement l’habitude de faire route ensemble pour aller à l’église ou ailleurs. Les bois et les prairies des deux familles se touchaient; on avait souvent l’occasion d’y cheminer durant la fenaison où les récoltes, et, comme tous les hommes des champs aiment à échanger quelques mots avec le voisin, sur les choses de la terre, les Landry et les Hébert suivaient souvent le fossé mitoyen. Les enfants ne faisaient pas autrement que leurs parents; seulement, Jacques franchissait quelquefois sa levée. L’amour vint naturellement prendre sa place dans leur cœur, et tout naturellement aussi, comme une fille vertueuse et bien élevée, Marie l’avoua aussitôt à sa mère. Quelques jours après cet aveu. Les parents s’entendirent entre eux sur les dispositions du mariage, qui fut fixé à six mois de là. Les deux familles, durant cette période, devaient faire les premiers défrichements d’une terre que l’on destinait à Jacques. Quant à la maison, on ne s’en inquiéta pas pour le moment. Après leur mariage, les deux enfants devaient rester dans celle des Hébert. C’est pendant la période des six mois de fiançailles que la famille Hébért résolut de quitter le village. Les passions, à l’âge et dans les conditions de vie où se trouvait Marie, peuvent être vives, et se faire jour par des formes et des expressions bruyantes, mais elles ne peuvent avoir une grande profondeur. D’ailleurs, les espérances sont encore infinies et la vie semble n’avoir pas de limites. Le départ de Jacques laissa donc la jeune fille bien triste pendant trois ou quatre jours, durant lesquels le tablier blanc ne cessa pas d’être humide. Mais comme le fiancé devait revenir, elle finit par l’attendre : six mois sont bientôt passés….. Ils passèrent, en effet, les six mois, mais personne ne vit revenir le plus jeunes des Hébert. Les événements politiques jetèrent entre lui et Marie des obstacles insurmontables. VI Vers cette époque, tout semblait compliquer les relations de la France et de l’Angleterre; les deux pays étaient entrainés inviciblement l’un contre l’autre. La lenteur des communications faisait qu’en Amérique les difficultés s’aggravaient avant qu’on pût y mettre ordre en Europe; l’impossibilité d’avoir des rapports bien exacts à de si grandes distances; l’avarice jalouse de toutes ces compagnies de traiteurs anglais et français qui se disputaient les richesse des forêts et l’amitié des sauvages; la haine et l’envie qui animaient les colonies encore plus que les métropoles : tout engendrait la discorde; la guerre naissait partout et à chaque instant. Ces deux peuples, qu’une mer avait éternellement séparés dans leur vieux monde, semblaient ne pouvoir pas fouler la même terre : notre continent était déjà trop petit pour leur double ambition; leur antipathie se recherchait à travers les solitudes immenses du monde nouveau pour se heurter; il fallait bien que l’un d’eux disparût. On se rappelle que le chevalier de LaCorne avait été envoyé par M. de la Jonquière pour occuper l’isthme acadien; c’est sur la rive occidentale de la Missaguash, presqu’en face de Beau-Bassin, que cet officier vint planter le drapeau de la France, Il voulait affirmer publiquement les droits de son gouvernement à la possession de ces terres, avant que la question des frontières fût discutée par la commission désignée pour cette objet. Les émigrés de Grand-Pré étaient arrivés dans ces environs quelques semaines seulement après lui; et, en attendant la saison favorable pour se construire une demeure, ils avaient accepté l’hospitalité de leurs parents. Ceux-ci habitaient la côté opposée à celle où stationnaient les Français. Le gouverneur Cornwallis ne fut pas longtemps à s’apercevoir que les intentions de LaCorne étaient de se fortifier dans les positions qu’il venait d’occuper; il envoya donc, dès le printemps suivant, le major Lawrence à la tête d’un petit corps d’armée pour de déloger. Quelques détachements de ces troupes traversèrent le district des Mines, et l’on apprit bientôt chez les Landry quelle était leur destination; et quoique l’on s’efforçat, autour de Marie, de lui cacher la tristesse que cet événement causait dans la famille, la jeune fille, avec cet instinct clairvoyant que possède tout cœur aimant, n’en fût pas moins saisie d’une pénible inquiétude. Et l’époque du retour de Jacques n’était pas encore passée, qu’elle sentait naître dans son cœur les plus sombes appréhensions. Le vague persentiment qu’elle exprimait à son père au départ de la famille Hébert renaissait dans son âme avec l’impression d’un malheur réellement accompli. D’ailleurs, elle avait raison de tout craindre : l’irritation était grande chez les Anglais. Depuis l’arrivée du commandant français dans la Baie de Beau-Bassin, les populations acadiennes abandonnaient en plus grand nombre leurs foyers et elles se précipitaient vers le Canada et l’Ile St. Jean. Cette désertion générale faisait la rage de Cornwallis; il désirait bien déjà se délivrer de ses sujets détestés, mais il n’aurait pas voulu les voir aller grossir les rangs de l’ennemi. Tout le monde augurait donc de tristes choses de l’expédition de Lawrence, et l’on tint l’oreille ouverte à toutes les rumeurs qui vinrent de ce côté-là. Le père Landry, tout en essayant de rassurer sa fille, ne s’abusait guère su la situation de la famille de son vieil ami. Quoiqu’il le sût établi sur un territoire appartenant incontestablement aux Anglais, il était persuadé que l’autorité ne lui pardonnerait pas de s’être rapproché de la frontière, dans ces circonstances, et qu’on allait le traiter en vil transfuge, malgré qu’on fût encore en pleine paix. Les bruits sinistres ne se firent pas longtemps attendre : il circula de terribles histoires, et comme aucunes n’étaient apportées par une voie directe et quelles passaient à travers des esprits terrifiés, elles revêtaient partout mille couleurs plus sombre les unes que les autres. On racontait des combats sanglants, des proscriptions en masse, l’incendie de tous les établissements de Beau-Bassin, la fuite des habitants dans les bois, et leur massacre par les sauvages. De nouvelles troupes passèrent à Grand-Pré, allant toujours vers la Missaguash : autres conjectures lugubres. Enfin l’on apprit vaguement que tout l’isthme était occupé par des soldats, que Français et Anglais y avaient élevé des fortifications, et l’on prédit en même temps que la guerre allait commencer partout; mais personne ne parla des anciens voisins. Malheureusement, beaucoup de ces narrations étaient exactes; on ne fut donc pas étonné de ne pas voir revenir Jacques. Cependant, on ne désespéra pas tout-à-fait de son sort et de son retour, quoique nul ne vint pour les rassurer : ils firent la réflexion que les massacres devaient avoir été bien exagérés : pourquoi les sauvages auraient-ils tué des hommes avec lesquels ils avaient toujours été alliés? De tous les indigènes, les Micmacs étalent ceux qui gardaient pour les Français l’attachement le plus inviolable et, dans ces derniers temps, leur acharnement contre les Anglais s’était manifesté plus que jamais. Jacques ne pouvait avoir péri leurs mains, et s’il vivait, comme la cause première de son absence n’existait plus, il ne manquerait pas de faire tous ses efforts pour revenir; et si quelqu’un pouvait déjouer l’habileté des patrouilles qui gardaient les frontières et triompher de grands obstacles, c’était bien lui. On ne manquait pas de faire valoir ces dernières raisons près de Marie pour la rassurer, en lui cachant les trois quarts des fables qui avaient été racontées sur les malheureux émigrés et la moitié, au moins, de ce qui semblait être vrai. Elle, de son côté, n’était pas disposée à croire à l’éternité de son malheur. Ce n’est pas à l’âge qu’elle avait qu’on laisse tomber à terre, au premier obstacle, ses plus douces espérances. Les grands revers n’avaient pas encore appris à son âme à douter de la réalisation de ses beaux désirs. Elle touchait à peine à ses quinze ans; son imagination était vive et ingénue; elle était habituée à voir tous ceux qui l’entouraient complaire à tous ses modestes souhaits; elle croyait en un Dieu bon, et elle était bien persuadée qu’il suffisait de regarder le ciel avec confiance, en formant dans une âme pour un rêve de bonheur, pour qu’il se réalisât un jour ou un autre. A quinze ans, il s’élève souvent des montagnes entre notre cœur et le but où s’élancent notre ambition ou nos amours : il s’ouvre des mers immenses, il se fait des vides terribles, il se creuses des abimes, il s’écroule des Châteaux-en-Espagne; cependant on regarde toujours devant soi, l’œil souriant, la lèvre avide et l’on attend que les montagnes s’abaissent, que les rivages se rapprochent, que les vides et les abimes se remplissent, que d’autres châteaux s’élèvent et s’embellissent : on croit sincèrement que tout cela va se faire pour nous laisser toucher au pinacle…. Que ne reste-t-on longtemps à l’âge de quinze ans! Ainsi, malgré ses sombres inquiétudes, Marie ne perdit pas l’espérance, cette vertu de son âge, ce baume des cieux, cette grâce du christianisme, cette suprême force du malheur. Il lui arrivait toujours, de temps à autre, quelques mauvaises nouvelles, quelques révélations inconsidérées, et son courage en était un instant ébranlé; quelquefois, dans les jours sombres, son âme, lassée du vague et de l’incertain, et son cœur fatigué de cette solitude sans limites où il cherchait en vain le plus doux élément de sa vie, s’affaissaient dans la douleur; alors, elle appelait l’amour de Dieu, elle priait : elle priait pour Jacques! Sa tendre invocation, en s’élevant vers le ciel, détachait peu à peu sa pensée de la terre : son sentiment épuisé se retrempait dans les ondes de l’amour immortel et infini pour revenir vers son pauvre exilé : il lui semblait que des hauteurs étoilées, avec l’œil clairvoyant du Maitre souverain, elle allait atteindre et diriger ses pas, et elle pouvait attendre encore. Le travail aussi, ce soutien des âmes fortes, le travail assidu, sanctifié par l’amour du devoir, dirigé et régularisé par une pensée fixe, par un but toujours présent dans son cœur, lui aidait à passer les heures tristes. On se rappelle que pendant les six mois qui devaient précéder le mariage des jeunes voisins, leurs parents étaient convenus de leur préparer un établissement qui pût les mettre de suite en état de bien vivre; le départ des Hébert avait changé cette disposition. Cependant le père Landry ne volut pas que sa Marie fût déshéritée de cette promesse, et il prit sur lui seul de la remplir, et de préparer, de concert avec elle, une douce surprise à l’absent. Une occasion lui permit d’acheter une jolie ferme tout-à-fait de son choix, et comme il sentait que la petite avait besoin de distractions, il mit de suite la propriété sous sa direction, lui offrant d’ailleurs de lui prêter main forte pour tous les travaux un peu rudes. La jolie fermière prit pour locataire une pauvre veuve restée avec deux gars de douze à quatorze ans; et, en faisant du bien à cette brave femme, elle associa à ses intérêts une aide dévouée. Aussitôt que tout fut prêt pour l’exportation régulière de la terre, Marie se mit à l’œuvre avec l’activité de son âge, de son caractère et de ses désirs de bien faire : elle demandait conseil à toutes les vieilles têtes et secours à tous les jeunes bras de la parenté. Tous se prêtaient à ses désirs. Il y avait quelque chose de si touchant dans le culte que la jeune fille donnait au souvenir de son fiancé et dans l’ardeur qu’elle mettait à lui préparer des joies, pour un retour qui n’aurait peut-être jamais lieu, que chacun s’empressait de contribuer à ses douces illusions, sans autre espoir que celui de voir Jacques cueillir un jour les peines de leur travail. Tout allait à merveille, et pendant quelque temps, la pauvre enfant jouit pleinement du bonheur de penser que tous ses pas, que toutes les ressources de sa main et de son esprit, toutes ses ingéniuses industries concouraient à l’édification de sa petite fortune, au charme de son futur intérieur; elle allait pouvoir dire à l’arrivée du cher exilé : Vois tous ce que j’ai fait en pensant à toi! comme tu as occupé toutes les heures de mes journées, comme ton souvenir à fécondé tous mes efforts! (A suivre)