La mi-carême et nos coutumes d'autrefois

Newspaper
Year
1888
Month
3
Day
7
Article Title
La mi-carême et nos coutumes d'autrefois
Author
PH. F. B.
Page Number
2
Article Type
Language
Article Contents
LA MI-CAREME ET NOS COUTUMES D’AUTREFOIS L’approche de la mi-carême rappelle tout à la fois des austérités qu’on imite guère de nos jours et des vieilles coutumes qui s’en vont. Les anciens acadiens étaient des chrétiens austères. Pour eux, la sainte quarantaine signifiait un temps de rigoureuse pénitence, et ils en accomplissaient la règle strictement. Un jour seul faisant exception, - c’était la mi-carême qu’ils appelaient en pleine lettre la demi-carême, comme nous la désignons encore aujourd’hui. Tout en restant fidèles aux obligations principales du saint temps, nos pères prenaient en ce jour de plus larges coudées. Ils avaient le respect des fêtes traditionnelles et la demi-carême en était une. En sus, remplis de ce joyeux esprit gaulois qui les caractérisa toujours, ils avaient besoin de divertissements : c’était un besoin de nature doublé d’un besoin de situation dans le pénible ennui de leurs forêts solitaires et dans leur condition d’exilés volontaires à la Nouvelle France. Aussi jeunes gens et vieillards saluaient le quatrième jeudi du carême avec une joie bien sentie. A la nuit tombante, les premiers se composaient en divers groupes et munis de costumes fantastiques, de masques, tambours, vieilles chaudières et de clochettes, ils choisissaient leur itinéraire et réglaient leur programme de visite. Un chef était élu et la marche commençait. Il faillait frapper à toutes les portes; bon gré, mal gré, aucune demeure ne pouvait échapper aux bouffonneries de ces gais lurons, sauf celles qui pleuraient encore sur des cercueils récemment fermés. Partout il y avait grande excitation, grande envie de voir l’escouade improvisée de la demi-carême, aussi partout elle était acclamée avec enthousiasme. Portant d’une main le bâton de défense, de l’autre leurs instruments de musique ou de discorde, les visiteurs inconnus faisaient leur entrée d’une manière solennelle dans chaque maison, et après s’être rangés en ordre dans le salon primitif, le concert commençait. Inutile de décrire pareil charivari; il suffit de dire que, en général, on s’entendait très bien à s’étourdir et on s’accordait encore mieux à jouer en désaccord – le tout était couronné d’une délicieuse collation préparée par la bonne et à laquelle chacun prenait part avec bon appétit après quoi on saluait la compagnie pour aller égayer d’autres voisins. Ces écuyers de la demi-carême faisaient quelquefois leur entrée au moment où, recueillis en présence de Dieu, les membres d’une famille étaient à réciter pieusement le chapelet en commun. Alors nos visiteurs s’agenouillaient incontinent et répondaient à la prière avec respect. Parfois, à la fin d’une dizaine, lorsque le chef de famille prononçait le Gloria Patri et que tous inclinaient la tête, un chevalier en visière et plus ou moins irrévérencieux sonnait la clochette. Mais un regard sévère lancé vers ce profane le rappelait à l’ordre et le rosaire était achevé avec recueillement. La prière terminée, le groupe aventureux se levait bruyamment. Assis sur son vieux fauteuil de bois, le maître de la maison entonnait l’air traditionnel de la demi-carême et on procédait à la danse. Terrifiée par ces gambades indescriptibles, la vieille du logis se blottissait dans un coin, maintes chaises étaient renversées, les plus jeunes riaient aux éclats et au milieu de ce tohu-bohu les infatigables rôdeurs de la demi-carême disparaissaient, après avoir souhaité le bonsoir à toute la maisonné. Dans plusieurs localités de la Nouvelle-Ecosse, on répète encore ces scènes d’un autre siècle et on les reproduit avec une gaité aussi franche comme au temps de nos ancêtres. C’est bien là le vieil esprit français qui s’amuse de tout et partout et auquel il faut des distractions quand même. Les paysans de la Bourgogne observent encore ces réjouissances au premier dimanche du carême. Ils mangent de la galotte et de la garguche, font des feux de joie dont ils illuminent les places publiques – ils dansent à la ronde et le lendemain, chacun s’encarême comme le plus bel. Au Nouveau Brunswick, au moins dans quelques centres français, ces dissipations ont lieu, aujourd’hui, à la veille du carême, à l’occasion du mardi gras. Cependant la mi-Carême fournit son contingent légendaire. C’est l’idée du Santa Claus anglais. Une femme qu’on dit vieille comme le juif errant représente la demi-carême. Au milieu de la quarantaine, elle visite toutes les demeures pour s’enquérir de la conduite des enfants. A ceux qui sont obéissants, elle distribue des récompenses, mais, en revanche, elle châtie les malins et parfois elle emporte avec elle ceux qui sont incorrigibles. Aussi, parmi l’enfance, quelle terreur pendant cette huitaine! On dit qu’au temps des croisés les mères musulmanes faisaient trembler leurs enfants au nom de Richard Cœur de Lion. Nos bonnes mères acadiennes peuvent encore en faire autant de nos jours en menaçant leurs indomptables nourrissons du courroux de la demi-carême. Toutefois, ces fêtes et ces contes superstitieux n’ont plus aujourd’hui la même vogue, mais aussi la vieille for Acadienne n’a plus aujourd’hui la même force. L’un ne tient pas à l’autre nécessairement, mais l’un, je crois, s’attache à l’autre d’une manière assez tangible. Un écrivain célèbre de ce siècle a dit une vérité qui, par voie de comparaison, trouve bien ici son application. “Il y a des gens, dit-il, qui s’étonnent que la société devienne triste, qu’elle se fasse sombre et qu’elle ne rie plus de ce bon rire du vieux temps. Ce changement me parait facile à expliquer : quand les ondes d’un fleuve n’ont pas de bords arrêtés pour le contenir, elles vont s’étendant de tous côtés, et n’ont de profondeur nulle part. Il en est de même du plaisir : quand il peut s’étendre également à tous les jours, quand il n’a ni bornes, ni empêchements, il n’a plus de vivacité; on ne lui sourit plus que de bout des lèvres, comme à un hôte qui revient trop souvent chez nous….” C’est bien là ce qui explique ces joyeuses solennités d’autrefois, ce doux épanchement à certains jours donnés où tous les voisins se réunissaient dans une communion d’idées et de sentiments, cimentant l’union et la paix dans tous les rangs, la joie et la sérénité marquées sur tous les fronts parceque la misère et la douleur avaient pesé sur tous les cœurs. Oui, ces mythes de terreur et ces divertissements joyeux de la mi-carême ne sont plus guère de notre temps. Notre civilisation les dénigre; elle en a peut-être le droit. Elle les repousse, mais ne repousse-t-elle le droit. Elle les repousse, mais ne repousse-t-elle pas autre chose? Les coutumes peuvent changer avec les siècles, mais la foi ne change pas. Tous changement est une perte qui mène vite au refroidissement et finalement à l’abdication. Au lendemain de la demi-carême, nos pères reprenaient sérieusement leur sévère régime de pénitence. S’ils savaient se réjouir en ralliant leurs jouissances à la célébration de leurs fêtes religieuses, ils savaient aussi croire, obéir, souffrir, espérer et prier. Malgré ces divertissements d’un instant, la règle du carême était pour eux une loi sacrée dont ils étaient les fidèles observateurs et c’est en quoi nous devons leur ressembler. Ils ne cherchaient pas des accomodements avec le ciel. Si, pour un moment, ils posaient le pied dans le plaisir, ils ne reculaient pas lorsqu’il s’agissait de le placer dans le sacrifice. Ils savaient charger leur croix et la porter tandis que nous, nous savons à peine la trainer sans la charger. Pourtant la race acadienne ne grandira réellement qu’en autant qu’elle respectera ce pieux legs de la foi qui lui a été confié – c’est de là qu’elle tirera et son bonheur et ses grandeurs et ses joies. Nos pères ne nous ont pas laissé de trésors périssables. Couchés sur leur lit de mort, leurs mains étaient vides, mais leur âme ne l’était pas. Au moment de donner leurs bénédictions suprêmes, ces Jacobs trouvaient dans leur cœur des héritages précieux que nous ne saurions abandonner sans prévariquer. A leurs filles, ils ont donné cette simplicité qui n’envie rien à la pourpre, cette modestie plus belle que la noblesse, cette tendre piété qui se console de tout dans le rafraichissement d’une prière. A leurs fils, ces déshérités du nouveau monde, ils ont laissé l’amour du travail, cette fière indépendance qui n’ambitionne rien, cette espérance en Dieu qui renouvelle les forces de chaque jour comme la manne du désert refortifiait chaque matin les Israëlites. A tous, ils ont légués leur ressemblance dans l’accomplissement du devoir, dans l’obéissance à l’Eglise et à ses lois. Soyons jaloux de cet héritage; aucun peuple n’en reçut de plus riche. Qu’il fructifie en nous, qu’il grandisse avec nous. Alors, si les richesses de la terre nous sont refusées, si les honneurs du monde nous sont refusées, si les honneurs du monde nous sont interdits, nous pourrons dire à notre mort, à l’instar de ces pieux défricheurs; je meurs denué et dérobé de tout, mais je meurs content parce-que j’attends la grande fortune, Expecto resurrectionem mortuorum et vitam venturi sacculi – J’attends la résurrection des morts et la vie du siècle à venir. PH. F. B. Havre-à-Boucher, mars, 1888.