Conventions nationales des Acadiens (Robidoux) - 1881 - p133-139

Year
1881
Article Title
Rapport sur la presse par M. Ferdinand Robidoux
Author
M. Ferdinand Robidoux
Page Number
133-139
Article Type
Language
Article Contents
On ne saurait trop insister sur l’importance de la presse, et se pénétrer de son influence sur la société qu’elle façonne et dirige dans la bonne ou la mauvaise voie, selon l’esprit qui l’anime et la contrôle. De nos jours surtout, le rôle de la presse a pris des proportions gigantesques; il n’est pas de champ qu’elle n’explore, de sphère qu’elle n’atteigne, de questions qu’elle n’aborde, de peuple civilisé qu’elle ne meuve. Son influence et telle qu’elle est reconnue comme la quatrième puissance dans l’État. Grâce aux innovations et aux perfectionnements que le journalisme a subis depuis un certain nombre d’années, son rôle dans la société a pris une extension qu’il serait impossible de ne pas reconnaître. Le journal est devenu un levier puissant dans le monde; plût à Dieu qu’il ne fût jamais qu’au service du bien. En France, en Angleterre, aux États-Unis, les journaux font partie des institutions nationales, et le moindre village a son organe, son journal. Dans la grande république qui nous avoisine, la presse est l’unique littérature de la masse, et sa circulation atteint des chiffres fabuleux. Sans parler des grandes villes, où les journaux quotidiens de toute sorte abondent, où toutes les industries, toutes les branches de commerce, toutes les professions, toutes les croyances et toutes les nationalités ont leurs journaux particuliers, il n’est pas de village, si nouveau qu’il soit, qui ne compte une et souvent deux gazettes, et il est remarquable que dans les plaines et les montagnes de l’Ouest, les habitants de l’établissement le plus nouveau montrent avec orgueil à l’étranger qui y pénètre l’imprimerie où se publie l’organe qu’ils encouragent de toutes les manières possibles. Les américains regardent leurs journaux comme les gardiens de leurs libertés, leurs instructeurs et leurs compagnons indispensables, leurs défenseurs par excellence, et le développement prodigieux et extraordinaire du journalisme aux États-Unis montre assez jusqu’à quel point ils savent reconnaître et apprécier les services qu’il leur rend. Le yankee se fait une gloire à nulle autre comparable de patronner sa presse et de lui venir en aide. Non seulement il l’encourage en abonné modèle, c’est-à-dire en payant régulièrement et d’avance le prix de son abonnement, mais il comble encore de ses faveurs le département des annonces et des impression, et il n’est pas de pays au monde où chaque individu emploie de si bon cœur autant d’encre d’imprimerie que dans la république de Washington. Dans la confédération Canadienne, la presse joue également un grand rôle dans la société, et les populations qui nous entourent sont bien pourvues d’organes et de gazettes qui disséminent les nouvelles du jour, répandent les connaissances, activent le progrès, déblaient la voie de l’avancement intellectuel et matériel. Les journaux anglais abondent. Les villes regorgent de gazettes, et les campagnes ne sont guère en arrière sous ce rapport. Jetons un coup d’œil sur les provinces mêmes que nous habitons. Il est à peine de comté qui n’ait son journal anglais, dévoué aux intérêts de la division dans laquelle il se publie. Les centres un tant soit peu importants en comptent même plusieurs qui jouissent d’un patronage et d’une clientèle qui les mettent en état de rendre des services signalés aux intérêts qu’ils défendent. Les Canadiens-Français, nos frères, sont dirigés par une presse qui, si l’on tient compte des difficultés auxquelles elle a à faire face, n’est certainement pas inférieure à celle d’aucun peuple de ce pays. Mais il faut le savoir, l’habitant de Québec tient un peu de nous dans son apathie pour la lecture et pour les journaux qui se dévouent à son avancement. Outre les revues mensuelles publiées sous forme de pamphlets, la presse canadienne-française compte trente-cinq journaux. Sur ce nombre une quinzaine à peu près se tirent à plusieurs éditions, quotidienne, semi-quotidienne et hebdomadaire, et en prenant chaque édition pour un journal séparé, comme elle l’est en réalité, puisqu’elle s’adresse à un tout autre cercle de lecteurs, les Canadiens-français se trouvent à avoir quelque chose comme soixante organes, soixante soldats dans la presse du pays pour défendre le boulevard de leurs libertés et de leurs droits, soixante feuilles consacrées à la diffusion des connaissances et des idées de vraie réforme dans la véritable voie du progrès matériel, intellectuel et social. Si nous tenons compte de la population respective des Canadiens et des Acadiens, qui n’ont encore qu’un humble organe hebdomadaire, nous constatons que ceux-ci n’ont qu’un journal là où leurs frères de Québec en ont quatre, ou, en d’autres termes, que les Canadiens ont un organe par chaque vingt-cinq mille âmes, tandis que nous n’en avons qu’un pour plus de cent milles âmes. Et s’il nous était possible d’établir une comparaison dans le titrage [sic?] ou la circulation de ces journaux, notre position, il est fort à craindre, paraîtrait encore bien plus désavantageuse, inférieure. Nous l’avons dit plus haut, la presse joue un rôle important dans la société et son influence sur les mœurs comme dans la direction des affaires se fait sentir d’une manière irrécusable. *Le journalisme,+ disait le grand Napoléon, *est le conseiller universel, le régenteur des souverains, le tuteur des nations. Quatre journaux hostiles sont plus à craindre que cent mille baïonnettes.+ Un autre penseur a dit *qu’il était préférable de vivre dans un pays qui avait des journaux et pas de gouvernement, que dans un pays pourvu de gouvernement mais sans journaux.+ Un troisième *que la liberté de la presse et les libertés du peuple devaient triompher ou tomber ensemble,+ ou, en d’autres termes, que la presse est la sentinelle par excellence des droits du peuple. Il n’y a pas que l’État qui reconnaisse l’importance de la presse, qui rend des services signalés au triple point de vue moral, politique et commercial. L’Église, cette mère vigilante, a aussi payé son tribut d’hommage au journalisme catholique. Pie IX, de glorieuse et impérissable mémoire, aux pieds de qui un de nos plus dignes prêtres avait, il y a quelques années, l’insigne honneur de déposer le tribut de vénération et d’attachement des Acadiens à l’occasion de ses noces d’or, Pie IX a souvent exalté la mission et le rôle de la presse. Ce saint et immortel Pontife, dont le regard perçant et l’intelligence extraordinaire embrassaient sûrement les nécessités et les besoins de la société contemporaine, a fréquemment exhorté le monde catholique à couvrir de son appui le plus actif les journaux qui se consacrent à la défense des grands principes du christianisme et de la vérité, et à encourager de toutes les manières la diffusion des publications qui se donnent pour mission d’éclairer le monde au flambeau de la vérité, qui ont, enfin, pour devise: *Dieu et Patrie!+ C’est que Pie IX reconnaissait l’influence de la presse et le rôle important qu’elle joue dans la société. Son successeur, Léon XIII, dont la tendre sollicitude pour la société et pour le troupeau qu’il tient de Dieu même la charge de conduire au port du salut, n’est pas moins grande a également reconnu l’importance et la grandeur du journalisme catholique, qu’il a à maintes reprises béni et encouragé d’éloquentes paroles d’affection paternelle. Ces témoignages, venus de si haut, sont bien propres à engager le catholique, l’Acadien-Français à donner son cordial appui à la presse qui a pour mission de défendre la religion et la nationalité contre les attaques de l’ennemi, dont le premier souci est de tenir haut et ferme le drapeau de Notre langue, notre religion et nos coutumes. Il suffit de prendre note du chiffre de notre population et de la circulation comparativement restreinte dont jouit le seul journal qui ait encore pu braver l’indifférence de la masse de nos populations et résister aux vents contraires, le seul journal qui ait pu surmonter les difficultés et écarter les obstacles qui encombrent sa route, pour concevoir combien il nous reste de chemin à faire pour arriver au niveau des races qui nous entourent. La lecture est à l’intelligence ce que la nourriture est au corps. Elle lui fournit la substance nécessaire à son développement, les connaissances requises pour son avancement, l’orne et l’enrichit. Sans doute la position qui nous a été faite jusqu’ici par le manque presqu’absolu d’instruction dans la belle langue de nos pères, entre pour beaucoup dans le peu d’appui qu’ont reçu et que reçoivent les efforts tentés pour doter l’Acadie d’une presse à la hauteur de la mission qui lui revient au milieu de nos populations, et il est à espérer que ce défaut dans notre économie sociale disparaîtra graduellement à mesure que les rayons du soleil bienfaisant de l’éducation que projettent les institutions fondées et maintenues au prix des plus grands et des plus nobles sacrifices, étendront le cercle de leur action régénératrice. Toutefois, il faut le reconnaître, un bon nombre d’Acadiens capables de profiter de la lecture des journaux et en état de prêter main-forte à la presse se tiennent à l’écart et font preuve d’une indifférence regrettable. Cette insouciance nous paraît d’autant plus déplorable que les services que peut nous rendre la presse, une véritable presse nationale, dévouée cœur et âme aux intérêts de notre race, sont grands et importants. Appelée à cimenter l’union entre les divers groupes que nous formons, à nous éclairer sur nos devoirs envers la religion, envers l’état, envers nous-mêmes, à combattre les ennemis de notre race, à déjouer les pièges qui nous sont tendus; à nous faire voir les funestes conséquences de la routine et à nous montrer la voie du progrès et de l’avancement en agriculture; à avocasser la nécessité de la colonisation, nécessité que les moins prudents d’entre nous sont obligés de reconnaître, la presse a déjà fait beaucoup pour le peuple acadien, et quand on songe aux œuvres, aux entreprises nationales qu’elle a initiés, aux réformes qu’on lui doit, à l’influence pour le bien qu’elle a exercée pour le bien d’une manière si persistante, on s’étonne et à bon droit de l’indifférence dont elle est l’objet, du si petit nombre de soutiens qu’elle compte dans nos rangs. Loin de laisser végéter la presse, nos intérêts les plus chers nous feraient un devoir de lui accorder un appui tel qu’on fût porté à augmenter, à multiplier le nombre des journaux. Il est indubitable que l’existence de plusieurs gazettes bien patronisées de notre part et publiées dans les centres respectifs où le besoin s’en ferait le plus sentir, nous serait d’un avantage considérable et tendrait à accélérer le progrès, à donner l’élan, un élan vigoureux, à l’expansion des intérêts français. Avant la fondation du Moniteur Acadien en 1867, nous étions presque inconnus à l’étranger, que dis-je, nous l’étions même de ceux qui nous entouraient et qui nous prenaient pour des machines à voter, des instruments dont ils pouvaient disposer selon que l’exigeaient leurs circonstances et leurs nécessités. On savait bien qu’il avait autrefois existé dans la Nouvelle-France un peuple qu’on nommait acadien, on était plus ou moins renseigné sur les malheurs de nos pères, les épreuves de l’Acadie, et on s’imaginait que la déportation de 1755 nous avait complètement éteints. En effet, nous vivions dans l’isolement le plus complet, et nous n’avions aucun moyen de révéler notre existence et de faire connaître nos aspirations. Il nous manquait un journal, un organe pour exposer notre situation, prendre notre défense, revendiquer nos droits légitimes systématiquement méprisés, donner cours à nos aspirations nationales, pour répandre l’instruction parmi nous. Cet organe, cette sentinelle dont l’absence nous était si préjudiciable, n’était autre qu’un journal français, une presse ayant pour devise: *Notre langue, notre religion et nos coutumes.+ L’heure du réveil national était sonnée depuis quelques années; on venait de nous ouvrir les portes de l’éducation, mais toujours il manquait un porte-voix pour répercuter l’écho de cet événement important. La confédération, quelques années plus tard, élargissait notre horizon, et nous mettait en rapports plus étroits avec le Canada français. Le moment était propice et favorable. M. Israel J. D. Landry comprit la situation et, armé de plus de courage que de fortune, il fonda le premier journal français, à Shédiac, point le plus central de communication avec tous les groupes acadiens. Des circonstances adverses le forcèrent bientôt d’abandonner la tâche onéreuse qu’il avait entreprise, et dès le même automne, la propriété du Moniteur passa en d’autres mains. Rendons à M. Landry la justice et le tribut d’hommage de dire qu’il fut le premier à doter notre race d’un journal dévoué à ses intérêts. S’il n’a pu poursuivre son œuvre, il a du moins le mérite de l’avoir créée. À part les quelques semaines d’interruption qui ont été imposées au Moniteur par les deux incendies qui ont dévasté son établissement, mais auxquels la générosité et la libéralité d’un public compatissant lui ont permis de survivre, ce journal s’est publié régulièrement depuis, et tout porte à croire qu’il a un avenir assuré devant lui, car tant qu’il restera fidèle à sa devise, et qu’il ne fera pas faux boud à la cause qu’il a épousée, aux intérêts qu’il s’est donné la mission de défendre et de faire avancer, il est à supposer que l’appui et la considération dont il jouit parmi nous ne feront que s’accentuer et se raffermir à mesure que la valeur des services qu’il nous rend sera mieux appréciée. Depuis quatorze ans ce phare éclaire et guide nos pas, et l’influence qu’il a exercée, les résultats et les fruits que nous avons recueillis de sa publication se font sentir dans toutes les classes et dans toutes les sphères. Pour ne parler que du Nouveau-Brunswick, où son influence s’est tout naturellement fait sentir plus particulièrement, où il a joué son principal rôle, la cause acadienne lui doit une large part du progrès qu’elle a fait, des succès qu’elle a eux. Demandez aux amis de notre race qui luttent pour ses intérêts dans les plus hautes sphères de la politique et de la société, tous vous diront que le Moniteur leur a été et leur est d’un précieux secours dans les combats qu’ils ont à livrer comme dans les œuvres d’utilité générale qu’ils ont à mener à bonne fin. Sa circulation dans la Nouvelle-Écosse a toujours été assez limitée, ce qui s’explique facilement par l’éloignement et la distance qui le sépare de ce beau champs d’action. Aussi serait-il fort à désirer qu’un journal existât à la Nouvelle-Écosse pour y exercer le rôle que le Moniteur a joué dans le Nouveau-Brunswick et jusqu’à un certain point dans l’Ile du Prince-Édouard dont il est plus rapproché et dont les groupes français sont plus compacts et moins disséminés. Mais là l’indifférence, l’insouciance du peuple envers la presse est encore plus grande que dans ces deux dernières provinces, ce que n’atteste que trop la courte carrière de la feuille fondée il y a quelques dix-huit mois à la Baie Sainte-Marie. Les bienfaits que l’Acadien doit à sa presse, qui a pu faire sentir son influence d’une manière si tranchée malgré les contre-temps qu’elle a eu à essuyer sont aujourd’hui trop bien reconnus et appréciés pour qu’il soit permis de fermer les yeux sur les avantages que nous offre la publication d’un journal, ou sur la nécessité de lui accorder un appui tel qu’elle puisse prendre un puissant essor, se développer, agrandir le cercle de son influence pour le bien. En attendant que les circonstances fassent surgir dans les centres de la Nouvelle-Écosse et de l’Ile Saint-Jean des journaux français dévoués aux intérêts de notre race - et personne plus que moi ne soupire après la chose - il est de la plus haute importance que de ces points l’on accorde son patronage à celui que nous possédons à Shédiac, et que sa circulation se répande.